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CURIOSA

I
ADVIS
POUR DRESSER UNE BIBLIOTHÈQUE
PAR GABRIEL NAUDÉ[1]

Table des matières


L​’advis pour dresser une bibliothèque est un de ces livres d’érudition aimable qui se lisent toujours avec plaisir. Nul n’était plus apte à traiter ce sujet que Gabriel Naudé, le passionné bibliophile, l’organisateur des bibliothèques du président de Mesmes, des cardinaux Bagni et Barberini (deux des grands amateurs du temps), de Mazarin et de la reine Christine. Il semble même qu’il n’aurait pu écrire ce livre qu’à la fin de sa carrière, comme résumé de ses observations et de ses travaux, alors que les plus belles collections lui avaient passé entre les mains et avaient été mises en ordre par lui, tant en Italie qu’en France et en Suède. C’est au contraire au début de sa vie, à l’âge de vingt-cinq ou vingt-six ans, simple étudiant en Médecine, recueilli par le président de Mesmes pour mettre un peu d’ordre dans ses livres, qu’il fit preuve, en rédigeant cet opuscule, d’un savoir véritablement étonnant, de connaissances déjà si étendues et si variées, et surtout de ce remarquable esprit de classification dont il était doué. Depuis, il suivit toujours la même voie, sans s’en laisser détourner même par ses vastes travaux d’érudition et par les vives polémiques auxquelles il fut contraint de se livrer pour les soutenir. Il passa sa vie dans les livres, classant ceux qu’il avait, guettant ceux qu’il n’avait pas juste au moment où les collections auxquelles ils appartenaient pouvaient tomber en son pouvoir, achetant sans cesse, en France, en Hollande, en Italie, en Angleterre, presque toujours pour le compte des autres, parfois aussi pour son propre compte quand les malheurs du temps faisaient chanceler la fortune de ses protecteurs. On le vit bien pendant la Fronde, lorsqu’un arrêt inepte du Parlement ordonna la vente de la bibliothèque du cardinal Mazarin dans laquelle Naudé, au prix de tant de peines et de fatigues, avait réuni près de 40,000 volumes. Ce fut un véritable pillage dont Naudé sauva ce qu’il put, en y consacrant tout l’argent qu’il avait, une maigre somme, un peu plus de 3,000 livres.

Ce dont il faut surtout le louer, c’est qu’il ne fut pas, comme tant d’autres, un bibliophile égoïste, désireux de thésauriser d’immenses richesses littéraires pour lui seul, ou tout au plus un petit cercle d’amis. S’il proposait comme premier résultat de la fondation d’une grande bibliothèque l’avantage de sauver de la destruction une foule d’ouvrages exposés à périr en restant disséminés, il entrevoyait pour but principal de faire jouir tout le monde de ces trésors si difficilement amassés. On lui doit la première bibliothèque ouverte au public en France, la Mazarine. A peine eut-il réuni, sur l’ordre du cardinal, douze ou quinze mille volumes, qu’il lui persuada de ne pas les garder pour lui, d’en faire part généreusement à quiconque voudrait les consulter. La chose sembla bien téméraire, comme toutes les innovations. Il n’y avait alors, en Europe, que trois bibliothèques ouvertes au public: l’Ambroisienne, fondée à Milan par le cardinal Borromée, en 1608; la Bodléienne, ouverte à Oxford en 1612 et la Bibliothèque Angélique, du nom de son fondateur Angelo Rocca, établie à Rome, en 1620. On doutait que pareille tentative pût réussir en France; mais Naudé aurait volontiers répondu, comme d’Alembert, à ces infatigables adversaires de toute idée un peu neuve: «Qu’on leur donne à manger du gland, car le pain fut aussi, dans son temps, une grande innovation.» A la fin de 1643, il eut le bonheur de voir le public pénétrer dans la bibliothèque du cardinal, bonheur bientôt suivi de rudes épreuves lorsqu’il lui fallut assister à la dispersion de ses chers livres. Le cœur navré, il partit pour Stockholm, où la reine Christine lui offrait la direction de sa bibliothèque, puis revint à Paris reconstituer celle du cardinal. Au milieu de toutes ces traverses, des voyages qu’il lui fallut entreprendre tant pour visiter les principales collections de l’Europe que pour en acquérir quelques-unes, il trouva encore le temps d’écrire cinq ou six grands ouvrages d’érudition et une trentaine de dissertations, la plupart fort curieuses et qui le placèrent à la tête des plus savants hommes de son temps.

Savant, il l’était déjà au début de sa carrière et lorsqu’il publia l’Advis que nous réimprimons. On s’en apercevra dès les premières pages de cet opuscule, qu’il écrivit comme en se jouant et sans vouloir, sans doute, faire parade de sa science. Le lecteur d’aujourd’hui, habitué à une érudition plus sobre, sourira peut-être en voyant l’auteur, à peine entré en matière, citer Pline, Cardan, Sénèque, faire défiler Alexandre, Démétrius, Tibère, les rois d’Égypte, évoquer les Pyramides et le temple de Salomon; il y a là un étalage un peu enfantin, mais on tombe sous le charme en voyant combien Naudé est plein de son sujet, comme il connaît son antiquité et les modernes; on se convainc qu’il ne songe qu’à vous faire jouir du fruit de ses lectures, et l’on partage l’enthousiasme du bibliomane qui ne voit rien de plus beau que ceux qui collectionnent les livres, si ce n’est peut-être ceux qui les font. Presque rien n’a vieilli dans cet opuscule qui a deux siècles et demi de date; tout au plus le bibliophile contemporain donnerait-il plus d’extension à quelques parties et diminuerait-il d’autant quelques autres. Certaines branches du savoir n’ont pas, dans la classification de Naudé, tout le développement qu’on leur donnerait de nos jours, et l’on trouverait aisément que la théologie, la scolastique, la controverse religieuse, la vieille jurisprudence et l’alchimie occupent au contraire une trop grande place. C’est la conséquence de la marche du temps et de l’esprit humain: comme la mer, il se retire d’un côté pour se reporter de l’autre. Encore y aurait-il bien à redire à ces restrictions, car nombre de ces livres sont d’une haute curiosité. Mais, comme idées générales, l’Advis pour dresser une bibliothèque reste un modèle de classification méthodique et raisonnée. L’impression dernière qui en résulte est saine; l’auteur l’a si bien pénétrée de son amour des livres, qu’on se laisse insensiblement aller à sa passion. On gagne à sa lecture, sinon le désir de posséder une de ces belles collections qu’il imagine, désir chimérique pour la plupart, du moins le respect de ces majestueux «réservoirs» du génie de l’homme, et surtout la soif de connaître.

Paris, Septembre 1876.


Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue

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