Читать книгу Le prince Lucien Bonaparte et sa famille - Diverse Auteurs - Страница 7

AUX CINQ-CENTS. — LE 18 BRUMAIRE

Оглавление

Lucien était un esprit profondément libéral, ouvert à tous les sentiments généreux, à toutes les nobles aspirations; il fut toujours un républicain convaincu, épris de justice et de légalité ; le rôle de premier plan, qu’il joua au 18 brumaire, même, ne dément pas cette affirmation. Nous aurons plus d’une fois, dans cette notice, l’occasion de prouver par d’irrécusables témoignages que, tout en admirant le génie du grand Empereur, il ne renia jamais sa foi première pour profiter de ses bienfaits, et osa même ne pas dissimuler au maître tout-puissant les douleurs que lui faisaient éprouver les outrages infligés à la liberté.

Aussi se fit-il remarquer aux Cinq-Cents comme le plus ardent et le plus éloquent avocat des causes généreuses: il parla en faveur de la liberté de conscience, appela la sollicitude nationale sur les veuves et les enfants des défenseurs de la patrie, combattit avec une extrême vigueur le rétablissement projeté de l’impôt sur le sel et sur les objets de première nécessité, et signala avec véhémence les scandales et les prévarications des détenteurs de la fortune publique, des dilapidateurs si nombreux dans les services de l’armée.

Voici, du reste, comment il raconte lui-même, dans ses Mémoires, ses débuts et les événements successifs qui déterminèrent son opposition au Directoire :

«Je passai les premiers mois sans prendre dans le

«Conseil une couleur décidée. Animé d’un républicanisme

«sincère, je croyais devoir garder mon indépendance

«individuelle entre les différents partis. N’osant

«pas aborder cette redoutable tribune, quelque bonne

«envie que j’en eusse, j’écoutais attentivement et je me

«piquais de voter tour à tour avec les directoriaux ou

«avec l’opposition, selon qu’ils me paraissaient avoir

«raison. Il n’y avait plus de royalistes dans les Chambres.

«Le 18 fructidor les avait assez accablés pour que, depuis

«huit mois écoulés, ils n’eussent pas encore repris courage.

«Le parti directorial me parut d’abord le plus raisonnable.

«Pourquoi ne pas aider le gouvernement, au

«moment surtout où la nullité du congrès de Rastadt

«faisait craindre la reprise des hostilités?

«L’affaiblissement de nos armées par le départ de

«Napoléon n’était qu’un motif de plus pour ne pas nous

«affaiblir encore par la discorde...

«Non-seulement je n’avais pas à me plaindre du

«Directoire, mais les liaisons de mes frères avec Barras,

«à qui, d’ailleurs, j’avais dû ma délivrance des prisons

«d’Aix, m’avaient attiré au Luxembourg; j’y fus très

«bien traité ; je n’eus qu’à me louer de Barras, Rewbel,

«La Revellière, Merlin et Treilhard. Aussi je ne cherchai

«nullement à m’ériger en censeur. Je n’entrai dans

«aucune opposition systématique. Mes premiers votes

«furent plus souvent favorables au gouvernement, et il

«n’y eut aucune considération personnelle dans ma

«conduite.

«Mais peu de mois après mon admission au Conseil,

«il n’y eut plus moyen de soutenir le Directoire. Outre

«que la fortune lui fut adverse, ses propres inconséquences,

«sa faiblesse et son incapacité n’admettaient

«plus d’excuse vraisemblable. Après s’être privé de sa

«plus grande force, il provoquait, par une folle audace,

«la guerre qu’il fallait au moins retarder jusqu’à ce que

«nos préparatifs fussent terminés. Il avait réuni Genève

«et Mulhouse à la France; il avait révolutionné une

«seconde fois la Hollande; il troublait la Suisse, de

«peur, sans doute, de garder un allié. En un mot, ce

«malheureux gouvernement paraissait frappé de vertige.

«Pour comble d’imprudence, il voulut désorganiser

«la Cisalpine, le principal ouvrage de Napoléon

«en Italie. Ce fut ici seulement que mon frère Joseph et

«moi nous nous déclarâmes pour l’opposition, persuadés

«que la composition présente du pouvoir exécutif ne

«laissait plus d’espoir à la République.

«Ce fut au commencement de fructidor (fin du mois

«d’août 1798), trois mois après mon entrée au Corps

«législatif, que j’attaquai pour la première fois le gouvernement,

«au sujet de la république Cisalpine.»

A partir de ce moment donc, Lucien se rangea ouvertement dans l’opposition constitutionnelle et contribua puissamment au mouvement du 3o prairial (18 juin 1799), qui renouvela les membres du gouvernement et nomma une commission de onze membres chargée de présenter les mesures exigées par les circonstances. Il fut nommé membre de cette commission.

Cette révolution, faite pour rétablir l’union entre les pouvoirs, n’eut malheureusement pas les résultats qu’on en attendait; bientôt la même confusion régna. La situation s’aggravait de jour en jour; la lutte des partis arrivée aux dernières violences, la tribune retentissant des propositions les plus révolutionnaires, la presse provoquant à la guerre civile, l’adoption d’une loi des otages, digne sœur de la loi des suspects, les clameurs des clubs, la désunion parmi les directeurs, l’Ouest et le Midi troublés de nouveau par l’insurrection royaliste, tout s’unissait pour jeter l’inquiétude dans le pays. A l’extérieur, la coalition devenait de plus en plus menaçante: Souwarow gagnait chaque jour du terrain; le désastre de Novi et la défection de la flotte batave portèrent au comble les angoisses de la nation. Partout le besoin d’une main forte se faisait sentir.

CHARLES MARIE BONAPARTE


«Ah! dit un jour Sieyès à Lucien, nous n’avons donc pas une épée pour nous? Ah! que votre frère n’est-il ici!»

«L’an VII de la République», lit-on dans les mémoires déjà cités, «avait fini sous de tristes auspices. Les Anglo« Russes en Hollande, les Austro-Russes en Italie, pressaient

«nos armées. Chaque jour nous apportait un

«nouveau revers, et nos adversaires, tournant ces défaites

«contre le Directoire, menaçaient ouvertement de le

«renverser.»

L’an VIII s’ouvrit heureusement sous des auspices plus favorables. Nos soldats venaient de reprendre l’offensive et avaient culbuté l’armée anglo-russe à Berghen, tuant ou blessant 3,000 hommes, faisant i,5oo prisonniers, prenant 5 drapeaux et 20 pièces de canon.

Quelques jours après, nouveaux messages de victoire. Masséna avait passé la Limmat et livré la bataille de Zurich; les armées coalisées, détruites et dispersées; le général en chef tué ; magasins, canons, armes, bagages, caisse militaire, tout était tombé en notre pouvoir; vingt-cinq mille tués ou prisonniers ennemis.

Et Masséna envoyait en même temps cette laconique dépêche:

«Souwarow arrive: il attaque mon aile droite; il compte sur l’armée que j’ai vaincue; je vais le vaincre.»

Et il fit comme il l’avait promis.

En effet, Souwarow, après avoir franchi le Saint-Gothard avec vingt mille soldats, descend dans la plaine, où il espère trouver les Austro-Russes; c’est Masséna qu’il trouve à leur place, qui le met en déroute et le poursuit l’épée dans les reins.

Le même jour, une dépêche d’Égypte, de Bonaparte, datée du 10 thermidor (28 juillet 1799), apprenait la victoire d’Aboukir et l’anéantissement de l’armée turque, forte de 20,000 hommes.

Le 21 vendémiaire (12 octobre 1799), une nouvelle arriva à Paris, qui, en quelques instants, mit la ville entière en émoi:

«Bonaparte est en France! il a débarqué à Fréjus; il arrive!»

Le soir, à tous les théâtres, cette nouvelle fut proclamée et accueillie par les plus vives acclamations.

Dans les deux Conseils, lorsque fut lue la nouvelle, au nom de Bonaparte, des cris de joie interrompirent la lecture, et tout le monde se leva spontanément, comme frappé d’une étincelle électrique.

Le Moniteur publia l’article suivant:

«Le convoi sur lequel est venu Bonaparte était composé

«de deux frégates et d’un vaisseau de transport. Il

«voulait débarquer à Toulon; mais étant chassé par les

«Anglais, qui l’avaient rencontré plusieurs fois dans ce

«trajet, il aborda à Fréjus après une traversée de quarante-sept

«jours. En débarquant, lui et tous les Français

«qui l’accompagnaient baisèrent le sol libre de la

«France. Une foule immense de citoyens se rassembla

«sur le port et ne voulut pas souffrir la moindre quarantaine.

«Le soir, la ville fut illuminée. Des bals, des chants

«populaires, des concerts marquèrent la joie publique.

«Un gendarme partit aussitôt en courrier. Le Directoire

«vient de faire prévenir la citoyenne Bonaparte,

«qui est partie avec Joseph et Lucien Bonaparte pour

«aller rejoindre l’illustre voyageur et l’emmener à

«Paris.»

Le 15 octobre 1799, Bonaparte arriva dans sa petite maison de la rue Chantereine, nommée depuis rue de la Victoire.

Lucien dit dans ses Mémoires que Bonaparte avait appris, par les journaux que Sidney-Smith lui avait envoyés, les revers de nos armées, et qu’il était parti sans appel et sans préméditation.

Nous croyons cependant, — sur le témoignage de pièces authentiques, — que, dès le 26 mai, Barras, Rewbel et La Revellière-Lépeaux avaient adressé la dépêche suivante au général en chef de l’armée d’Égypte:

«Les efforts extraordinaires, citoyen général, que

«l’Autriche et la Russie viennent de déployer, la tournure

«sérieuse et presque alarmante que la guerre a

«prise, exigent que la République concentre ses forces.

«Le Directoire vient en conséquence d’ordonner à l’amiral

«Brueix d’employer tous les moyens en son pouvoir

«pour se rendre maître de la Méditerranée et pour se

«porter en Égypte à l’effet d’en ramener l’armée que

«vous commandez.»

Une lettre de Talleyrand à l’amiral confirme cette démarche du Directoire:

«Voilà votre mission revenue à votre première idée,

«mon cher Brueix; j’en suis enchanté. Vous voilà hors

«du vague, vous avez un but, un but prescrit, un but

«de la plus grande importance. Le Directoire n’écrit

«qu’un mot à Bonaparte; je lui envoie une lettre de

«Barras à laquelle j’ai joint quelques lignes. Le Directoire

«s’en rapporte à vous pour l’instruire de notre

«situation intérieure et extérieure. Ramenez-le. On vous

«recommande le secret le plus absolu sur votre mission.

«Adieu, je vous embrasse et vous aime bien.»

Évidemment, le secret avait été bien gardé, et Lucien n’eut pas connaissance de ces négociations.

Toujours est-il que Bonaparte relâcha à Ajaccio et y resta plusieurs jours. Ce fut là qu’il apprit les dernières nouvelles de France.

Il questionna avec empressement les fonctionnaires civils et militaires, apportant surtout une grande attention à tous les détails qui lui furent donnés sur la situation de Paris. On lui remit les journaux les plus récents; il les dévora. A la lecture de chaque passage qui intéressait ses desseins, il s’écriait en frappant du pied: «Ah! j’arriverai trop tard!» témoignant ainsi la crainte de trouver consommée la révolution qu’il méditait lui-même.

Les vents contraires l’ayant retenu à Ajaccio, il employa cet intervalle à prendre des précautions minutieuses pour se soustraire en mer aux croisières ennemies. Une felouque de poste fut amenée à son bâtiment, ayant trente habiles rameurs à bord. A la moindre fâcheuse rencontre, Bonaparte se serait jeté dans la felouque pour gagner, à force de rames, les côtes de Provence.

«Ah! que votre frère n’est-il ici!» avait dit Sieyès à Lucien.

Il y était maintenant, et le 18 brumaire fut préparé.

Lucien avait été élu président des Cinq-Cents; sa présidence fut inaugurée par de nouvelles victoires; les entreprises des Anglo-Russes débarqués sur le sol batave avaient échoué, et une capitulation demandée par le duc d’York avait été signée à Alkmaër, le 26 vendémiaire.

Bonaparte était à Paris depuis quinze jours, montrant la plus grande circonspection entre les compétitions des partis qui, chacun de son côté, cherchaient à l’accaparer. Mais ses opinions commençaient néanmoins à ne plus faire doute pour personne; il se séparait des jacobins.

Lucien mit alors son frère en relation avec Sieyès. Le général n’avait pas eu encore l’occasion de se rencontrer avec lui. Cette première entrevue eut lieu le 10 brumaire au soir, chez Lucien, dans sa maison de la rue Verte. Les dispositions furent, dès ce moment, arrêtées en principe; pour Sieyès comme pour Bonaparte, il apparaissait que la solution ne pouvait plus être remise.

LŒTITIA RAMOLINO

Madame Mère


— Occupez-vous exclusivement de la translation des deux Conseils à Saint-Cloud, dit Bonaparte, et de l’établissement d’un gouvernement provisoire. J’approuve que ce gouvernement soit réduit à trois personnes, et, puisqu’on le juge nécessaire, je consens à être l’un des trois consuls, avec vous et votre collègue Roger-Ducos.

Le lendemain, on fixa au 18 l’exécution de ce mouvement. Il fut arrêté que le colonel Sébastiani, dont le dévouement n’était pas douteux, se rangerait en bataille, le matin du 18, près de la maison du général, sous prétexte d’une revue. Tous les généraux furent invités à se rendre de bonne heure, à cheval, rue de la Victoire.

Dans la nuit du 17 au 18, les commissions des inspecteurs des deux Conseils restèrent en permanence; celle des Anciens convoqua ses membres pour sept heures du matin.

A cette séance, le Conseil décréta que le Corps législatif serait transféré dans la commune de Saint-Cloud, et que les deux Conseils y siégeraient dans les deux ailes du palais; qu’ils y seraient rendus le lendemain, 19 brumaire, à midi; que le général Bonaparte serait chargé de l’exécution de ce décret et prendrait toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale; que le général commandant la 17e division militaire, la garde du Corps législatif, les gardes nationales sédentaires, les troupes de ligne, seraient mis immédiatement sous ses ordres et tenus de le reconnaître en qualité de commandant supérieur. Tous les citoyens devraient lui prêter main-forte à la première réquisition.

Le même jour, le Moniteur publia l’article suivant:

«On dit que les mesures du conseil des Anciens ont

«été motivées par la nécessité de prévenir et de déjouer

«les projets formés dans une réunion à l’hôtel de Salm,

«où s’étaient trouvés des personnages très-marquants,

«projets qui ne tendraient à rien moins qu’à réaliser le

«beau rêve nourri par les jacobins, depuis quelque

«temps, de convertir les deux Conseils en Convention

«nationale, d’en écarter les hommes qui déplaisent et de

«confier le gouvernement à un Comité de salut public, etc.

«On parle du rapport des lois sur l’emprunt forcé et les

«otages, de la clôture de la liste des émigrés, etc. Toutes

«les municipalités de Paris sont destituées; l’administration

«en est confiée provisoirement aux commissions du

«Directoire près ces municipalités; elles communiquent

«d’heure en heure avec l’administration centrale. Du

«reste, Paris est fort tranquille; tout était achevé, que,

«dans plusieurs quartiers, on ne se doutait encore de

«rien.»

Le 19, dans la matinée, les deux Conseils étaient à Saint-Cloud. Les séances s’ouvrirent à midi. Le conseil des Anciens siégeait au premier, dans la galerie peinte par Mignard, et les Cinq-Cents se réunirent dans l’Orangerie, au rez-de-chaussée.

Sieyès, Bonaparte et Roger-Ducos se tenaient dans la chambre des inspecteurs. La cour était pleine de troupes.

Le président Lucien se croyait sûr de faire approuver par la majorité des Cinq-Cents les propositions que devaient sans retard leur transmettre les Anciens; il ne prévoyait qu’une opposition de tribune, à laquelle il était préparé. Cependant les choses n’en allèrent pas aussi simplement; dès le début de la séance, l’orage ne fut pas long à éclater: «La Constitution ou la mort! — Les baïonnettes ne nous effrayent pas!... Point de dictature!... A bas les dictateurs!...» Un tonnerre d’applaudissements accueille la motion d’un député de renouveler tous, individuellement, le serment de fidélité à la Constitution. «— Je demande, dit le député Grandmaison, qu’à

«l’instant tous les membres du Conseil soient tenus de

«renouveler leur serment à la constitution de l’an III; je

«demande que nous fassions le serment de nous opposer

«à toute espèce de tyrannie. Je demande en outre un

«message au conseil des Anciens, pour que nous soyons

«instruits du plan et des détails de cette vaste conspiration

«qui était à la veille de renverser la

» République.»

Le serment fut prêté par chaque membre. Le message aux Anciens et une proclamation au peuple furent votés. Les communications attendues des Anciens n’arrivaient pas. La situation se compliqua encore par une lettre de Barras annonçant qu’il se retirait du gouvernement. Que signifiait cette démission qui détruisait la majorité directoriale? «Avant d’accepter cette retraite, dit Grandmaison,

«et de former des candidats à cette place vacante de

«directeur, il faut savoir si cette démission n’est pas

«l’effet des circonstances extraordinaires où nous nous

«trouvons. Je crois bien que, parmi les membres qui se

«trouvent ici, il en est qui savent d’où nous sommes

«partis et où nous allon.»

Ici nous devons laisser la parole à Lucien, qui fut non-seulement le témoin, mais encore l’acteur principal de ce drame de Brumaire. Nous nous ferions scrupule d’abréger ce récit émouvant.

«L’orateur», dit donc dans ses Mémoires le président des Cinq-Cents, «est interrompu tout à coup par un

«mouvement qui se manifeste vers la porte, et qui

«semble être le commentaire vivant de ses dernières

«paroles. Au lieu du message des Anciens tant désiré,

«des militaires paraissent à la porte de notre salle.

«Le général Bonaparte entre; il est suivi de quatre

«grenadiers de notre garde; d’autres soldats, des officiers,

«des généraux, occupent l’entrée de l’Orangerie.

«L’Assemblée entière, indignée de ce spectacle, est

«debout. Une foule de membres s’écrient: «Des hommes

«armés ici!...» On se précipite au-devant du général, on

«le presse, on l’apostrophe, on le repousse quelques pas

«en arrière. Plusieurs bras lèvent des poignards et le

«menacent. Les grenadiers font à Bonaparte un rempart

«de leur corps et l’entraînent hors de la salle. Les

«spectateurs s’étaient précipités dans les jardins par les

«fenêtres basses de l’Orangerie.

«Tout cela s’était passé en un clin d’œil. La consternation

«de nos amis, les cris de fureur de nos adversaires,

«la retraite précipitée des militaires, les cliquetis des

«armes, faisaient en ce moment ressembler l’Orangerie

«à un pêle-mêle de champ de bataille. Je m’efforçai de

«rappeler l’Assemblée à l’ordre, je pris la parole pour

«tâcher de justifier mon frère. J’annonçai qu’il venait

«sans doute rendre compte de quelque affaire pressante,

«et je demandai si l’on prétendait le condamner sans

«l’entendre. Rien ne put calmer la tempête.

«Comme notre position était changée! Depuis l’ouverture

«de la séance, je ne cherchais qu’à retarder la lutte

«jusqu’à la proposition formelle du conseil des Anciens,

«et nous avions réussi. C’était de là que l’action devait

«partir. Mais au lieu de cette démarche solennelle et

«convenue, le général, non mandé, se présente avec des

«militaires! Point de députation des Anciens; point de

«membres du Directoire avec lui! Il se présente et

«s’avance dans l’enceinte législative, au moment où les

«esprits étaient le plus exaltés et où Grandmaison dénoncait

«un projet de dictature militaire! Il s’avance avec

«son entourage de soldats naturellement suspect à toute

«Assemblée civile! On ne pouvait payer de sa personne

«plus à contre-temps. Là, mon frère hasarda audacieusement

«la plus mauvaise manœuvre qu’il eût jamais

«faite. Sieyès le désapprouvait en dehors de la salle; et

«moi, je fus frappé de stupeur, quand de ma place

«j’aperçus, au bout de cette immense galerie, des

«panaches mil itaires. Cette manœuvre devait nous

«perdre.....

«La retraite de mon frère et notre trouble avaient tellement

«enivré les vainqueurs, qu’ils perdirent leur sangfroid,

«et nous rendirent en un moment l’avantage que

«nous avions perdu. Je fus prompt à le ressaisir.

«Au milieu de l’agitation générale qui s’irritait à

«chaque instant, et après diverses propositions émises

«et abandonnées, une voix retentissante s’écrie: Hors la

«loi, Bonaparte et ses complices! Cent voix répètent ce

«cri comme un signal. Le bureau est envahi. — Marche,

«président, me dit un collègue peu courtois; mets aux

«voix le «hors la loi!» L’horreur de ces interpellations

«me poussa, presque à mon insu, à descendre de l’estrade.

«Je laissai le fauteuil au vice-président Chazal, dont le

«coup d’œil sûr et le courage ne pouvaient être surpassés,

«et je m’élançai à la tribune. Je ne pus d’abord y arriver;

«j’étais arrêté par une foule qui m’accablait de reproches

«et hurlait sur tous les tons: «Hors la loi! Reprends ton

«fauteuil et ne nous fais pas perdre de temps! Aux voix

«le hors la loi du dictateur!»

«Je me trouvais alors debout au pied de la tribune.

«En jetant les yeux autour de moi, j’aperçus le brave

«général Frégeville, l’un de nos inspecteurs, qui, calme

«au milieu du tumulte, cherchait à m’approcher; il y

«parvint avec peine: — «Faites avertir le général, lui

«dis-je, que le président a été réduit à abandonner le fauteuil

«et qu’il requiert la force armée pour protéger sa

«sortie. Avant dix minutes, il faut interrompre la séance,

«ou je ne réponds plus de rien.» — Frégeville s’éloigna,

«et je parvins à la tribune où je demeurai quelque temps

«en observation; le tumulte continuait, et je n’étais pas

«pressé de parler. Nos amis, indignés des cris: Hors la

«loi! adressaient des reproches aux plus exaltés, et ils

«parvinrent à obtenir un peu de silence.» .....

Les discours et les motions se succédaient; on déclarait que la Constitution avait été outragée, que le conseil des Anciens, s’il avait le droit constitutionnel de transférer le Conseil hors de Paris, n’avait pas celui de nommer un général, et que Bonaparte ne pouvait pénétrer dans la salle du Conseil sans y être mandé. «Vous ne pouvez

«voter plus longtemps dans une pareille position», disait le député Talot; «vous devez retourner à Paris; marchez-y

«revêtus de votre costume, et votre retour y sera

«protégé par les citoyens et les soldats. Je demande qu’à

«l’instant vous décrétiez que les troupes qui sont actuellement

«dans cette commune font partie de votre garde.

«Je demande que vous adressiez un message au conseil

«des Anciens pour l’inviter à rendre un décret qui nous

«ramène à Paris.»

Lucien prit alors la parole; la démarche même irrégulière de Bonaparte pouvait-elle faire oublier si vite tant de hauts faits, tant de services rendus à la patrie! On ne pouvait voter une pareille mesure avant d’entendre le général... Mais des murmures l’interrompaient: «Le temps se passe; aux voix la proposition!» Des rumeurs venant de la cour alarmaient les députés; ils redoublèrent de violence pour empêcher l’orateur de continuer et pour voter contre le général.

«Je pris alors le parti, continue Lucien, de me dépouiller

«de ma toge, et la déposant sur la tribune, je pus à

«peine m’écrier encore: «Il n’y a plus de liberté.

«N’ayant plus le moyen de me faire entendre, vous verrez

«au moins votre président, en signe de deuil public,

«déposer ici les marques de la magistrature populaire.»

«Ce mouvement de déposer ma toge sur le bord de la

«tribune, produisit plus d’effet que mon discours. Beaucoup

«de députés pensèrent que c’était un signal convenu.

«Nos amis, devenus plus actifs, m’environnent. Une

«foule de membres m’invitent à reprendre le fauteuil.

«On se lève de tous les bancs, dans une agitation difficile

«à caractériser, mais qui me parut plutôt un retour à de

«meilleurs sentiments. Je descends de la tribune, au

«pied de laquelle j’avais aperçu le général Frégeville à

«la tète d’un bon nombre de nos amis qui s’étaient

«réunis pour me défendre. Environné de ce groupe, je

«fais quelques pas et, au lieu de monter au fauteuil, je

«marche vers la porte. Le détachement que j’avais requis

«s’avançait vers moi. L’officier qui le commandait me dit:

«Citoyen président, nous voici par l’ordre du général.»

«Je lui réponds à haute voix: — «Nous vous suivons,

«ouvrez-nous le passage.» Et, en me retournant vers le

«vice-président, je lui fis signe de rompre la séance.

«Beaucoup de membres, outre le groupe qui m’entourait,

«se lèvent en s’écriant: «Suivons notre président!»

«D’autres s’écrient: «Il n’y a plus de Conseil, la liberté

«a été violée!» A peine hors de l’Orangerie, je me précipite

«dans la cour, où mon frère, immobile et soucieux,

«était à cheval au milieu des troupes et des généraux:

«Un cheval pour moi, général! un cheval, et un roulement

«de tambour! En un clin d’œil, je me trouve sur

«le cheval d’un dragon. Le roulement avait été suivi

«d’un profond silence. J’adresse aux troupes ce discours:

«— Français, le président du conseil des Cinq-Cents

«vous déclare que l’immense majorité de ce Conseil est,

«en ce moment, sous la terreur de quelques représentants

«à stylets qui assiègent la tribune, menacent de

«mort leurs collègues et leur proposent les délibérations

«les plus affreuses. Je vous déclare que ces audacieux

«brigands, inspirés sans doute par le génie fatal du

«gouvernement anglais, se sont mis en rébellion contre le

«conseil des Anciens, en demandant la mise hors la loi

«du général chargé d’exécuter le décret de ce Conseil,

«comme si nous étions encore à ces temps affreux de leur

«règne où ce mot hors la loi suffisait pour faire tomber

«les têtes les plus chères à la patrie. Au nom de ce

«peuple qui, depuis tant d’années, est la victime ou le

«jouet de ces misérables enfants de la Terreur, je confie

«aux guerriers le soin de délivrer la majorité des représentants

«du peuple, afin que, protégés par les

«baïonnettes contre les stylets, nous puissions délibérer

«en paix sur les intérêts de la République!»

«Des acclamations bruyantes m’avaient interrompu à

«chaque phrase. Le général donna sur-le-champ l’ordre

«de dissoudre l’Assemblée. Un détachement de la garde

«législative s’avança, et en quelques minutes la salle était

«vide. Une partie des députés m’avaient suivi. Les

«autres se retirèrent après une sommation réitérée et se

«dispersèrent dans les jardins et dans le village de

«Saint-Cloud.»

Au conseil des Anciens, on avait voté la formation en comité général. A sept heures, la séance devint secrète. Sieyès et Bonaparte engagèrent Lucien à s’y présenter, afin de rendre compte de ce qui s’était passé aux Cinq-Cents et de hâter la décision des Anciens. Il s’était manifesté dans ce Conseil une opposition inattendue; une hésitation pouvait devenir fatale. Lucien, admis immédiatement, traça avec sincérité le tableau de la triste séance des Cinq-Cents, et, à la fin de sa harangue, attaqua sans ménagement ceux qui hurlaient pour demander la mise hors la loi du général et de ses partisans.

«Ont-ils le privilége du «hors la loi» ? s’écria-t-il; qui

«le leur a donné ? Certes, ce n’est pas le peuple! Pendant

«la tourmente d’horrible mémoire qui, en 93, couvrit

«la France de deuil et frappa d’horreur le monde entier,

«l’atroce jurisprudence du hors la loi ne fut pas inconnue

«sans doute; mais en 93, vit-on jamais, je ne dis

«pas des Français, mais des hommes vouloir forcer un

«frère à prononcer la mort de son frère?... Eh bien!

«représentants du peuple, c’est ce que vient de voir

«l’Orangerie de Saint-Cloud. Auprès de ce spectacle,

«l’image de la Convention recule effarée. Les imitateurs

«ont surpassé le modèle!» ..... .

«Les témoignages d’une adhésion unanime avaient

«souvent accueilli ces paroles; ma sortie de la salle fut

«immédiatement suivie d’un décret pour l’ajournement

«des deux Conseils au 1er nivôse, et pour la nomination «d’une Commission exécutive provisoire et d’une Commission «législative.

«En sortant de la séance des Anciens, j’étais retourné

«dans la salle des inspecteurs, où se trouvaient Bonaparte

«et les deux ex-directeurs. — «Le citoyen Sieyès

«avait raison, me dit le général; quels fous furieux!

«J’avoue qu’il fallait mieux les consigner.» Encore

«tout ému des dangers imprévus que nous venions de

«courir, je répondis, de premier mouvement: — «Il

«valait mieux encore ne pas aller aux Conseils.»

«— Oh! oh! dit alors mon frère, en s’adressant à

«Sieyès, le citoyen président nous gronde, et il n’a peut

«être pas tort: chacun son métier.»

«Il acheva cette réponse en me félicitant sur mon

«succès au conseil des Anciens.

«Je quittai les trois futurs consuls et je rentrai dans

«l’Orangerie, d’où j’expédiai de nombreux messages

«pour y réunir nos collègues. Il était nuit. En moins

«d’une heure, tout fut remis en ordre, et vers neuf heures

«la séance de nuit du 19 brumaire commença.»

Lucien reprit le fauteuil et prononça un discours chaleureusement applaudi, dont la péroraison fut la demande de formation d’une Commission spéciale de neuf membres chargés de proposer les moyens d’améliorer la situation de la République.

Cette Commission fut aussitôt nommée, et, séance tenante, se retira pour remplir son mandat. Une heure après, le rapporteur de la Commission, Boulay (de la Meurthe), faisait son rapport, et le projet dont suivent les dispositions principales était soumis à la délibération de l’Assemblée:

«Le conseil des Cinq-Cents, considérant la situation «de la République, déclare l’urgence et prend la réso« lution suivante:

«ART. 1er. Il n’y a plus de Directoire. Ne sont plus membres de la représentation nationale, pour les excès et attentats auxquels se sont constamment portés le plus grand nombre d’entre eux, notamment dans la séance de ce matin, les individus ci-après nommés (suivent soixante-deux noms).

«ART. 2. Le Corps législatif crée provisoirement une Commission consulaire exécutive, composée des citoyens Sieyès, Roger-Ducos et Bonaparte, général; ils porteront le nom de Consuls de la République française.

«ART. 3. — Cette Commission est investie de la plénitude du pouvoir directorial, et spécialement chargée d’organiser l’ordre dans toutes les parties de l’administration, de rétablir la tranquillité intérieure et de procurer une paix honorable et solide.

«ART. 5. — Le Corps législatif s’ajourne au 1er ventôse prochain; il se réunira de plein droit, à cette époque, dans son palais.»

Les articles suivants disposaient que chaque Conseil, avant de se séparer, nommerait une Commission de vingt-cinq membres chargée de statuer, — avec la proposition formelle et nécessaire de la Commission consulaire exécutive, — sur tous les objets urgents de police, de législation et de finances, et de préparer les changements à apporter aux dispositions organiques dont l’expérience fait sentir les vices et les inconvénients, lesdits changements ne pouvant avoir pour but que de consolider, garantir et consacrer inviolablement la souveraineté du peuple français, la République une et indivisible, la liberté, l’égalité, la sûreté et la propriété. La Commission des Cinq-Cents exercera l’initiative; la Commission des Anciens l’approbation. Les deux Commissions étaient, en outre, chargées de préparer un Code civil.

Ces résolutions furent unanimement adoptées après les discours de quelques orateurs.

«A minuit, dit Lucien, je dus suspendre la séance, en

«attendant la décision des Anciens.

«A une heure, un message des Anciens nous annonce

«l’adoption de notre projet.

«Sur la motion du général Frégeville, on arrête que

«les trois consuls seront appelés dans le sein des Conseils,

«pour y prêter serment. On procède, en les attendant,

«au scrutin des vingt-cinq députés qui doivent

«composer la Commission législative.

«A deux heures, le tambour battant aux champs

«annonce l’arrivée des trois consuls. Ils se placent

«debout en face du bureau.

«Je me lève, et après avoir donné lecture de la loi

«qui leur délègue provisoirement le pouvoir exécutif, je

«me découvre et-leur adresse ces mots:

«Citoyens consuls, le plus grand peuple de la terre

«vous confie ses destinées; dans trois mois l’opinion vous

«attend!... Le bonheur de trente millions d’hommes,

«la tranquillité intérieure, le soin des armées, la paix,

«tel est le mandat qui vous est donné. Il faut sans doute

«du courage et du dévouement pour se charger d’aussi

«importantes fonctions; mais la confiance du peuple

«vous environne, et le Corps législatif sait que vos âmes

«sont tout entières à la patrie.

«Citoyens consuls, nous venons, avant de nous ajourner,

«de prêter le serment que vous allez répéter devant

«nous, ce serment sacré de fidélité inviolable à la souveraineté

«du peuple, à la République française une et

«indivisible, à la légalité, à la liberté et au système

«représentatif.»

«Le silence le plus profond régnait dans la salle: les

«consuls Sieyès, Bonaparte et Roger-Ducos répètent,

«l’un après l’autre, la formule que je viens de prononcer.

«Je leur en donne acte par ces mots: «Citoyens

«consuls, nous recevons votre serment.»

«Les consuls se retirent au milieu des cris de: Vive

«la République! et je clos par un discours la séance du

«19 brumaire.

LE PRINCE CHARLES BONAPARTE


«Vers la fin de la nuit, nous entrâmes dans Paris.

«Sieyès et moi, ainsi que le général Gardanne, nous

«étions dans le carrosse de Bonaparte. Roger-Ducos

«nous avait précédés. Paris était illuminé ; la nouvelle

«de la défaite des jacobins avait été reçue avec des

«transports de joie par toutes les classes, non-seulement

«dans la ville, mais dans les faubourgs. En nous

«séparant, Bonaparte nous dit: — «A demain; nous

«avons détruit; il nous faut maintenant reconstruire,

«et reconstruire solidement.»

«Le lendemain, les trois consuls s’établirent au

«Luxembourg. Les directeurs Gohier et Moulins l’avaient

«quitté la veille, et Barras était à sa terre de Grosbois.»

Voici un passage des Mémoires secrets sur Lucien, où est fixé exactement et définitivement le rôle de tout premier plan qu’il joua dans ces mémorables événements:

«Le véritable auteur du 18 brumaire, c’était Lucien;

«nul doute qu’il n’eût empêché que les démagogues du

«conseil des Cinq-Cents ne profitassent du trouble de

«Napoléon pour mettre celui-ci hors la loi et le poignarder

«dans l’enceinte même où il était venu leur

«ordonner de se séparer.

«Lucien, environné de clameurs et de menaces, avait

«refusé, comme président, de mettre aux voix le décret

«qui proscrivait son frère, et qui, du moment qu’il

«aurait été adopté, changeait entièrement les dispositions

«des troupes qu’on avait rassemblées pour dissoudre

«le Conseil. Cinq grenadiers, entre les bras desquels

«Bonaparte était tombé évanoui, eussent été une

«faible barrière contre des hommes furieux, et si Lucien

«n’eût pas courageusement résisté à ceux qui se pressaient

«autour de lui pour l’arracher du fauteuil, tout ce

«complot échouait et tournait contre ses auteurs.»

Le prince Lucien Bonaparte et sa famille

Подняться наверх