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L’INCENDIE DE L’OPÉRA-COMIQUE

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DANS son premier portrait, à l’âge de trois mois, Mlle Jeanne est représentée toute pleurante, dans les bras de son papa; toute sérieuse, dans ceux de sa maman; toute rieuse, dans ceux de son frère, et la figure des grands reflétant celle de la petite, M. Dorigny a l’air tout chagrin, Mme Dorigny, toute soucieuse, et le jeune Hubert, tout épanoui.

«Avec moi, elle est toujours gaie! n’est-ce pas, ma petite?» répétait-il d’un ton protecteur, en lui chatouillant le bout du nez ou en la faisant sauter au plafond à la grande terreur de sa mère qui protestait tout effrayée:

«Voyons, Hubert, finis! tu vas la laisser tomber!

— As pas peur, maman, ça me connaît! regarde si elle est contente» !

Et c’était vrai, à en juger par sa bouchette rose ouverte comme un four de poupée et par son gazouillement joyeux, façon de rire des tout petits.

Aussi, le premier à qui elle tendit ses bras potelés, ce fut Hubert; le premier vers qui se dirigèrent ses jambettes trébuchantes, encore Hubert; le premier mot que bégaya sa langue inhabile, toujours Hubert!

C’était à rendre jaloux papa, maman, nourrice!

Hubert n’était pas peu fier d’un pareil succès!

Au reste, c’était un excellent frère. A l’âge où nombre de rhétoriciens, pénétrés de leur importance, estiment à peine les auteurs de leurs jours dignes de leur donner la réplique, lui ne dédaignait pas le moins du monde de se mettre au niveau de sa petite sœur, lui bâtissant des châteaux de cartes, se roulant avec elle sur le tapis, jouant à la «Main chaude», «Pigeon vole!» et repassant à son intention toutes les rondes enfantines: Au clair de la lune, J’ai du bon tabac, Malbroulk’, Cadet Roussel, La Palisse, etc.

Hubert ne ressemblait en rien à ces jeunes poseurs, pleins de morgue, d’affectation, qui ont l’air de porter un monde sous leur képi et haussent les épaules aux ébats de leurs camarades moins blasés.

Véritable boute-en-train plein d’ardeur, d’exubérance, de feu, au lycée comme à la maison; premier prix de gymnastique, d’équitation, d’escrime, cycliste enragé, nageur émérite, il était lauréat de tous les concours... de sport. Par exemple, pas le plus petit laurier universitaire, au vif déplaisir de son père, professeur à Condorcet, qui eût préféré lui voir suivre ses traces.

«A ton âge, j’ignorais le «Foot-ball» et ne battais pas le moindre record,... mais j’étais nommé deux fois au «Concours Général».

— On ne peut pas tout avoir, répondait philosophiquement notre étourneau: de ton temps on négligeait le muscle.

— Mais l’on développait la cervelle,... et l’on ne s’en portait pas plus mal.»

Ce n’était pas l’avis d’Hubert, grand partisan de l’éducation anglo-saxonne, faisant passer le physique avant le moral.

«Tes Grecs aussi appréciaient la vigueur et honoraient les athlètes, répétait-il en jonglant avec les haltères.

— Oui, mais ils ne négligeaient pas l’esprit et mettaient Eschyle au-dessus de Milon de Crotone. Si tu cumulais, je ne me plaindrais pas!»

Le cumul est une mauvaise chose, dit-on, et Hubert, vainqueur au Match des lycées, rata brillamment son bachot.

Mais il est admis, n’est-ce pas? que tous les bacheliers commencent par être recalés!

Et, quand le professeur s’indignait contre ces belles théories, citant son exemple et tant d’autres:

«C’est que vous mettiez les bouchées doubles, papa.

Hubert lui bâtissait des châteaux de cartes.


— Ou, plutôt, que nous n’avions pas autre chose à nous mettre sous la dent.»

En effet, M. Dorigny, fils d’un modeste instituteur de campagne, était un de ces grands laborieux, prodiges de volonté, d’énergie, de persévérance, qui, à l’instar de Jules Simon, ont gagné leur instruction à la sueur de leur front, se privant de dîner pour acheter des livres, et prenant sur leurs loisirs pour étudier, comme d’autres sur leurs études pour s’amuser.

Aussi, bien que rude et malaisé, avait-il fait rapidement son chemin et, parti de l’école primaire, était-il arrivé à l’École Normale, puis au Professorat, objet de son ambition.

C’était donc un gros chagrin et une amère déception de voir son héritier, dont la route était toute tracée et autrement facile, s’égarer à travers bois à faire l’école buissonnière.

Mais, en qualité de «fils à papa», Hubert jugeait inutile de se fouler: l’on avait semé pour lui, il n’aurait qu’à récolter; les protections sont faites pour quelque chose! et quand on a l’Université dans sa manche, on serait bien bête de se casser la tête.

Ce beau raisonnement ne l’empêcha pas d’être blackboulé, haut la main, et en juillet, et en novembre, au vif mécontentement de son père.

Heureusement, Mlle Jeanne, en personne d’esprit, choisit tout juste cette année-là pour faire son entrée dans le monde, et la venue de sa toute petite consola un peu M. Dorigny des déconvenues que lui causait «son grand».

D’ailleurs, promu à la dignité d’aîné, ce dernier s’était engagé solennellement à donner le bon exemple à sa cadette; mais avant qu’elle fût en âge d’en profiter, il avait bien le temps d’enlever bachot, licence et doctorat.

«Lorsqu’on prend l’habitude de muser au lieu de travailler, on a du mal à s’en défaire, observait le professeur, et la volonté est un outil qui se rouille comme les autres.

— Mais, papa, je m’occupe toujours....

— C’est vrai», appuyait Mme Dorigny, dont l’indulgence maternelle était prompte à l’excuser et qui vantait sans cesse son empressement, sa complaisance et son charmant caractère.

C’était un si bon enfant!

«Trop enfant! rectifiait M. Dorigny; il n’est pas plus sérieux à dix-huit ans que sa sœur à dix-huit mois! et il s’amuse autant avec elle, qu’elle avec lui.

— C’est d’un bon frère.

— Et d’un mauvais élève! un bachelier retoqué a d’autres occupations que de faire caracoler les petites filles sur son dos.

— Papa, je suis Heuri IV et toi l’ambassadeur d’Espagne.»

L’Ambassadeur d’Espagne avait beau froncer le sourcil, l’incorrigible gamin se précipitait à ses pieds, et les menottes de la fillette dans les siennes:

«Sire! les bourgeois de Calais supplient Votre Majesté de les recevoir en sa merci!... Hein! Suis-je calé en histoire?»

C’était sa façon de la repasser!

Comment se fâcher! S’il prenait une mine contrite, devant les reproches mérités, Jeannette se mettait à pleurer, bégayant:

«Pa... don... pou... Bert....»

Or le papa, déjà très indulgent à l’égard de son «grand», comme il l’appelait affectueusement, était un véritable papa-gâteau pour sa «petite».

Que voulez-vous? Quand elle avait montré son minois rose, il avait déjà la barbe grise, et il était moins père que grand-père.

Aussi, Mlle Jeanne prenait-elle la douce habitude de mener tout le monde par le bout du nez, à commencer par l’auteur de ses jours, qui ne savait guère résister à ses caprices.

Ah! si ses élèves l’avaient vu!

Heureusement, il ne faisait pas la classe aux petites filles!

Mlle Jeanne approchait de l’âge de raison, et Hubert terminait son service militaire, quand, à l’occasion de leur anniversaire de mariage, M. et Mme Dorigny, selon une invariable coutume, allèrent entendre Mignon, à l’Opéra-Comique.

C’était là que, selon la bonne vieille tradition bourgeoise, avait eu lieu leur première rencontre, et ils en gardaient douce souvenance, se complaisant à rappeler les menus détails de cette soirée décisive, d’où datait l’unique roman de leur vie paisible; les impressions confuses, les remarques puériles, les sourires échangés. Chaque année, ils tâchaient d’avoir la même loge, où elle lui était apparue radieuse, tout au plaisir du théâtre, dans son heureuse ignorance, entre son père et sa mère, préoccupés pour elle, qui lorgnaient les fauteuils d’orchestre pour y découvrir leur futur gendre. Pendant un entr’acte, il était venu, avec un ami commun, M. Angel, qui faisait les présentations, affronter l’examen scrutateur des parents, moins désobligeant encore que son insouciance, à elle! plus attentive aux faits et gestes de «Wilhem Meister», qu’à ceux de son modeste prétendant, timide et embarrassé, lui qui savait.

«Ma parole! j’étais presque jaloux de Lhérie», répétait-il en riant.

Après cinq lustres écoulés, ils franchissaient encore le seuil de la salle Favart avec une pointe d’émotion, comme en passant devant l’église où ils avaient été unis; et pendant qu’ils écoutaient l’Ouverture, une foule de souvenirs gais ou tristes, échos des jours écoulés, voltigeaient autour d’eux, tels des oiseaux migrateurs, redescendant du ciel aux premiers coups d’archet et mêlant leurs voix aériennes à la plainte du violoncelle ou à la joyeuse rentrée des cuivres.

En braves gens tout simples, pas ironistes ni «fin-de-siècle» pour deux sous, ils savouraient ces réminiscences du passé, vieux airs démodés quelquefois, mais dont on a l’accoutumance, qui font vibrer des cordes intimes au tréfonds de l’être.

Lorsque les montagnards de la Dame blanche chantaient à plein gosier:

«Car un baptême

Est une fête,»

ils évoquaient celui de leur premier-né, la maison en liesse, les grands-parents ravis, la pluie de dragées s’éparpillant sur les degrés, la bousculade, les cris des gamins, le toast attendri et chevrotant de l’aïeul octogénaire «au tout petit qu’il ne verrait pas grandir».

Avec Haydée, Venise, ses lagunes, ses gondoles, c’était leur voyage de noces; et l’Italie ensoleillée défilait sous leurs yeux mi-clos. Ils souriaient au refrain:

Ah! que Venise est belle!

Toujours belle, en effet, pour eux, malgré la mode changeante, puisque c’était là qu’ils s’étaient aimés.

Avec le Chalet et

«ces bois de sapins

«où règne la nuit sombre»

c’était un mois dans l’Oberland, à la suite du deuil d’une angelette qui n’avait fait que passer, sans même déposer ses ailes, mais n’en laissant pas moins grand vide derrière elle! et après tant d’années écoulées, la mère ne revoyait pas les Suissesses aux longues nattes et aux tabliers courts, sans soupirer:

«Dire que notre Marie serait presque une jeune fille!»

Mireille, le Domino noir, l’Ambassadrice, tout l’ancien répertoire chantant dans leur mémoire, leur rappelait quelque cher incident de leur existence sereine, dont rien n’avait jamais altéré la parfaite harmonie, où les larmes, inévitable tribut, hélas! n’avaient laissé aucune amertume.

Avec la musique moderne, moins familière à leurs oreilles, ils songeaient à l’avenir; au jour, prochain peut-être, où leur fils, à son tour, viendrait là comme était venu son père, lorgner timidement quelque gentille fiancée; au jour, plus lointain, où ce serait le tour de la chère fillette, qui dormait paisiblement, sans souci du futur en herbe les préoccupant déjà :

Quand je l’endors sur mes genoux,

Quand son petit corps frais et doux

Frissonne sous la longue blouse,

Je songe au mari qu’elle aura,

A cet inconnu qui viendra

Me la demander pour épouse.

Cette «Rêverie d’une maman», en prose ou en vers, est un peu celle de toutes les mères.

Cette année là, M. et Mme Dorigny étaient particulièrement charmés du spectacle: on donnait Mignon, qu’ils n’avaient pas revue depuis la date bénie de la présentation; et ils se réjouissaient de cette coïncidence:

«Ça nous rajeunit de vingt-cinq ans, maman, dit le professeur vérifiant si le billet de location était bien dans son portefeuille.

«Maman» sourit, déposa un dernier baiser sur le front de Jeannette, rêvant à sa poupée, respira en passant le superbe bouquet de son mari, cueillit une rose à celui de son fils (gentil! le pauvre troupier de ne pas oublier cet anniversaire!), et l’on partit, bras dessus, bras dessous, fredonnant tout bas:

«Connais-tu le pays?...»

De la rue d’Isly, où était leur appartement, proche le lycée, ils gagnèrent promptement la rue Favart, passèrent devant le contrôle en habitués et tendirent leur coupon à leur ouvreuse, avec un petit salut de connaissance.

«Je ne trouve pas cette musique si vieille, observa Mme Dorigny applaudissant la Romance de Mignon.

— C’est que nous avons, vieilli avec elle, mon amie, nous ne voyons pas plus ses rides que les nôtres.

— Je prétends bien n’en pas avoir.

— Comment donc! tu parais aussi fraîche qu’au premier jour.

— Flatteur!

— D’ailleurs, une jeune maman est toujours jeune, et notre Jeannette t’a au moins enlevé dix ans!»

.... L’acte touchait à sa fin; le Duo des Hirondelles commençait, lorsqu’une violente fumée envahit la scène....

Les spectateurs se levèrent inquiets.

«Allons-nous-en, Pierre, j’ai peur, dit Mme Dorigny, tremblante.

— Ce n’est qu’une fausse panique..., Tu vois, Taskin rassure le public, on se rassoit....

— C’est égal, j’aime mieux partir....

— Poltronne!»

Il l’aidait néanmoins à mettre son manteau et enfilait lui-même son pardessus, lorsqu’une gerbe de flammes fusa comme un éclair dévorant toiles et portants.... Le cri sinistre: «Au feu!» s’éleva à la fois de la scène et de la salle.

C’est un tumulte épouvantable; tout le monde se précipite vers les issues, se bouscule, s’écrase....

M. Dorigny essaie vainement d’ouvrir la porte, elle résiste à ses efforts; déjà les couloirs sont encombrés; dégringolant des galeries supérieures, le public roulant, grossissant, comme une avalanche, s’étouffe contre les parois des loges, que les malheureux prisonniers, suffoquant, asphyxiés, ébranlent d’un poing furieux et impuissant, au milieu de cris déchirants, de supplications éperdues, de gémissements plaintifs, à se croire dans un des cercles de l’«Enfer» de Dante.

Tout le monde se précipite vers les issues.


Le rideau de fer n’a pas manœuvré, l’incendie gagne, poussant devant lui des flammèches noires aveuglantes, le gaz s’éteint ajoutant encore à la confusion, le feu dévorant le remplace, court le long des balcons, grimpe aux colonnes, pénètre dans les loges, dont les locataires enfermés succombent à l’asphyxie ou, escaladant les balustrades, se précipitent au milieu de l’orchestre; des tisons rouges pleuvent sur le troupeau humain refoulé de toutes parts, allument les vêtements, brûlent les cheveux, grillent les chairs. Hommes, femmes, enfants affolés se tordent dans la fournaise, qui illumine les boulevards, jette l’épouvante dans les quartiers les plus reculés.

On peut se croire revenu aux jours sinistres de la Commune; et les nuages écarlates courant, se pressant au-dessus de la ville, telle une ardente chevauchée, empourprent d’un reflet sanglant les Tuileries, le Louvre, l’Hôtel de Ville, la Cour des Comptes, dont les ruines semblent se rallumer et mirent dans la Seine leur squelette calciné.

De toutes parts des secours arrivent, les pompes fendent au galop la foule, qui s’écarte terrifiée au son lugubre de la trompe d’alarme; mais le terrible fléau va encore plus vite, des grappes humaines suspendues aux fenêtres tombent et se broient sur les pavés; le lustre s’écroule sur un lit de cadavres dont il fait une horrible bouillie, la toiture s’effondre dans le cratère béant.... En vain, les lances braquées de tous les points font converger des torrents d’eau sur le brasier, en vain les échelles se dressent, les pompiers s’élancent, arrachent maintes victimes à la mort; pour une de sauvée, dix, vingt, cent succombent et les héroïques sauveteurs paient aussi leur tribut.

C’est un spectacle épouvantable, dont les témoins garderont l’inoubliable souvenir. Des familles entières restent dans les décombres; d’autres cherchent leurs membres dispersés.... et les premières ne sont pas les plus à plaindre! Le mari éperdu court çà et là appelant sa femme! la mère supplie qu’on lui rende sa fille! les enfants réclament leur père! une clameur désespérée s’élève des groupes lamentables! et ceux que la mort a épargnés, qui se retrouvent intacts, au complet, s’éloignent bien vite, presque honteux d’être épargnés au milieu de la désolation générale.

Le lendemain, Paris s’éveille morne, tragique, parlant bas, osant à peine interroger:

«Vous n’avez personne?»

C’est la question qui se presse sur toutes les lèvres et bien rares ceux qui peuvent répondre:

«Non».

Parents, amis, voisins, presque tout le monde est effleuré par l’épouvantable catastrophe, et connaît peu ou prou quelque victime, et la répercussion de tant de douleurs se fait sentir même aux plus indifférents.

Dans l’appartement de la rue d’Isly, deux orphelins sanglotent près du lit où vient d’expirer leur père, arraché mourant au brasier, qui, hélas! ne leur a même pas rendu les restes de leur mère.

Et les bouquets de fête ne sont pas encore fanés!


Ma petite

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