Читать книгу Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 4 - Dozy Reinhart Pieter Anne - Страница 2
II
ОглавлениеA l’époque dont nous parlons, deux hommes également remarquables, mais qui se portaient une haine mortelle, avaient la conduite des affaires à Grenade et à Almérie. C’étaient l’Arabe Ibn-Abbâs et le juif Samuel.
Rabbi Samuel ha-Lévi, qu’on nommait ordinairement Ben-Naghdéla, était né à Cordoue, où il avait étudié le Talmud sous Rabbi Hanokh, le chef spirituel de la communauté juive. Il s’était appliqué aussi, avec beaucoup de succès, à l’étude de la littérature arabe et de presque toutes les sciences que l’on cultivait alors. Au reste, il n’avait été longtemps rien autre chose qu’un simple marchand d’épicerie, d’abord à Cordoue, puis à Malaga, où il s’était établi après la prise de la capitale par les Berbers de Solaimân, lorsqu’un heureux hasard vint l’arracher à son humble condition.
Sa boutique se trouvait près d’un château qui appartenait à Abou-’l-Câsim ibn-al-Arîf, le vizir de Habbous, roi de Grenade. Or, les gens de ce château avaient souvent à écrire à leur maître, mais comme ils étaient illettrés, ils firent rédiger leurs lettres par Samuel. Ces lettres excitèrent l’admiration du vizir, car elles étaient écrites avec la plus grande élégance et artistement émaillées des plus belles fleurs de la rhétorique arabe. Aussi s’empressa-t-il, quand il eut l’occasion de venir à Malaga, de s’enquérir de la personne qui les avait composées. Puis, ayant fait venir le juif: «Il n’est pas digne de toi, lui dit-il, de rester dans une boutique. Tu mérites de briller à la cour, et si tu le veux bien, tu seras mon secrétaire.» Samuel accompagna donc le vizir alors que ce dernier retourna à Grenade, et l’estime qu’Ibn-al-Arîf avait déjà conçue pour lui ne fit que s’accroître quand, dans leurs entretiens sur des affaires d’Etat, il découvrit chez lui une rare intelligence des hommes et des choses, et une sûreté de coup d’œil vraiment merveilleuse. «Tous les conseils que donnait Samuel, dit un historien juif, étaient comme si quelqu’un interrogeait la parole de Dieu.» Aussi le vizir les suivait-il désormais, ce dont il n’eut qu’à se louer. Puis, étant tombé malade et sentant sa fin approcher, il dit à son roi qui était venu le visiter et qui ne savait comment remplacer le fidèle serviteur qu’il allait perdre: «Dans ces derniers temps, seigneur, je ne vous ai jamais conseillé d’après mon propre cœur, mais par l’inspiration de mon secrétaire, le juif Samuel. Fixez vos yeux sur lui, qu’il vous soit un père et un ministre; faites tout ce qu’il vous conseillera, et Dieu vous sera en aide.» Le roi Habbous suivit ce conseil. Il accueillit Samuel dans son palais, et ce juif devint son secrétaire et son conseiller35.
Dans aucun autre Etat musulman peut-être, un juif n’a gouverné directement et publiquement sous le titre de vizir et de chancelier. Souvent, il est vrai, des juifs ont joui d’une certaine considération auprès des souverains musulmans, qui aimaient surtout à leur confier l’administration des finances; mais d’ordinaire la tolérance musulmane n’allait pas jusqu’à souffrir patiemment qu’un juif fût premier ministre. Aussi la chose, si elle était possible quelque part, ne l’était qu’à Grenade. Les juifs y étaient si nombreux, qu’on l’appelait la ville des juifs36, et comme ils étaient riches et puissants, ils se mêlaient assez souvent des affaires de l’Etat. C’est là, en un mot, qu’ils avaient trouvé, sinon la terre promise, au moins la manne au désert et le rocher d’Horeb. L’élévation de Samuel s’explique encore d’une autre manière. Il n’était pas facile pour le roi de Grenade de trouver un premier ministre, car, à vrai dire, il ne pouvait confier ce poste important ni à un Berber ni à un Arabe. Dans ce temps-là on voulait qu’un ministre fût très-lettré, qu’il fût en état de composer les lettres que l’on envoyait à d’autres princes et qui s’écrivaient en prose rimée, dans un style extrêmement recherché. Le roi de Grenade surtout tenait à des talents de cette nature. Il ressemblait à un parvenu qui tâche de se donner les airs du grand monde: à demi barbare, il prenait une peine infinie pour ne pas le paraître. Il se piquait d’avoir de la littérature, et prétendait même que la nation dont il était issu, celle de Cinhédja, n’était pas d’origine berbère, mais d’origine arabe37. Il lui fallait donc à tout prix un ministre qui ne le cédât en rien à ceux de ses voisins. Mais où le trouver? Ses Berbers savaient fort bien se battre, prendre des villes, les saccager et les brûler, mais ils étaient incapables d’écrire correctement une seule ligne dans la langue du Coran. Et quant aux Arabes, qui ne subissaient son joug qu’en frémissant de rage et de honte, il ne pouvait se fier à eux. Ils auraient tenu à honneur de le tromper, de le trahir. Dans ces circonstances un juif tel que Samuel, qui, selon le témoignage des savants arabes eux-mêmes, avait approfondi toutes les finesses de leur langue; qui, tout zélé qu’il était pour sa religion, ne se faisait cependant point scrupule, quand il écrivait à des musulmans, d’employer les formules religieuses qui leur étaient habituelles38, devait être pour lui un véritable trésor. Et il n’eut point à rougir de l’avoir élevé au rang de premier ministre: son choix fut approuvé même par les Arabes. Malgré leur intolérance et leurs préjugés contre les enfants d’Israël, ils étaient forcés d’avouer que Samuel était un génie supérieur. Et de fait, son savoir était varié et immense. Il était mathématicien, logicien, astronome39; il ne savait pas moins de sept langues40. Joignez-y qu’il était fort généreux envers les poètes et les hommes de lettres en général. Aussi ceux qu’il avait comblés de ses faveurs ne tarissaient pas sur son éloge, et le poète Monfatil lui adressa même ces vers, que les écrivains musulmans ne citent qu’avec une sainte horreur:
O toi qui as réuni en ta personne toutes les belles qualités dont d’autres ne possèdent qu’une partie, toi qui as rendu la liberté à la Générosité captive, tu es supérieur aux hommes les plus libéraux de l’Orient et de l’Occident, de même que l’or est supérieur au cuivre. Ah! si les hommes pouvaient distinguer la vérité de l’erreur, ils n’appliqueraient leur bouche que sur tes doigts. Au lieu de chercher à plaire à l’Eternel en baisant la pierre noire à la Mecque, ils baiseraient tes mains, car ce sont elles qui disposent du bonheur. Grâce à toi, j’ai obtenu ici-bas ce que je désirais, et j’espère que, grâce à toi, j’obtiendrai aussi là-haut ce que je souhaite. Quand je me trouve auprès de toi et des tiens, je professe ouvertement la religion qui prescrit d’observer le sabbat, et quand je suis auprès de mon propre peuple, je la professe en secret41.
Mais ce que les Arabes ne pouvaient estimer à sa juste valeur, c’étaient les services que Samuel rendait à la littérature hébraïque. Et ils étaient très-considérables. Il publia en hébreu une Introduction au Talmud et vingt-deux ouvrages relatifs à la grammaire, parmi lesquels le plus développé et le plus remarquable était le Livre de richesse, qu’un juge fort compétent, un coreligionnaire de Samuel qui florissait au douzième siècle, met au-dessus de tous les autres ouvrages qui traitent de la grammaire. Il était aussi poète: il donna des imitations des Psaumes, des Proverbes et de l’Ecclésiaste. Remplies d’allusions, de proverbes arabes, de sentences empruntées aux philosophes, d’expressions rares tirées des poètes sacrés, ces poésies étaient fort difficiles à comprendre; les juifs, même les plus savants, n’en saisissaient le sens qu’avec l’aide d’un commentaire42; mais comme l’affectation et la recherche étaient alors aussi communes dans la littérature hébraïque que dans la littérature arabe qui lui servait de modèle, l’obscurité comptait plutôt pour un mérite que pour un vice. Il veillait, d’ailleurs, avec une sollicitude paternelle sur les jeunes étudiants juifs, et s’ils étaient pauvres, il pourvoyait généreusement à leurs besoins. Il avait à son service des écrivains qui copiaient le Michnâ et le Talmud, et il donnait ces copies en cadeau aux élèves qui n’avaient pas les moyens d’en acheter. Ses bienfaits ne se bornaient pas à ses coreligionnaires d’Espagne. En Afrique, en Sicile, à Jérusalem, à Bagdad, partout enfin les juifs pouvaient compter sur son appui et ses largesses43. Aussi les juifs de la principauté de Grenade, voulant lui donner une preuve de leur estime et de leur reconnaissance, lui avaient décerné, dès l’année 1027, le titre de naghîd, c’est-à-dire de chef ou prince des juifs de Grenade.
Comme homme d’Etat, il joignait à un esprit vif et lucide un caractère ferme et une prudence consommée. D’ordinaire – qualité précieuse pour un diplomate – il parlait peu et pensait beaucoup. Il profitait de toutes les circonstances avec un savoir-faire merveilleux; il connaissait le caractère et les passions des hommes, et les moyens de les dominer par leurs vices. De plus, il était homme du monde. Dans les magnifiques salles de l’Alhambra il se montrait si parfaitement à son aise, qu’on l’eût cru né au sein du luxe. Personne ne parlait avec autant d’élégance ou d’adresse, ne maniait mieux la flatterie, ne savait avec plus d’art être caressant ou familier dans le discours, entraînant par sa verve ou persuasif par ses arguments. Et pourtant – chose rare chez ceux qu’un tour de roue de la fortune élève à une subite opulence et à une haute dignité – il n’avait rien de la hauteur d’un parvenu, rien de l’insolente et sotte infatuation généralement familière aux enrichis. Bienveillant et aimable pour tout le monde, il possédait cette dignité vraie qui résulte du naturel, du manque absolu de prétentions. Loin de rougir de son ancienne condition et de la vouloir cacher, il la glorifiait de son mieux, et imposait par sa simplicité même à ses détracteurs44.
Le vizir de Zohair d’Almérie, Ibn-Abbâs, était aussi un homme fort remarquable. On disait de lui qu’il n’avait point d’égal sous quatre rapports: le style épistolaire, la richesse, l’avarice et la vanité. Sa richesse était en effet presque fabuleuse. On évaluait sa fortune à plus de cinq cent mille ducats45. Son palais était meublé avec une magnificence princière et encombré de serviteurs; il y avait cinq cents chanteuses, toutes d’une rare beauté; mais ce que l’on y admirait surtout, c’était une immense bibliothèque, qui, sans compter d’innombrables cahiers détachés, contenait quatre-cent mille volumes. Rien ne semblait manquer au bonheur de ce favori de la fortune. Il était beau et encore jeune, car il comptait à peine trente ans; sa naissance était fort honorable, car il appartenait à l’ancienne tribu des défenseurs de Mahomet; il nageait dans l’or, et d’ailleurs, comme il était fort instruit, qu’il avait la repartie prompte et qu’il s’exprimait avec beaucoup de correction et d’élégance, il jouissait d’une haute réputation littéraire. Malheureusement une sorte de vertige s’était emparé de lui: sa présomption ne connaissait pas de bornes et elle lui avait fait des ennemis innombrables. Les Cordouans surtout étaient furieux contre lui, car une fois qu’il était venu dans leur ville avec Zohair, il avait traité avec le plus grand dédain les hommes les plus distingués par leur naissance ou par leurs talents, et en partant il avait dit: «Je n’ai vu ici que des sâïl et des djâhil (des mendiants et des ignorants).» Le fait est que sa présomption tenait de près à la folie. «Tous les hommes fussent-ils mes esclaves, disait-il dans ses vers, mon âme ne serait pas encore contente. Elle voudrait monter à un endroit plus élevé que les plus hautes étoiles, et arrivée là, elle voudrait monter encore.» Il avait aussi composé ce vers qu’il répétait à tout propos, mais principalement quand il jouait aux échecs:
Lorsqu’il s’agit de moi, le Malheur dort toujours, – et défense expresse lui a été faite de me frapper.
Cet insolent défi jeté à la destinée avait excité à Almérie l’indignation de tout le monde, et un hardi poète se fit l’interprète de l’opinion publique en substituant à la seconde moitié du vers ces mots qui étaient un pronostic véritable:
Mais le temps arrivera où la Destinée, qui ne dort jamais, l’éveillera (éveillera le Malheur).
Arabe pur sang, Ibn-Abbâs haïssait les Berbers et méprisait les juifs. Peut-être ne voulait-il pas précisément que son maître se joignît à la ligue arabe-slave, car dans ce cas Zohair aurait été jeté dans l’ombre par le chef de cette ligue, le cadi de Séville; mais il s’indignait du moins de le voir l’allié d’un Berber qui avait pour ministre un juif qu’il détestait et dont il se savait haï. De concert avec Ibn-Bacanna46, le vizir des Hammoudites de Malaga, il avait tâché d’abord de renverser Samuel. Pour y parvenir, il avait inventé d’innombrables calomnies, mais sans atteindre son but. Alors il avait essayé de brouiller son maître avec le roi de Grenade, en l’engageant à prêter son appui à Mohammed de Carmona, l’ennemi de Habbous, et ce plan lui avait réussi.
Peu de temps après, dans le mois de juin de l’année 103847, Habbous vint à mourir. Il laissa deux fils, dont l’aîné s’appelait Bâdîs et le cadet Bologguîn. Les Berbers et quelques juifs voulaient donner le trône à ce dernier; d’autres juifs, Samuel entre autres, penchaient pour Bâdîs, de même que les Arabes. Une guerre civile eût donc éclaté, si Bologguîn n’eût renoncé spontanément à la couronne, et quand il eut prêté serment à son frère, ses partisans, malgré qu’ils en eussent, furent obligés de suivre son exemple48.
Le nouveau prince fit tout ce qu’il put pour rétablir l’alliance avec le seigneur d’Almérie, et celui-ci déclara enfin que tout serait réglé dans une entrevue. Accompagné d’un nombreux et magnifique cortége, il se mit donc en marche, et arriva inopinément devant les portes de Grenade, sans avoir demandé la permission de franchir la frontière. Bâdîs fut profondément blessé de cette démarche inconvenante; néanmoins il reçut le prince d’Almérie avec beaucoup d’égards, régala somptueusement les gens de sa suite, et les combla de dons. La négociation, toutefois, n’aboutit pas; ni les princes, ni leurs ministres (Samuel avait conservé son poste) ne purent s’entendre. Joignez-y que Zohair, qui se laissait influencer par Ibn-Abbâs, prenait envers Bâdîs un ton de supériorité fort offensant. Aussi le roi de Grenade songeait déjà à punir le prince d’Almérie de son insolence, lorsqu’un de ses officiers, qui s’appelait Bologguîn, se chargea de faire une dernière tentative pour amener une réconciliation. La nuit venue, il se rendit donc auprès d’Ibn-Abbâs. «Craignez le châtiment de Dieu, lui dit-il. C’est vous qui faites obstacle à un raccommodement, car votre maître se laisse guider par vous. Cependant vous savez aussi bien que nous, qu’à l’époque où nous agissions de concert, nous étions heureux dans toutes nos entreprises, de sorte que nous faisions envie à tout le monde. Eh bien, rétablissons notre alliance! Le point sur lequel nous n’avons pu nous entendre jusqu’ici, c’est l’appui que vous prêtez à Mohammed de Carmona. Abandonnez ce prince à son sort, comme notre émir l’exige, et tout le reste s’arrangera de soi-même.» Ibn-Abbâs lui répondit d’un ton moitié protecteur, moitié dédaigneux, et quand le Berber essaya de toucher son cœur en l’embrassant et en versant des larmes: «Epargne-toi ces démonstrations et ces grands mots, lui dit-il, car ils n’ont aucun effet sur moi. Ce que je te disais hier, je te le dis aujourd’hui: si toi et les tiens, vous ne faites pas ce que nous voulons, je ferai en sorte que vous vous en repentirez.» Exaspéré par ces paroles: «Est-ce là la réponse que je dois rapporter au conseil?» demanda Bologguîn. «Sans doute, lui répondit Ibn-Abbâs, et si tu veux me prêter des termes encore plus forts que ceux dont je me suis servi, je te le permets volontiers.»
Pleurant d’indignation et de rage, Bologguîn retourna auprès de Bâdîs et de son conseil. Puis, quand il eut rapporté l’entretien qu’il avait eu avec le vizir: «Cinhédjites, s’écria-t-il, l’arrogance de cet homme est insupportable. Levez-vous tous pour la rabattre, sinon vos demeures ne vous appartiennent plus!» Les Grenadins partagèrent son courroux, et l’autre Bologguîn, le frère de Bâdîs, se montra le plus indigné de tous. Il somma son frère de prendre à l’instant même les mesures nécessaires pour punir les Almériens, et Bâdîs le lui promit.
En retournant vers ses Etats, Zohair avait à passer plusieurs défilés et un pont auquel un village voisin empruntait son nom d’Alpuente. Bâdîs ordonna de couper ce pont et envoya des soldats qu’il chargea d’occuper les défilés. Toutefois, comme il était moins exaspéré contre Zohair que son frère, et qu’il ne désespérait pas encore tout à fait de ramener l’ancien ami de son père à de meilleurs sentiments, il résolut de le faire avertir secrètement du péril qui le menaçait. A cet effet il eut recours à l’entremise d’un officier berber qui servait dans l’armée almérienne. Cet officier alla trouver Zohair pendant la nuit, et lui parla en ces termes: «Croyez-moi, seigneur, quand je vous assure que vous aurez de la difficulté à passer demain les défilés qui se trouvent sur votre route. Je vous conseille donc de partir à l’instant même; de cette manière vous serez peut-être en état de traverser les défilés avant que les Grenadins aient eu le temps de les occuper, et si alors ils vous poursuivent, vous pourrez leur livrer bataille dans la plaine ou vous mettre en sûreté dans une de vos forteresses.» Ce conseil parut ne pas déplaire à Zohair; mais Ibn-Abbâs, qui assistait à cet entretien, s’écria: «C’est la peur qui le fait parler ainsi.» «Quoi! dit alors l’officier, c’est en parlant de moi que vous dites cela? De moi qui ai pris part à vingt batailles, tandis que vous-même, vous n’en avez jamais vu une seule? Eh bien! vous verrez que l’événement me donnera raison.» Et il sortit indigné.
Les ennemis d’Ibn-Abbâs (et nous avons déjà dit qu’il en avait beaucoup) ont prétendu qu’il avait repoussé le conseil de l’officier berber, non parce qu’il le croyait mauvais, mais parce qu’il désirait que Zohair fût tué. Ibn-Abbâs, disaient-ils, avait l’ambition de régner à Almérie; il voulait donc que Zohair trouvât la mort en combattant contre les Grenadins, et quant à lui-même, il espérait qu’il lui serait possible de se sauver par la fuite et de se faire proclamer souverain à Almérie. Peut-être y a-t-il quelque chose de vrai dans cette accusation; nous verrons du moins que plus tard Ibn-Abbâs se vanta auprès de Bâdîs d’avoir attiré Zohair dans un piége.
Quoi qu’il en soit, Zohair se vit cerné, le lendemain matin (5 août 1038), par les troupes de Grenade. Ses soldats en furent consternés; mais lui-même ne perdit pas sa présence d’esprit. Il rangea aussitôt en bataille ses fantassins noirs, qui étaient au nombre de cinq cents, et ses Andalous; puis il ordonna à son lieutenant Hodhail de fondre sur les ennemis à la tête de la cavalerie slave. Hodhail obéit; mais le combat à peine engagé, il fut démonté, soit par un coup de lance, soit par un faux pas de son cheval, et alors ses cavaliers prirent la fuite dans le plus grand désordre. Au même instant Zohair fut trahi par ses nègres, dans lesquels il avait cependant une grande confiance. Ces nègres passèrent à l’ennemi, après s’être rendus maîtres du dépôt d’armes. Il ne restait donc que les Andalous; mais ceux-ci, qui étaient en général de fort mauvais soldats, n’eurent rien de plus pressé que de s’enfuir, et bon gré, mal gré, Zohair dut en faire autant. Comme le pont d’Alpuente était coupé et que les défilés étaient occupés par les ennemis, les fuyards durent chercher un refuge sur les montagnes. La plupart furent sabrés par les Grenadins qui ne donnaient point de quartier; d’autres trouvèrent la mort dans d’effroyables précipices, et de ce nombre fut Zohair lui-même.
Tous les fonctionnaires civils avaient été faits prisonniers, Bâdis ayant ordonné d’épargner leur vie. Ibn-Abbâs se trouvait parmi eux. Il croyait n’avoir rien à craindre et ne s’inquiétait que de ses livres. «Mon Dieu, mon Dieu, criait-il, que deviendront mes paquets!» Et s’adressant aux soldats qui le conduisaient vers Bâdîs: «Allez dire à votre maître, leur dit-il, qu’il prenne bien soin de mes paquets; il ne faut pas qu’il s’en déchire quelque chose, car ils contiennent des livres d’une valeur inestimable.» Puis, quand il fut arrivé en présence de Bâdîs: «Eh bien, lui dit-il en souriant, n’ai-je pas bien servi vos intérêts, puisque je vous ai livré les chiens que voilà?» et il désigna du doigt les prisonniers slaves. «Rendez-moi maintenant un service à votre tour, continua-t-il; ordonnez qu’on respecte mes livres; rien ne me tient tant au cœur.» Pendant qu’il parlait ainsi, les prisonniers almériens lui jetaient des regards furieux, et l’un d’entre eux, le capitaine Ibn-Chabîb, s’écria en s’adressant à Bâdîs: «Seigneur, je vous en conjure par celui qui vous a donné la victoire, ne laissez pas échapper cet infâme qui a perdu notre maître. Lui seul est coupable de tout ce qui est arrivé, et si je puis être témoin de son supplice, je me laisserai volontiers couper la tête l’instant d’après!» A ces paroles Bâdîs sourit d’une manière bienveillante, et ordonna de rendre la liberté au capitaine. Il fut le seul parmi les militaires qui eût la vie sauve; tous les autres furent livrés successivement au bourreau. Ibn-Abbâs, au contraire, fut le seul parmi les fonctionnaires civils qui ne fût pas remis en liberté. L’orgueilleux vizir connut enfin le malheur qu’il avait défié dans sa folle audace; il voyait s’accomplir la prédiction du poète almérien. Il fut enfermé dans un cachot de l’Alhambra, et les chaînes dont on le chargea ne pesaient pas moins de quarante livres. Il savait que Bâdîs était fort irrité contre lui, et que Samuel désirait sa mort. Toutefois il conservait encore quelque espoir; Bâdîs, à qui il avait fait offrir trente mille ducats comme le prix de sa délivrance, lui avait fait répondre qu’il prendrait sa demande en considération, et il avait laissé passer presque deux mois sans rien décider à son égard. Pendant ce temps des influences contraires se combattaient à la cour de Grenade: d’une part, l’ambassadeur cordouan sollicitait la liberté des prisonniers et principalement d’Ibn-Abbâs; de l’autre, l’ambassadeur et le beau-frère de l’Amiride Abdalazîz de Valence, Abou-’l-Ahwaç Man ibn-Çomâdih, insistait auprès de Bâdîs pour qu’il mît à mort tous les prisonniers, et Ibn-Abbâs en premier lieu. Abdalazîz s’était hâté de prendre possession de la principauté d’Almérie, sous le prétexte qu’elle lui revenait par droit de dévolution, Zohair ayant été un client de sa famille, et il craignait que si Ibn-Abbâs et les autres prisonniers recouvraient la liberté, ils ne lui disputassent le pouvoir. Bâdîs lui-même ne savait à quel parti s’arrêter; la cupidité et le désir de la vengeance se combattaient dans son cœur; mais un soir qu’il se promenait à cheval avec son frère Bologguîn, il lui parla de la proposition d’Ibn-Abbâs et lui demanda son avis. «Quand vous aurez accepté son argent, lui répondit Bologguîn, et qu’il aura recouvré la liberté, il vous suscitera une guerre qui vous coûtera le double de sa rançon. Je suis d’avis que vous ferez bien de le mettre à mort sans retard.»
La promenade finie, Bâdîs se fit amener son prisonnier et lui reprocha ses torts dans les paroles les plus dures. Ibn-Abbâs attendit avec résignation la fin de cette longue invective; puis, quand le roi eut cessé de parler: «Seigneur, s’écria-t-il, je vous en supplie, ayez pitié de moi; délivrez-moi de mes peines! – Tu en seras délivré aujourd’hui même,» lui répondit le prince; et comme il voyait briller une lueur d’espérance sur la pâle et morne figure de son prisonnier, il se tut quelques instants. Puis il reprit avec un sourire féroce: «Tu iras là où tu souffriras bien davantage.» Ensuite il dit à Bologguîn quelques paroles en berber, langue qu’Ibn-Abbâs ne comprenait pas; mais les derniers mots que Bâdîs lui avait adressés, son terrible sourire, son air menaçant et farouche, tout cela lui disait assez clairement que sa dernière heure allait sonner. «Prince, prince, s’écria-t-il en tombant à genoux, épargnez ma vie, je vous en conjure! Ayez pitié de mes femmes, de mes jeunes enfants! Ce n’est pas trente mille ducats que je vous offre, c’est soixante mille; mais au nom de Dieu, laissez-moi la vie!»
Bâdîs l’écouta sans mot dire; puis, brandissant son javelot, il le lui plongea dans la poitrine. Son frère Bologguîn et son chambellan Alî ibn-al-Carawî suivirent son exemple; mais Ibn-Abbâs, qui ne discontinuait pas d’implorer la clémence de ses bourreaux, ne tomba par terre qu’au dix-septième coup (24 septembre 1038)49.
Grenade ne tarda pas à apprendre que le riche et orgueilleux Ibn-Abbâs avait cessé de vivre. Les Africains s’en réjouirent, mais personne ne reçut cette nouvelle avec autant de satisfaction que Samuel. Il ne lui restait maintenant qu’un seul ennemi dangereux, Ibn-Bacanna, et un pressentiment secret lui disait que celui-là aussi périrait bientôt. De même que les Arabes, les juifs croyaient alors qu’on entendait parfois dans son sommeil un esprit qui prédisait l’avenir en vers, et une nuit qu’il dormait, Samuel entendit une voix qui lui récitait trois vers hébreux, dont voici le sens:
Déjà Ibn-Abbâs a péri, ainsi que ses amis et ses affidés; à Dieu louange et sanctification! Et l’autre ministre, celui qui complotait avec lui, sera promptement abattu et broyé comme la vesce. Que sont devenus tous leurs murmures, leur méchanceté et leur puissance? – Que le nom de Dieu soit sanctifié50!
Peu d’années plus tard, comme nous serons obligé de le raconter, Samuel vit s’accomplir cette prédiction; tant il est vrai que les sentiments de haine ou d’amour donnent parfois une singulière prescience de l’avenir.
35
Journal asiat., IVe série, t. XVI, p. 203-205 (article de M. Munk).
36
Cronica del Moro Rasis, p. 37.
37
Ibn-Haiyân, apud Ibn-Bassâm, t. I, fol. 122 r.
38
Voyez mon Introduction à la Chronique d’Ibn-Adhârî, p. 97.
39
Ibid., p. 96, 97.
40
Journ. asiat., p. 209, dans la note.
41
Ibn-Bassâm, t. I, fol. 200 r.
42
Journ. asiat., p. 222-224.
43
Journ. asiat., p. 209.
44
Voyez mon Introduction à la Chronique d’Ibn-Adhârî, p. 96, 97.
45
Cinq millions de francs; au pouvoir actuel de l’argent, trente-cinq millions.
46
Moïse ben-Ezra (dans le Journ. asiat., p. 212, note) l’appelle Ibn-abî-Mousâ. Tel est en effet le nom que Homaidî donne au vizir Ibn-Bacanna, et c’est à tort que le copiste du man. d’Abd-al-wâhid (voyez mon édition de cet auteur, p. 43) a biffé le mot abî, qu’il avait écrit d’abord.
47
Abbad., t. II, p. 34.
48
Journ. asiat., p. 206-208.
49
Ibn-Haiyân, apud Ibn-Bassâm, t. I, fol. 171 r. -175 r.; Ibn-al-Khatîb, man. G., fol. 134 v., 135 r. (article sur Zohair), 51 v. -52 v. (article sur Abou-Djafar Ahmed ibn-Abbâs al-Ançârî); Maccarî, t. II, p. 359, 360; Abbad., t. II, p. 34.
50
Voyez Moïse ben-Ezra, cité par M. Munk dans le Journ. asiat., p. 212. Dans ce passage il faut prononcer onchida, au passif, et non anchada, à l’actif, comme l’a fait M. Munk.