Читать книгу Curiosa: Essais critiques de littérature ancienne ignorée ou mal connue - Divers Auteurs - Страница 18
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LES CONTES
DE VOISENON[36]
L’Abbé de Voisenon est une originale figure du XVIIIe siècle. Presque aussi laid qu’un singe, d’une taille petite et rabougrie, la mine chétive, envahie d’une jaunisse perpétuelle, bâti par la nature dans un moment de distraction, d’une santé délabrée, avec cela, et de temps en temps, étouffé par un asthme qu’il prétendait tenir de sa nourrice, il ne laissa pas d’être un homme à bonnes fortunes; c’était un abbé galant, un coureur d’alcôves. Ne rappelons pas qu’à vingt-cinq ou vingt-six ans il avait été grand-vicaire, ce qui nous est au moins aussi indifférent qu’à lui-même, et que sur son refus d’accepter l’épiscopat, il reçut l’abbaye royale du Jars, près de son château de Voisenon, avec trente mille livres de rente: entré dans les lettres sous les auspices de Voltaire, il nous est rien que pour cela sympathique, et s’il conserva de fructueux bénéfices en restant fidèle à cette amitié de sa jeunesse, il en aurait obtenu bien d’autres en passant dans le camp des cafards, sans avoir besoin de changer de mœurs. Voltaire, que l’on nous peint aujourd’hui comme un mangeur de prêtres, comme l’ogre du clergé, Voltaire eut toute sa vie autour de lui une véritable cour de gens d’Église; à voir, dans sa Correspondance, la peine infinie qu’il se donne pour procurer du pain à celui-ci, un emploi de secrétaire à celui-là, un canonicat à cet autre, on pourrait croire qu’il tenait le bureau de placement de tous les abbés de France.
Voisenon fut un des premiers à tirer parti de cette bienveillance; patronné par Voltaire, il se lança dans les cercles des beaux esprits et les salons des jolies femmes. Il eut sa place marquée dans la Société du bout du banc et le Recueil de ces Messieurs; ses petits vers plurent, quoiqu’ils n’eussent pas toujours le sens commun; ses reparties piquantes et sa malice empêchèrent de trop voir les disgrâces de sa personne, et il eut des succès, il fit des conquêtes! Les femmes ne se l’arrachaient pas, cela se conçoit; elles le prenaient par curiosité, pour amuser le tapis, et se le repassaient de l’une à l’autre comme un magot sans conséquence. Elles l’appelaient leur ami Greluchon, leur petite poignée de puces. Voisenon dit que Crébillon fils passait pour être insolent envers les femmes, sans avoir de quoi justifier son insolence; mais lui-même aurait peut-être été bien embarrassé, avec son asthme, d’en montrer davantage, et cela ne l’empêchait pas d’être insolent. Stendhal conte de lui une bonne histoire. Le duc de Sône le surprend, une nuit, au lit avec sa femme. L’abbé ordonne à la duchesse de faire semblant de dormir, et se met à lire tranquillement. Quand le duc paraît sur la porte, l’abbé, le doigt sur la bouche, lui fait signe de se taire, et lui dit tout bas qu’il a gagé de s’introduire dans le lit de la duchesse à une heure du matin, sans qu’elle s’en aperçût. «Mais est-il déjà une heure?» dit le mari; et pendant qu’il consulte la pendule, Voisenon se lève, s’habille et s’en va. L’anecdote est jolie; elle serait plus certaine s’il avait existé un duc et une duchesse de Sône au XVIIIe siècle. Du reste, la lecture semble avoir été, au lit, l’occupation favorite du maladif abbé; plus tard, quand il rencontra de tendres consolations près de la jolie Madame Favart, devenue une grosse et réjouie commère, le duc de Lauraguais prétend qu’on le trouvait le matin lisant son bréviaire entre les draps; Madame Favart, en cornette de nuit, répondait: Amen[37].
Ses Contes, ce qu’il a fait de plus agréable, en somme, et l’œuvre qui le reflète le mieux, ne sont, comme sa vie et ses amours, qu’une parodie et une gageure. La note tendre, émue ou passionnée n’est pas dans ses cordes; sa tête seule travaille, les sens absolument calmes, et il résout à chaque instant le problème en apparence insoluble d’écrire des contes libertins qui ne soient pas le moins du monde érotiques: ceux qui y chercheraient des impressions voluptueuses seraient bien déçus. Aussi ne faut-il pas placer ses légères esquisses, simples débauches d’esprit, à côté des toiles chaudement colorées de Crébillon fils ou de Diderot. Voisenon n’a pour lui que l’esprit, le style et l’imagination bouffonne; il conte vite et bien, plutôt en causeur qui veut éblouir, qu’en romancier qui voudrait intéresser; il s’enchevêtre dès les premières pages dans des inventions impossibles, et ne se tire d’affaire qu’en renchérissant sur ses propres extravagances.
La mode était de son temps aux Contes de fées et, à la fin du siècle, le libraire Panckoucke, qui en raffolait encore, ainsi que des Voyages imaginaires, a pu en réunir, dans les 37 volumes in-8o de son Cabinet des Fées, la plus étonnante collection. Ce genre aimable, auquel nous devons quelques gracieux chefs-d’œuvre de notre littérature, avait pris naissance aussitôt après la Révocation de l’Édit de Nantes: dans l’étouffant silence qui pesait sur toutes les plumes, alors qu’il était dangereux de penser, le mieux que l’on pouvait faire était de se passionner pour le Rameau d’or ou de courir après l’Oiseau bleu. La Maintenon encourageait cette littérature inoffensive, elle s’y intéressait au delà de tout, et le fuseau lui échappait des mains en écoutant Peau d’Ane ou Riquet à la houppe. Des gens sérieux disaient que les Contes de fées étaient l’histoire du cœur et l’école des rois. Ce goût enfantin survécut à ses causes, mais ceux qui s’y livraient, d’une imagination moins inépuisable que les Persans et les Arabes, ne tardèrent pas à tomber dans le galimatias et l’insipidité. On est vite à bout d’expédients, dans ce genre qui demande tant de ressources, tant de délicatesse, pour ne pas être ennuyeux, et Hamilton lui-même regrettait d’avoir donné une suite à ses Quatre Facardins:
... Je ne fus pas assez sage
Pour m’en tenir à ce fragment;
Je joignis un second étage,
Pour marquer les absurdités
De ces récits mal inventés...
Du temps de l’abbé de Voisenon, ce n’était plus un second ni même un troisième étage qu’on élevait: on surchargeait outre mesure de constructions parasites le frêle édifice. Voisenon résolut de le faire crouler en lui apportant sa pierre, le Sultan Misapouf; il se trompait: cette parodie des Contes de fées eut autant ou plus de succès que les vrais Contes, et l’abbé continua de s’exercer dans ce genre facétieux. Naturellement, ces bluettes n’étaient pas destinées à voir le jour; mais on sait l’histoire: dès qu’elles sont écrites, il se trouve toujours un secrétaire infidèle pour en prendre copie, et un coquin de libraire pour profiter de l’indiscrétion. Ainsi coururent sous le manteau le Sultan Misapouf, Tant mieux pour elle et la plupart des autres Contes de Voisenon, à la grande désolation de l’honnête Favart, qui se lamentait de voir affiché de la sorte «un homme respectable autant par ses mœurs que par son état.»
Aujourd’hui, la mode semble revenir à ces bagatelles du temps passé: on réédite avec luxe Boufflers, Caylus, Crébillon fils, Voisenon; Montcrif, Godard d’Aucourt, La Morlière et Fromaget auront leur tour. Mais il y a plus à laisser qu’à prendre dans ces jolis habilleurs de riens. Voisenon, en particulier, est très inégal; son Histoire de la Félicité, quoique courte, a des longueurs; Zulmis et Zelmaïde, Il eut raison, Il eut tort, Ni trop ni trop peu, sont insignifiants. Quand une bonne âme, Madame de Turpin de Crissé, crut devoir réunir ses Œuvres complètes (1781, 5 vol. in-8o), tout le monde s’aperçut que le sémillant abbé perdait plus qu’il ne gagnait, à être ainsi délayé en cinq tomes, et faisait la mine d’un papillon écrasé sous un in-folio. Tout récemment, M. Octave Uzanne a extrait de ce gros recueil tous les Contes de Voisenon[38]. Nous nous en tiendrons, pour notre compte, à ses deux ouvrages les plus célèbres, ceux où il se piquait d’avoir mis tout son art et reculé l’extravagance au delà des limites ordinaires: le Sultan Misapouf et Tant mieux pour elle, en complétant le recueil par la Navette d’amour, bluette sentimentale qui donne une idée suffisante de son savoir-faire dans le genre gracieux. Voisenon a l’haleine courte, c’est un auteur de petit format; il a fait fortune sous le manteau: qu’on puisse le fourrer dans la poche.
Mai 1879.