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ÉTIENNE ARAGO
Оглавление(1867.)
Mon cher Peyrat,
Le livre de Dufraisse vient de paraître, il y a pour nous à boire et à manger. Il soulèvera bien des critiques, les unes justes, les autres trop sévères peut-être. Ce qui étonnera surtout, c’est le passage de l’auteur au girondinisme. L’homme du fameux discours prononcé à la Législative de 49 ou 50, sur la mort de Louis XVI, paraîtra avoir fait des pas en arrière. Il proscrit le mot démocratie; et ses raisons puisées dans ce qu’on appelle la Démocratie impériale sont bonnes; il proscrit moins heureusement le mot révolutionnaire (en haine des victoires, conquêtes et annexions), et il adopte comme plus net le mot républicain. Il y est accroché de cœur et d’âme et pourtant, dans une suite de raisonnements contradictoires, il semble parfois qu’il se contenterait d’une monarchie libérale constitutionnelle. En cela, je crois fermement que l’impression du lecteur n’est pas conforme aux sentiments de l’auteur. Mais objet des adulations des orléanistes les plus honnêtes, depuis le jour où le coup d’État les jeta dans la même prison jusqu’à aujourd’hui où ils vont le visiter dans son exil à Zurich, Marc Dufraisse a voulu leur rendre politesse pour politesse (dans un livre de principes, c’est un tort) quand il n’est pas aussi pour Robespierre et pour les Jacobins.
Vous trouverez un chapitre contre l’Italie une et contre l’Allemagne une qui vous irriteront. Vous savez que je ne partage pas votre opinion sur Cavour, ses successeurs et ce royaume dont le dernier habitant nous hait, nous envie et qui serait l’allié de la Prusse, de l’Autriche, du grand Mogol plutôt que notre allié, alors même que notre gouvernement ne l’empêcherait pas de s’emparer de Rome, car ce n’est pas Bonaparte qu’exècre l’Italie, ce sont les Français.
Quoi qu’il en soit, ce chapitre vous rendra ce livre de Marc peu agréable. Il est cependant écrit dans quelques parties contre la politique du Siècle et de l’Opinion nationale. Vous y trouverez bien des choses à blâmer. Sa lecture m’a fait souvent sauter de dépit. Mais il y a dans ce volume une verve, un esprit primesautier, des études de jurisconsulte et d’homme politique qui doivent étonner. Il y a aussi une forme des plus remarquables, du Montaigne, du d’Aubigné et de l’esprit aussi. L’artiste a trop fréquemment emporté l’historien; l’exil a trop déteint sur ces pages.
Heureusement, on y sent à chaque ligne la haine la plus vigoureuse contre ce qui tient à la gorge notre pauvre France. Cela vous fera passer — n’est-ce pas? — sur de gros péchés. Vous n’oublierez pas non plus que Marc Dufraisse vit loin de son pays. Je ne lui pardonne pas tout, mais je mets sur le compte de l’isolement ce que je lui imputerais à crime s’il était en France, ou s’il avait eu à côté de lui un ami, un conseiller, un contradicteur.
J’apprends par d’Ornart que vous allez mieux. Je m’en réjouis et je vous serre les deux mains.
ET. ARAGO.
Ce jeudi.
28 août.
Mon cher Peyrat,
Je crois que j’irai à Genève, mais sans avoir adhéré au Congrès. Je veux voir comment se dessinera la chose.
Avez-vous lu le livre de Dufraisse? J’en ai bien étudié toutes les parties et je crois avoir été un peu sévère dans les plus graves reproches que je lui ai adressés en vous écrivant.
L’auteur a eu tort, certainement, de n’avoir Jamais posé la question de la guerre et de la paix qu’entre deux pouvoirs. En montrant un gouvernement n’ayant qu’un pouvoir (et c’est sur un tel gouvernement qu’il aurait dû fixer les regards), la question était résolue; elle n’aurait même pas eu besoin d’être posée.
Marc a eu tort encore (j’avais oublié de vous signaler ce point) de faire un si bel éloge de Mirabeau. Sans doute, il a tracé d’abord un portrait de main de maître. Mais pourquoi ces belles couleurs prodiguées pour l’orateur vendu?
Page 62... «Quand le justiciable s’appelle Mirabeau, je voudrais pouvoir me récuser.»
Après sa vénalité reconnue par l’auteur, il ne devrait pas faire si bon marché du droit de le condamner. C’est une faute que de se laisser éblouir par le talent.
Page 63... «Supposez Mirabeau dans les Cinq-Cents, le 18 brumaire, qui fut si près d’échouer, eût été manqué.»
Mirabeau eût été acheté par un autre Lamarck pour le compte du premier Consul. L’homme qui a pu se vendre dans une occasion doit être réputé vendable dans toutes.
Page 63... «Le peuple qui bafoue les tribuns mérite d’être asservi et le sera.»
Il faut prendre garde à l’éloquence! Les grands orateurs sont assurément à admirer. Mais ils sont dangereux d’autant plus qu’après dix fautes de conduite, dix abandons de principes, il leur suffit d’un nouveau discours éloquent pour se réintégrer dans la faveur publique. Beaucoup de ces grands orateurs le savent et cette conviction les rend moins rectilignes.
Page par page, j’ai annoté le livre de Dufraisse. Je vous ai signalé le mal pour vous prouver que l’amitié ne m’aveuglait pas. Je pourrais dire encore que Marc a trop attribué aux dissentiments de l’Autriche et de la Prusse nos victoires des premières guerres de la République. Mais si cela est écrit pour nous faire redouter aujourd’hui l’Unité de l’Allemagne, cela ne nuit pas à nos principes de forte centralisation; et cela condamne aussi la politique imprévoyante de Napoléon III.
A côté de ces petites observations, voyez combien de thèses saines sont développées dans le volume. Le républicain reprend le dessus à chaque instant et rentre dans toute sa force. Les hommes providentiels y sont battus en brèche avec une vigueur de patine remarquable. Pour montrer qu’il n’y a rien de commun entre Napoléon Ier et la dévolution, il prouve bien que l’esprit de cette dernière était pacifique à son début et qu’on l’a forcée à faire la guerre.
Il prouve seulement qu’en 1804, le peuple français a abdiqué son droit de guerre ou de paix; et cela (page 53) dans un superbe langage.
Je bavarde sur le livre afin de causer avec vous; vous savez que c’est une de nos joies; je suis bien heureux aussi quand je vous lis; et ne voyant pas de votre prose, je crains que vous ne soyez malade encore. D’Ornart m’avait cependant écrit que vous alliez mieux.
Prouvez-nous votre santé en nous envoyant quelques colonnes de votre prose sur le livre de Marc. C’est le Siècle et l’Opinion nationale (démocratie napoléonienne) que l’auteur a voulu frapper en maints endroits.
Tout à vous de cœur.
ÉTIENNE ARAGO.
On dit que Ranc a fait paraître un article sévère et que vous en préparez un ejusdem farinæ ; imaginez l’homme, sauvez le principe.
6 septembre 1870.
Mairie de Paris. — Cabinet du Maire.
Mon cher Peyrat,
Je ne vous ai pas embrassé, mais c’est ce jour seulement que j’ai embrassé ma nièce et Mathieu, son père, en allant dîner avec eux. Je rentre à la ville après deux heures d’absence, et je me sens tout fier d’avoir pour ami l’homme qui a écrit l’article paru hier dans l’Avenir sur le grand événement qui vient de s’accomplir.
La France, malgré ses hontes et ses malheurs, va perfectionnant tout, jusqu’à l’art en révolution. En 1830, il lui fallut trois jours; un jour suffit presque en 1848; en trois heures, cette fois, un trône a été brisé et tout un peuple a été amené à crier librement: «Vive la République! »
Maintenant que j’ai vu ma famille, ma première sortie de l’hôtel sera pour vous, pour l’Avenir national où j’ai été si heureux sous votre direction fraternelle, et au milieu de mes collaborateurs qui, je l’espère, sont tous mes amis.
Le travail est lourd ici; le péril est prochain, mais dans le labeur persistant comme dans le Suprême danger, je ferai mon devoir de patriote.
Tout à vous de tout cœur.
ETIENNE ARAGO.
16 septembre 1870.
Mairie de Paris. — Cabinet du Secrétaire général.
Mon cher Peyrat,
Trois fois hier et trois fois aujourd’hui, j’ai pris mon chapeau pour aller vous serrer la main; et toujours j’ai été arrêté court par une masse d’affaires urgentes.
Plaignez votre pauvre feuilletoniste, qui n’a eu de rapports avec le théâtre français que pour ambulance établie dans le grand foyer. Si mes yeux ne s’étaient remplis de larmes à la vue de deux soldats blessés à Sedan, j’aurais bien ri à l’aspect de planches protectrices de la statue de Voltaire, sur lesquelles était attaché un crucifix!...
Je vous embrasse de cœur et je me sens bien privé de tous mes amis du journal; à tous vos enfants, amitiés.
ÉTIENNE ARAGO.