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VIII
LA DONATION
DE CONSTANTIN[22]

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Table des matières


L​’Église catholique est d’une extrême opulence en documents apocryphes; nulle n’a falsifié l’histoire avec plus d’audace et d’ingéniosité. Cela s’explique. Création artificielle, reposant sur un ensemble de fictions qui sont en contradiction flagrante avec les faits avérés, elle s’est trouvée dans l’obligation d’adresser un appel constant à l’esprit inventif de ses adeptes pour forger de toutes pièces les titres nécessaires à son existence, à ses vues de domination, ainsi que les preuves de la mission qu’elle s’attribuait; se créer des annales imaginaires qui vinssent à l’appui de ses affirmations et leur faire subir, de temps en temps, d’habiles retouches, car la science augmente et la crédulité décroît. La vérité subsiste par elle-même, solide, inébranlable; mais le mensonge, de quels étançons, de quels arcs-boutants faut-il le soutenir pour le forcer à rester un instant en équilibre! Aussi voyons-nous depuis tant de siècles les gens d’Église occupés sans relâche à préserver de ruine le vieil et branlant édifice; labeur de jour et de nuit dans des choses croulantes, travail incessant, toujours à refaire: c’est avec du papier, des textes fabriqués, des titres chimériques, des contrats suspects qu’ils espèrent en boucher les lézardes et les crevasses! Quand une de leurs fictions est usée, que la critique en a démontré le néant, ils l’abandonnent, la désavouent, l’attribuent aux Ariens, aux Grecs, aux Albigeois, aux Vaudois, aux Luthériens, à n’importe qui, sauf à ses véritables machinateurs, et vite en exhibent une autre, toute neuve, qui durera ce qu’elle pourra, et dont la destinée est d’être aussi, à son déclin, mise sur le compte des hérétiques. De là chez eux tant de supercheries contradictoires, nées des besoins du jour, puis alternativement délaissées ou reprises, selon le souffle du vent.

Entre tous ces vieux parchemins, insignes monuments de l’imposture sacerdotale, se placent au premier rang la Donation de Constantin et les Fausses Décrétales, dans le recueil desquelles on la rencontra d’abord. Elles ont bouleversé tout le droit public et privé au Moyen Age, mis la civilisation à deux doigts de sa perte, et failli faire de l’Europe la proie d’une théocratie envahissante et impitoyable.

On croit généralement que la Donation de Constantin n’a servi qu’à constituer le pouvoir temporel des Papes dans le sens le plus restreint du mot, c’est-à-dire à les rendre maîtres de ce petit royaume Italien dont les limites ont varié suivant les temps et que le Saint-Siège vient enfin de perdre, après tant de vicissitudes. Le but et la portée de cet acte célèbre furent autres et bien plus considérables: il posa les premières assises de la monarchie universelle, un rêve que beaucoup de Papes firent tout éveillés. Étienne II le songea, ce rêve; Grégoire VII, Innocent III, Grégoire IX, Adrien IV, Boniface VIII s’épuisèrent en vains efforts pour le réaliser.

Elle fut fabriquée, probablement par Étienne II, certainement sous son pontificat[23], pour donner un point d’appui à ces ambitions. Si Constantin fut choisi comme donateur de préférence à tout autre, c’est que ce Prince, en transférant de Rome à Byzance la capitale de l’Empire, pouvait plus aisément passer pour avoir voulu laisser l’Occident au chef de la religion. Toute l’histoire, les monuments, les monnaies, les médailles, les partages successifs de l’Empire démentaient cette supercherie; mais quand les documents écrits sont rares, qu’on a une armée de scribes pour les falsifier, qu’on revendiquera bientôt le droit d’enseigner seul et d’imposer de force ce que l’on affirme être la vérité, on ne s’arrête pas devant un si mince obstacle.

Une première fable, celle du baptême de Constantin par le Pape Miltiade ou Melchiade, en 313, fut inventée. Après la fameuse bataille du pont Milvius et l’apparition du Labarum, Constantin, rentré à Rome en triomphateur, se décide à embrasser la religion Chrétienne et donne à son chef le palais de Latran transformé en église, de magnifiques ustensiles d’or et d’argent, patènes, ciboires, calices, burettes, pour le service des autels, lui assigne des revenus sur les deniers publics et lui concède des domaines dans la banlieue de Rome[24]. Un édit de tolérance envers les Chrétiens et la permission accordée au Pape d’ouvrir un Concile, pour apaiser la querelle de Cécilien et des Donatistes, complétaient cette légende assez bien tissue, sauf que dans l’épître où elle est narrée, le Saint Pape Melchiade parle du Concile de Nicée, tenu onze ans après sa mort: une misère! L’Église aurait pu se contenter de cette fiction honorable et profitable pour elle; mais quoi! un pauvre petit palais, quelques calices, quelques ostensoirs, de maigres revenus, c’était bien peu. Pas un mot là-dedans de la primauté de l’Évêque de Rome, ni de l’abandon des insignes impériaux et de la pourpre sénatoriale en faveur des prêtres, ni du partage de l’Empire, ni d’aucune clause qui permît au Pape de se dire le suzerain de tous les monarques, le distributeur de toutes les couronnes. Il fallait changer cela. On décida que Melchiade devait avoir subi le martyre, soit sous Maximin, soit sous Constantin lui-même; que ses Lettres, fabriquées par les Ariens, étaient autant d’impostures[25]; et une nouvelle histoire, celle du baptême par Saint Sylvestre, en 323 ou 324, fut mise en circulation. La supercherie réussit à merveille: interpolée au VIIIe siècle, dans les Actes de S. Sylvestre et le Liber Pontificalis du Pape Damase, qui peut-être est en entier apocryphe, elle fut prise au sérieux même par les adversaires de l’Église, Laurent Valla tout le premier. De quels arguments plus pressants il aurait fortifié sa réfutation s’il avait su que ce baptême, cause première de la Donation, était simulé comme elle!

Dans cette seconde fable, répétition de la première, mais revue, corrigée et augmentée, Constantin se montre d’abord le plus grand constructeur d’églises qui ait jamais vécu. Lui qui ne séjourna jamais à Rome, qui n’y fit que de courtes apparitions, il y bâtit en un rien de temps, in eodem tempore (Vie de Saint Sylvestre, Pape, dans la collection des Conciles, de Labbe), sept immenses basiliques; il en bâtit encore quatre autres à Ostie, dans la ville d’Albe, à Capoue, à Naples. L’énumération complaisante des richesses qu’il accumule dans ces églises a quelque chose de prodigieux; il y emploie l’or et l’argent en guise de plomb ou de fer, et sème les pierreries comme des cailloux. Ce ne sont partout qu’autels d’argent massif (une église à elle seule en a sept, pesant chacun deux cents livres); chancels ou grilles de chœur, aussi en argent, pesant mille livres; baldaquins, encore d’argent et pesant deux mille livres; patènes d’or, calices d’or enchâssés de pierreries, amphores, buires, burettes, brûle-parfums, encensoirs d’or, tabernacles d’or, chandeliers d’or, lanternes d’or. Suit une énumération considérable de domaines affectés à l’entretien de toutes les églises, ainsi déclarées propriétaires, par un acte longtemps regardé comme authentique, d’une foule de fermes, châteaux et villas, de milliers d’arpents de terre et de bois dans toutes les régions de l’Italie, de maisons à Rome, à Antioche, à Tarse, à Tyr, à Alexandrie, à Nicée en Numidie, sans compter des redevances en encens et en parfums, en nard, baume, storax, cannelle, safran, dues par la plupart des villes d’Orient. Ici la fraude atteint des proportions colossales, car nous pouvons nous fier à la rapacité des gens d’Église pour croire qu’ils ont dû réclamer, et durement, sinon le safran et la cannelle des rives de l’Euphrate, du moins les rentes des domaines, qui se trouvaient à portée de leur main, et que le pseudo-Constantin, en excellent économe, désigne très clairement, sur les territoires de Rome, de la Sabine, de Tibur, d’Albe, d’Ostie, de Capoue, de Naples.

La charte de Donation, qui vient à la suite de la Vie de Saint Sylvestre, se trouve ainsi amenée et préparée. Dans ce document d’une naïveté grossière, proportionnée à la crédulité d’alors, Constantin, attaqué de la lèpre, ayant épuisé tous les secours de l’art, s’adresse aux prêtres du Capitole, qui, après mûre réflexion, lui conseillent de prendre un bain de sang d’innocents. Plusieurs centaines d’enfants, enlevés aux premières familles de Rome, sont amenés au Capitole; on va les égorger pour remplir de leur sang une grande cuve, quand l’Empereur, pris de pitié, leur fournit des carrosses pour s’en retourner chez eux. En récompense, Saint Pierre et Saint Paul lui apparaissent la nuit suivante et lui enjoignent d’aller trouver Saint Sylvestre, Pape, quoiqu’il n’y en eût pas encore, qui le guérira en lui conférant le baptême. Constantin se rend à l’église, reconnaît dans les figures d’un tableau que lui montre Sylvestre les personnages de son apparition nocturne, et, frappé de stupeur, se fait baptiser: il sort de la piscine entièrement guéri, le corps blanc comme neige. Pour marquer sa vénération envers Saint Pierre et Saint Paul, ses charitables avertisseurs, il ordonne que l’on exhume pieusement leurs restes, les place de ses mains dans des caisses d’ambre, «que la force de tous les éléments ne pourrait rompre,» ferme ces caisses avec des clefs d’or, et bâtit pour les recevoir une église dans les fondations de laquelle il jette douze sacs de terre qu’il a portés sur ses épaules, en l’honneur des douze apôtres. Ces inventions sont tellement en dehors de tout bon sens, que Gratien a pris soin de les passer sous silence en insérant la Donation dans son Décret. Il est amusant d’y voir Constantin, néophyte et déjà docteur en théologie, discourir ex professo sur la Création, le péché originel, la fameuse pomme, le serpent tentateur, le Verbe, la Trinité, qu’il explique en fort bons termes, le Diable, l’enfer, la résurrection, le jugement dernier et tous les mystères; il se pique d’orthodoxie, lui qui doit protéger le premier schisme, et, ce qui était encore plus précieux pour les Papes, il y donne vingt-cinq ou trente fois à Sylvestre le titre de Summus Pontifex, qu’il garda précisément pour lui-même.

Le reste, tout aussi ridicule dans la forme, est plus sérieux au fond. Constantin y concède à l’Évêque de Rome la primauté sur tous les Évêques et Patriarches du monde, même sur le Patriarche de Constantinople, qui n’était pas encore fondée, puis il y reconnaît, en abandonnant Rome et l’Italie au Pape, «qu’aucun souverain terrestre ne doit avoir de pouvoir là où le souverain céleste a établi le chef de son empire;» ce sont les deux clauses capitales: le Saint-Siège a réussi à faire consacrer la première par le Concile de Trente et il a défendu la seconde jusqu’aux dernières extrémités; par la cession, fort vague d’ailleurs, que l’Empereur est censé faire, en outre, des Gaules, de l’Espagne, de la Germanie, de la Judée, de la Thrace et des Iles, il opère au profit des Papes, pour peu qu’ils sachent s’en servir, la constitution d’une des plus vastes monarchies du monde; par une autre clause, celle qui attribue aux Pontifes le droit exclusif de porter les ornements impériaux et aux simples prêtres les vêtements des sénateurs (la pourpre des Cardinaux n’a pas d’autre origine), il satisfait cette soif de distinctions honorifiques qui a toujours dévoré le clergé, et il le relève de son abjection originaire en le déclarant apte à remplir toutes les charges publiques, les plus hautes magistratures; enfin il place de ses propres mains sa couronne sur la tête de Sylvestre, qui refuse d’abord, avec une humilité comique dans un acte faux, puis, comme Pepin, il tient la bride de son cheval. Qu’un tel document ait jamais pu être produit et pris au sérieux, c’est ce qui donne une triste idée de l’impudence et de la sottise humaines; mais il avait un droit incontestable à figurer dans ce fameux recueil de Gratien, code du droit canon, où les Fausses Décrétales d’Isidore Mercator tiennent un si bon rang, où la monstrueuse falsification connue sous le nom de Constitutions Apostoliques est donnée comme d’une authenticité incontestable, avec le Liber Pontificalis du Pape Damase, et tant de Lettres de Papes, fabriquées ad majorem Dei gloriam. La Donation occupe, dans le Décret, la majeure partie de la Distinction XCVI, Canon XII, et vient à l’appui de propositions qui toutes sont destinées à établir sur des bases solides la suprématie Pontificale, et à défendre l’Église de l’ingérence séculière. Le Décret de Gratien est, pour le clergé, une œuvre tellement capitale, l’infirmation de la moindre de ses parties, à plus forte raison d’une pièce importante, est pour lui d’une telle conséquence, que dès que l’inauthenticité de la Donation de Constantin fut seulement soupçonnée, on s’efforça d’exonérer de cette supercherie l’auteur du Décret. Antoine de Florence, Nicolas Cusan, Volaterranus, par exemple, affirmèrent qu’elle ne se trouvait pas dans quelques anciens manuscrits, ce qui s’explique, puisque postérieurement à l’imprimerie, elle n’a souvent été éditée, en pays libres, en France et en Allemagne, qu’avec la glose infamante: Cette Donation est une supercherie; Hæc dona sunt mendacia. Ceux qui la désapprouvaient si catégoriquement ont bien pu la retrancher de leurs exemplaires, sans pour cela douter que Gratien l’eût recueillie. Gratien n’était pas si scrupuleux et Valla lui-même, dans un autre de ses ouvrages[26], le prend en flagrant délit d’imposture, mutilant un passage d’Isidore Mercator pour en tirer un sens exagéré, à propos du Symbole des Apôtres, récité au Concile de Nicée: falsifier ce qui est déjà faux, c’est un assez joli tour de force. Toutefois, subissant malgré lui l’ascendant d’un livre que l’on commentait dans toutes les écoles de droit, d’un auteur qui jouissait d’une si grande autorité, Valla refuse de croire Gratien capable d’avoir inséré la charte apocryphe parmi les Canons, et, sans doute pour ne pas avoir affaire à trop forte partie, préfère charger du délit un interpolateur imaginaire du nom de Paléa.

La Donation figure, en effet, dans le Décret, sous la rubrique Palea, qui lui est commune avec quelques autres documents du même genre, et qui a donné lieu aux plus bizarres interprétations. «Environ cinquante Canons, dispersés dans le Décret de Gratien, portent ce titre que l’on ne peut plus, et depuis longtemps, positivement expliquer. D’après les uns, Palea est une abréviation du nom propre de Paucapaléa, auquel on attribue l’interpolation de ces Canons dans le Décret de Gratien; mais si, en effet, Paucapaléa ou Protopaléa, un des premiers et des plus remarquables disciples de Gratien, compila plusieurs de ces Canons, tous ne sont pas incontestablement de lui. D’autres savants, comme Walter, pensent que ces passages ne s’étant trouvés dans l’origine qu’à la marge et ne provenant pas de Gratien lui-même, ne furent guère tenus en estime par les glossateurs qui les désignèrent comme de la paille, palea, en comparaison du pur froment de Gratien.» (L’abbé Goschler, Dictionnaire encyclopédique de la Théologie catholique, art. Paléa.) Valla tantôt adopte la première et tantôt la seconde de ces hypothèses, pour avoir devant lui un adversaire qu’il puisse prendre à partie, n’osant pas s’attaquer aux Papes, qu’il pensait bien, au fond, être les auteurs de la fraude, et pour s’amuser à jouer sur le nom de ce Paléa, homme de paille de la Papauté. Vraisemblablement, palea est la transcription du Grec παλαιά, sous-entendu γράμματα; les copistes qui ont mis cette indication en tête de quelques parties des Canons ont sans doute voulu marquer que ces documents étaient vieux et qu’ils en ignoraient l’origine[27]. De leur παλαιά, comme du Pirée, on a fait un homme: Paucapaléa, Protopaléa, aussi appelé Pocopaléa, Quotapaléa ou tout simplement Paléa, disciple de Gratien, d’une érudition consommée, d’un goût exquis, etc.! Par suite d’une méprise, peut-être intentionnelle, une rubrique est devenue un savant; un peu plus elle devenait un saint: que de personnages de l’histoire ecclésiastique n’ont pas d’autre droit à l’existence!

Laurent Valla ne fut pas le premier à soupçonner de fausseté la Donation; une telle supercherie, si grossière, ne pouvait pas être examinée de près sans qu’on en vît la trame. Dès 998, l’Empereur Othon III la dénonçait publiquement, dans une de ses Constitutions. Frédéric Barberousse sembla néanmoins l’admettre comme vraie, en principe[28], et Gervais de Tilbury, secrétaire de Othon IV, en reconnut, au nom de son maître, la validité; mais ces aquiescements, extorqués d’une façon plus ou moins adroite, ne signifient rien. Ils sont le fruit de la fameuse alliance du trône et de l’autel, deux despotismes faits pour s’entendre et, après maintes querelles, se réconcilier toujours aux dépens des peuples. En dehors des juristes papalins, bien peu d’esprits élevés, familiers avec les textes, faisaient le moindre cas d’une charte dont la rédaction est si ridicule, dont chaque clause dénonce la fraude, chaque phrase la sottise d’un scribe ignorant. En 1152, lorsque Eugène III argua de la Donation, que Gratien venait de produire au grand jour, pour disputer Rome au peuple, soulevé par Arnaud de Brescia, un des disciples de l’apôtre démocratique, Wetzel, écrivait à Frédéric Barberousse: «Ce mensonge ou plutôt cette fable hérétique, par laquelle Constantin passe pour avoir simoniaquement cédé à Sylvestre les droits de l’Empire sur la ville de Rome, est aujourd’hui dévoilé; les journaliers et les bonnes femmes en savent assez là-dessus pour fermer la bouche aux docteurs, si bien que le Pape et les Cardinaux n’osent plus se montrer en public, tant ils en sont honteux[29].» Il traite de même le baptême de Constantin par Melchiade, cette première fable dont nous avons parlé et qu’on essayait sans doute de remettre à flot, en voyant contester le baptême par Sylvestre. Dante paraît avoir cru à l’authenticité de la Donation; il en déplore les effets et la signale comme la principale cause de la corruption de l’Église, de l’avilissement du trône pontifical:

Hélas! Constantin, de quel fléau fut mère

Non ta conversion, mais cette dot

Que reçut de toi le premier Pape enrichi[30]!

C’est le poète qui parle, et vraie ou fausse, la Donation avait eu les effets qu’il déplore. Jacques Almain, théologien de Paris, déniait à cette ancienne supercherie toute autorité (1310); Marsile de Padoue enseignait que la primauté de Pierre, fondée non sur les Évangiles, mais sur la Donation de Constantin, est un leurre, une imposture, et que ni Pape, ni Évêques, ni prêtres, n’ont de juridiction sur personne[31]: opinions bien hardies au XIVe siècle, en face des bûchers toujours allumés. Jean XXII commença par excommunier Marsile, le réfuta et soutint la parfaite authenticité de la Donation.

Les Papes persistant toujours à s’appuyer sur une Charte fabriquée par eux et refusant de se rendre aux arguments tirés avec modération de la raison et de la logique, il était urgent de faire descendre la discussion des hauteurs où Dante et le grand juriste de Padoue l’avaient portée, pour s’en tenir à l’analyse de l’acte en lui-même, en dénoncer impitoyablement les absurdités, et montrer, non pas seulement que la Donation était illégale ou excessive et révocable, ce qui lui supposait une ombre d’existence, mais l’œuvre d’un faussaire: la fraude une fois divulguée, indéniable, peut-être que les Papes n’oseraient plus brûler ni excommunier personne. C’est ce que Laurent Valla entreprit, avec d’autant plus d’assurance qu’il pouvait compter sur l’appui d’un Prince toujours menacé de retomber sous la sujétion du Vatican. La date à laquelle il composa son Traité contre la Donation se trouve fixée par diverses circonstances qu’il rappelle: la révolte de Bologne, le siège soutenu par Eugène IV dans le château Saint-Ange (1434) et qu’il dit avoir eu lieu six ans auparavant, la déposition toute récente de ce Pape par le Concile de Bâle et l’élection d’Amédée de Savoie (Félix V); c’est donc aux environs de 1440 qu’il mit la main à la plume. Valla vivait alors à la cour du roi de Naples, Alphonse d’Aragon, non pas en exil, comme l’insinue charitablement Steuchus[32], mais de son propre gré, ayant quitté Rome à la suite de premiers démêlés avec Pogge, qui l’avait empêché d’obtenir de Martin V une place de Secrétaire Apostolique[33]. Il accompagnait dans ses expéditions Alphonse, en train de conquérir son royaume; il se vante même de s’être battu sous ses ordres et d’avoir repoussé un furieux assaut, du haut des murs d’un couvent. S’il avait l’étoffe d’un homme de guerre, sa plume était encore plus affilée que son épée, et il le prouva bien.

Le Concile de Bâle venait de ramener l’attention sur les prétentions temporelles des Papes, et entre tous les États de l’Europe le royaume de Naples, tenu si longtemps dans l’étroite dépendance du Saint-Siège, avait le plus d’intérêt à secouer ce joug. Sur l’invitation du Roi, Valla fut amené à interroger le principal titre des Pontifes, n’eut pas de peine à le trouver faux et conçut le projet de le dire. Mais ici faisons justice d’une appréciation qui n’a pas le moindre fondement. «Dédaignant», dit M. Ch. Nisard, «de pénétrer dans l’histoire avec le flambeau de la critique, uniquement pourvu de cette espèce d’arguments que l’imagination suggère aux purs déclamateurs, Valla entreprit de prouver que la Donation de Constantin aux Papes était chimérique et insoutenable. Combattre les faits par cela seul qu’ils manquent de vraisemblance n’est pas précisément une méthode conforme à la plus exacte manière de raisonner. Combien d’événements vrais ne laissent pas de paraître invraisemblables! Mais cette fois, Valla rencontra juste: les travaux des érudits ont démontré, il y a longtemps, que cette Donation était une fable; Valla eut le mérite de le deviner[34].» Ceux qui liront l’argumentation pressante de Valla décideront s’il est tombé juste par hasard, s’il a fait œuvre de devin ou de critique, et si la patiente analyse à laquelle il se livre, les remarques ingénieuses et mordantes qu’elle lui suggère, sont bien les fruits de son imagination. Quant aux érudits qui, depuis Valla, ont battu en brèche la Donation, le Cardinal Baronius (à son grand regret), Hotman et Bank, ils n’ont, et pour cause, rien ajouté de décisif à sa thèse; les deux derniers se sont bornés, l’un à la résumer, en lui rapportant tout l’honneur de la discussion, l’autre à la reproduire.

Laissons donc à Valla ce qui lui appartient bien, le mérite d’avoir le premier dévoilé la fraude, et par des arguments propres à la rendre désormais insoutenable. Cela aurait pu lui coûter assez cher. Ayant eu l’imprudence de revenir à Rome, en 1452, il faillit être assassiné, sur le simple soupçon d’avoir écrit ce livre abominable, qu’il s’était contenté de lire à ses amis de Naples, et qu’il gardait prudemment par devers lui, sans le publier; il dut s’enfuir sous un déguisement, s’embarquer et gagner l’Espagne, pendant qu’on instruisait son procès.

Le De falso credita et ementita Donatione Constantini ne fut réellement connu, divulgué, qu’après sa mort et surtout lorsque Ulrich de Hutten l’eut édité pour la première fois, en 1517, à l’aide de presses clandestines établies dans son château délabré de Steckelberg, pour le dédier à Léon X. Luther apparaissait alors sur la scène du monde, et cette virulente négation de droits jusqu’alors réputés inébranlables servit de machine de guerre à la Réforme contre la Papauté. «J’ai entre les mains,» écrivait Luther, «la Donation de Constantin réfutée par Valla, éditée par Hutten. Bon Dieu! que de ténèbres ou de perversités accumulées par Rome! Vous serez stupéfait que Dieu ait permis, non seulement que cela durât pendant des siècles, mais que cela prévalût, que des mensonges aussi infâmes, aussi grossiers, aussi impudents fussent insérés dans les Décrétales et imposés comme des articles de foi[35].» Cette première édition, fort rare, est précédée d’une ironique dédicace à Léon X. «Ceux-là ne te connaissent pas, Saint-Père,» lui disait plaisamment Hutten, «qui croient que tu ne sauras pas apprécier le travail de Laurent Valla. Tu affirmes que tu veux rendre la paix au monde: il n’y a pas de paix possible tant que les ravisseurs n’auront pas restitué aux possesseurs légitimes ce qu’ils leur ont injustement pris.» Léon X lui répondit à sa manière, en ami des arts sinon en ami des lettres, et d’une façon qui, pour être détournée, n’en affirmait pas moins une fois de plus l’attachement obstiné de la Papauté à ses titres chimériques. Il commandait à Raphaël, outre la Bataille du pont Milvius, dont le sujet véritable, au point de vue catholique, est l’apparition miraculeuse du Labarum, deux immenses fresques: le Baptême de Constantin par Saint Sylvestre, et Constantin donnant Rome au Pape, qui ornent encore une des salles les plus splendides du Vatican.

Résumé brillamment et complété par Hotman, au XVIe siècle, réédité par Schardius, puis encore au XVIIe siècle par Banck, qui le donne comme une pièce capitale pour l’histoire des démêlés du Saint-Siège avec les puissances, le traité de Laurent Valla mérite assurément de ne pas tomber dans l’oubli. C’est une œuvre. L’auteur a extrêmement soigné, au point de vue de la composition et du style, ce pamphlet ou plutôt ce plaidoyer qui était pour lui un morceau de prédilection et qu’il retoucha jusque dans sa vieillesse. La forme en est légèrement artificielle, comme tout ce qui tient au genre oratoire et demande de la symétrie; mais la langue est pure, puisée aux bonnes sources, digne de celui qui avait recueilli et commenté les Élégances de la langue Latine. Les premières pages sont toutes Cicéroniennes. Laurent Valla y prête successivement la parole, avec une grande ampleur, aux fils et aux amis de Constantin, au Sénat, au Peuple, qui tous le supplient de ne pas donner l’Empire; enfin à Sylvestre, qui refuse de le recevoir, et il a placé dans la bouche de ces différents personnages les raisons les plus propres à faire toucher du doigt les impossibilités matérielles et morales soit de la Donation, soit de son acceptation. Ce ne sont pas là de vaines tirades déclamatoires, des morceaux de rhétorique plus ou moins achevés; la forme oratoire ne nuit en rien à la vigueur des arguments, et, sous l’abondance du style, la cadence des périodes, l’éclat et la hardiesse des figures, des apostrophes, on sent une robuste dialectique, comme des muscles solides sous une draperie. Le discours de Sylvestre surtout est remarquable. Tous les motifs du refus qu’il le suppose faire, avec une malicieuse bonhomie, tirés de la prédication et de l’enseignement de Jésus, des Épîtres de Saint Paul, des écrits des Pères, appliqués avec une rare justesse, s’appuient sur des textes qu’on ne peut guère écarter; mais c’est une ironie bien cruelle que de placer dans la bouche d’un Pape cette audacieuse contre-partie des prétentions de Grégoire VII, fondées sur des allégories de la Lune et du Soleil. Ces polémistes du XVe siècle étaient de rudes jouteurs, et, en pareilles matières, leur connaissance profonde des lettres sacrées les rendait bien redoutables. L’Église, maîtresse de l’instruction publique, lui donnant pour base l’étude des livres saints, pour couronnement celle de la théologie et du droit canonique, formait sans doute des prêtres instruits et se préparait des apologistes; mais elle se créait aussi de dangereux adversaires en ceux qu’elle nourrissait ainsi de sa moelle et que venait à éclairer un rayon de libre pensée. Ce sont des théologiens qui lui ont fait le plus de mal.

La discussion proprement dite de l’acte incriminé se trouve dans la seconde moitié du livre; elle est mordante, acharnée, spirituelle; le polémiste, auquel M. Nisard lui-même reconnaît pour habitude «d’alléguer des raisons avant de dire des injures,» y redouble d’invectives, mais le «grammairien» surtout, éplucheur de mots et de syllabes, y triomphe. Valla, et ce n’est point son moindre mérite, a ouvert la voie à la critique diplomatique, un art encore en enfance à son époque, et que l’Église n’était guère tentée de protéger. Toute brillante et passionnée qu’elle est, sa discussion repose sur un examen approfondi du texte, au point de vue historique comme au point de vue grammatical; il passe tout au crible avec un soin minutieux, et si l’on analyse les moyens de vérification qu’il emploie pour saisir les traces de fraude, on se convaincra que les Mabillon et les d’Achéry n’en ont point eu d’autres: ils ont précisé et formulé les règles que Valla appliquait d’intuition.

Février 1879.


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