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IV

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Le sanguinaire tyran de Grenade devenait de plus en plus le chef de son parti. Il est vrai qu’il reconnaissait encore la suzeraineté des Hammoudites de Malaga, mais ce n’était que pour la forme. Ces princes étaient très-faibles: ils se laissaient dominer par leurs ministres, ils s’exterminaient les uns les autres par le fer ou par le poison, et loin de pouvoir songer à contrôler leurs puissants vassaux, ils s’estimaient heureux s’ils réussissaient à régner, avec quelque apparence de tranquillité, sur Malaga, Tanger et Ceuta.

Il y avait, d’ailleurs, une profonde différence entre ces deux cours. A celle de Grenade il n’y avait que des Berbers ou des hommes qui, comme le juif Samuel, agissaient constamment dans l’intérêt berber. Il y régnait, par conséquent, une remarquable unité de vues et de plans. A la cour de Malaga, au contraire, il y avait aussi des Slaves, et tôt ou tard les jalousies, les rivalités, les haines, qui avaient tant contribué à renverser les Omaiyades, devaient s’y faire jour.

Le calife Idrîs Ier, déjà malade au moment où il envoya ses troupes contre les Sévillans, rendit le dernier soupir deux jours après qu’il eut reçu la tête d’Ismâîl, qui avait été tué dans la bataille d’Ecija. Aussitôt la lutte s’engage entre Ibn-Bacanna, le ministre berber, et Nadjâ, le ministre slave. Le premier veut donner le trône à Yahyâ, le fils aîné d’Idrîs, pleinement convaincu que dans ce cas le pouvoir lui appartiendra. Le Slave s’y oppose. Premier ministre dans les possessions africaines, il y proclame calife Hasan ibn-Yahyâ, un cousin germain de l’autre prétendant, et prépare tout pour passer le Détroit avec lui. D’un caractère moins ferme, moins audacieux, le ministre berber se laisse intimider par l’attitude menaçante du Slave. Ne sachant à quelle résolution s’arrêter, il veut tantôt persister dans son projet, et tantôt y renoncer. Dans son indécision, il néglige de prendre les mesures nécessaires. Tout à coup il voit la flotte africaine mouiller dans la rade de Malaga. Il s’enfuit en toute hâte, et se retire à Comarès avec son prétendant. Hasan, maître de la capitale, lui fait dire qu’il lui pardonne et qu’il lui permet de revenir. Le Berber se fie à sa parole, mais on lui coupe la tête. La prédiction que le juif Samuel avait cru entendre dans son rêve, s’était donc accomplie.

Bientôt après, le compétiteur de Hasan fut aussi mis à mort. Peut-être Nadjâ fut-il seul coupable de ce crime, comme quelques historiens donnent à l’entendre; mais Hasan dut en subir la punition. Il fut empoisonné par sa femme, la sœur du malheureux Yahyâ.

Alors Nadjâ crut pouvoir se passer d’un prête-nom. D’un souverain il voulait posséder non-seulement l’autorité, mais aussi le titre. Ayant donc tué le fils de Hasan, qui était encore fort jeune, et jeté son frère Idrîs en prison, il se proposa hardiment aux Berbers comme souverain, et tâcha de les gagner par les promesses les plus brillantes. Quoique profondément indignés de son incroyable audace, de son ambition sacrilége – car ils avaient pour les descendants du Prophète une vénération presque superstitieuse – les Berbers crurent toutefois devoir attendre, pour le punir, un moment plus favorable. Ils répondirent donc qu’ils lui obéiraient et lui prêtèrent serment.

Nadjâ annonça alors son intention d’aller enlever Algéziras au Hammoudite Mohammed qui y régnait. On se mit en campagne; mais déjà dans les premières rencontres avec l’ennemi, le Slave put remarquer que les Berbers se battaient mollement et qu’il ne pouvait pas compter sur eux. Il crut donc agir sagement en donnant l’ordre de la retraite. Il avait formé le projet d’exiler les Berbers les plus suspects dès qu’il serait de retour dans la capitale, de gagner les autres à force d’argent, et de s’entourer d’autant de Slaves que cela lui serait possible. Mais ses ennemis les plus acharnés furent informés de son plan ou le devinèrent, et au moment où l’armée passait par un étroit défilé, ils fondirent sur l’usurpateur et le tuèrent (5 février 104357).

Pendant que la plus grande confusion régnait parmi les troupes, les Berbers poussant des cris de joie et les Slaves prenant la fuite parce qu’ils craignaient de partager le sort de leur chef, deux des meurtriers galopèrent vers Malaga à bride abattue. En arrivant dans la ville: «Bonne nouvelle, bonne nouvelle, crièrent-ils, l’usurpateur est mort!» Puis, se précipitant sur le lieutenant de Nadjâ, ils l’assassinèrent. Idrîs, le frère de Hasan, fut tiré de sa prison et proclamé calife.

Dès lors le rôle des Slaves était fini à Malaga; mais la tranquillité, un moment rétablie, ne fut pas de longue durée.

Idrîs II n’était pas, à coup sûr, un grand esprit, mais il était bon, charitable, presque exclusivement occupé de répandre des bienfaits. S’il n’eût tenu qu’à lui, personne n’eût été malheureux. Il rappela tous les exilés, de quelque parti qu’ils fussent, et leur rendit leurs biens; jamais il ne voulait prêter l’oreille à un délateur; chaque jour il faisait distribuer cinq cents ducats aux pauvres. Sa sympathie pour les hommes du peuple, avec lesquels il aimait à s’entretenir, contrastait singulièrement avec le faste, l’ostentation et la scrupuleuse étiquette de sa cour. En leur qualité de descendants du gendre du Prophète, les Hammoudites étaient, aux yeux de leurs sujets, presque des demi-dieux. Pour entretenir une illusion si favorable à leur autorité, ils se montraient rarement en public et s’entouraient d’une sorte de mystère. Idrîs lui-même, malgré la simplicité de ses goûts, ne s’écarta pas du cérémonial établi par ses prédécesseurs: un rideau le dérobait aux regards de ceux qui lui parlaient; seulement, comme il était la bonhomie en personne, il oubliait parfois son rôle. Un jour, par exemple, un poète de Lisbonne lui récita une ode. Il vanta sa charité et glorifia aussi sa noble origine. «Tandis que les autres mortels ont été créés d’eau et de poussière, disait-il dans son langage bizarre, les descendants du Prophète ont été créés de l’eau la plus pure, l’eau de la justice et de la piété. Le don de la prophétie est descendu sur leur aïeul, et l’ange Gabriel, invisible pour nous, plane sur leur tête. Le visage d’Idrîs, le commandeur des croyants, ressemble au soleil levant, qui éblouit par ses rayons les yeux de ceux qui le regardent, et pourtant, prince, nous voudrions vous voir, afin de pouvoir profiter de votre lumière, émanation de celle qui entoure le seigneur de l’univers.» «Lève le rideau!» dit alors le calife à son chambellan, car jamais il ne repoussait une prière. Plus heureux que cette pauvre amante de Jupiter qui périt victime de sa fatale curiosité, le poète put alors contempler à son aise la figure de son Jupiter à lui, laquelle, si elle ne répandait pas une lumière foudroyante, portait au moins l’empreinte de la bienveillance et de la bonté. Peut-être lui plut-elle mieux, telle qu’elle était, que si elle eût été entourée de ces rayons éblouissants dont il avait parlé dans ses vers. Il est certain du moins qu’ayant reçu un beau cadeau, il se retira fort content.

Malheureusement pour la dignité et la sûreté de l’Etat, Idrîs joignait à une grande bonté de cœur une extrême faiblesse de caractère. Il ne savait ou n’osait rien refuser à qui que ce fût. Bâdîs ou un autre lui demandait-il un château ou autre chose, il lui accordait toujours sa demande. Un jour Bâdîs le somma de lui livrer son vizir, lequel avait eu le malheur de lui déplaire. «Hélas, mon ami, dit alors Idrîs à son ministre, voici une lettre du roi de Grenade dans laquelle il me demande de vous mettre entre ses mains. J’en suis bien affligé, mais vraiment, je n’ose lui répondre par un refus. – Faites donc ce qu’il veut, répondit cet excellent homme, un vieux serviteur de la famille; Dieu me donnera des forces, et vous verrez que je saurai supporter mon sort avec résignation et avec courage.» Arrivé à Grenade, il eut la tête coupée…

Tant de faiblesse irrita les Berbers, déjà blessés par la sympathie qu’Idrîs montrait pour le peuple, par ses tendances socialistes comme on dirait aujourd’hui; mais elle exaspéra surtout les nègres. Accoutumés au régime du fouet, du sabre et de la potence, ils méprisaient un maître qui ne prononçait jamais un arrêt de mort. Il y avait donc beaucoup de mécontentement, lorsque le gouverneur du château d’Airos58 donna le signal de la révolte. Geôlier des deux cousins d’Idrîs, il les remit en liberté, et proclama calife l’aîné, Mohammed. Alors les nègres qui formaient la garnison du château de Malaga, se mirent en insurrection et invitèrent Mohammed à se rendre au milieu d’eux. Le peuple de Malaga, toutefois, rempli d’amour pour le prince qui avait été son bienfaiteur, ne l’abandonna pas à l’heure du danger. Ces braves gens accoururent en foule auprès de lui et demandèrent à grands cris des armes, en l’assurant que, s’ils en avaient, les nègres ne tiendraient pas une heure dans le château. Idrîs les remercia de leur dévoûment, mais il refusa leur offre en disant: «Retournez dans vos demeures; je ne veux pas qu’il périsse un seul homme pour ma querelle.» Mohammed put donc faire son entrée dans la capitale, et Idrîs alla le remplacer dans la prison d’Airos. Ils avaient échangé leurs rôles (1046-7).

Le nouveau calife ne ressemblait pas à son prédécesseur, mais à sa mère, une vaillante amazone qui aimait à vivre dans les camps, à surveiller les préparatifs d’une bataille ou les travaux d’un siége, à stimuler par ses paroles ou par son or le courage des soldats. Il poussait la bravoure jusqu’à la témérité; mais il était en même temps d’une sévérité inexorable, et si Idrîs avait manqué d’énergie, Mohammed (tel, du moins, fut bientôt l’avis des auteurs de la révolution) n’en avait que trop. C’était la fable des grenouilles qui avaient demandé un roi à Jupiter. A l’exemple de la «gent marécageuse,» comme dit le bon la Fontaine, Berbers et nègres en vinrent bientôt à maudire la terrible grue et à regretter le pacifique soliveau. Un complot se forma; les conjurés entrèrent en négociations avec le gouverneur d’Airos qui se laissa facilement gagner par eux, et qui rendit la liberté à Idrîs II, après l’avoir reconnu pour calife. Cette fois Idrîs ne recula pas devant l’idée d’une guerre civile; le monotone séjour dans un cachot avait vaincu ses scrupules; mais Mohammed, soutenu par sa mère, combattit ses adversaires avec tant de vigueur, qu’il les contraignit à mettre bas les armes. Cependant ils ne lui livrèrent pas Idrîs; avant de faire leur soumission, ils le firent passer en Afrique, où commandaient deux affranchis berbers, à savoir Sacaute59, qui était gouverneur de Ceuta, et Rizc-allâh, qui l’était de Tanger. Sacaute et Rizc-allâh l’accueillirent avec beaucoup d’égards et firent faire les prières publiques en son nom; mais au reste ils ne lui concédèrent aucune autorité réelle; jaloux de leur propre pouvoir, ils le gardèrent étroitement, l’empêchèrent de se montrer en public, et ne permirent à personne d’approcher de lui. Quelques seigneurs berbers, ennemis secrets des deux gouverneurs, trouvèrent cependant le moyen de lui parler et lui dirent: «Ces deux esclaves vous traitent comme un captif et vous empêchent de gouverner par vous-même. Donnez-nous plein pouvoir et nous saurons bien vous délivrer.» Mais Idrîs, toujours doux et débonnaire, refusa leur offre; dans la candeur de son âme, il raconta même aux deux gouverneurs tout ce qu’il venait d’entendre. Les seigneurs en question furent frappés à l’instant même d’une sentence d’exil; mais comme il y avait peut-être quelque raison de craindre qu’une autre fois Idrîs ne prêtât l’oreille aux insinuations des mécontents, Sacaute et Rizc-allâh le renvoyèrent en Espagne, sans cesser toutefois de le reconnaître comme calife dans les prières publiques. Idrîs alla chercher un asile auprès du chef berber de Ronda60.

Sur ces entrefaites, les mécontents de Malaga avaient imploré le secours de Bâdîs. Celui-ci déclara d’abord la guerre à Mohammed, mais bientôt après, il se réconcilia avec lui. Alors on proclama le prince d’Algéziras, qui portait aussi le nom de Mohammed et qui prit à son tour le titre de calife. A cette époque il y en avait donc quatre depuis Séville jusqu’à Ceuta: c’étaient le soi-disant Hichâm II à Séville, Mohammed à Malaga, l’autre Mohammed à Algéziras, et enfin Idrîs II. Deux d’entre eux n’avaient en réalité aucun pouvoir; les deux autres étaient des princes d’une mince importance, des roitelets, et l’abus du titre de calife était d’autant plus ridicule que, dans sa véritable acception, il indiquait le souverain de tout le monde musulman.

Le prince d’Algéziras échoua dans sa tentative. Abandonné par ceux qui l’avaient appelé, il retourna précipitamment dans son pays, et mourut, peu de jours après, de honte et de douleur (1048-9).

Quatre ou cinq ans plus tard, Mohammed de Malaga rendit aussi le dernier soupir. Un de ses neveux (Idrîs III) aspira au trône, mais sans succès; cette fois, on rétablit le bon Idrîs II, et le destin ayant enfin cessé de le persécuter, il régna paisiblement jusqu’à ce qu’il payât, lui aussi, son tribut à la nature (1055). Un autre Hammoudite crut régner à sa place, mais Bâdîs frustra ses espérances. Véritable chef du parti berber, le roi de Grenade ne voulait plus d’un calife; il avait résolu d’en finir avec les Hammoudites et d’incorporer la principauté de Malaga dans ses Etats. Il exécuta son projet sans rencontrer de grands obstacles. Les Arabes, il est vrai, ne se soumirent à lui qu’à contre-cœur; mais ayant gagné les plus influents d’entre eux, tels que le vizir-cadi Abou-Abdallâh Djodhâmî61, il se soucia peu des murmures des autres; et quant aux Berbers, comme ils étaient convaincus de la faiblesse de leurs princes et de la nécessité de s’unir étroitement à leurs frères de Grenade, s’ils voulaient se maintenir contre le parti arabe qui gagnait chaque jour du terrain dans le Sud-ouest, ils favorisèrent les projets de Bâdîs plutôt qu’ils ne les contrarièrent. Le roi de Grenade devint donc maître de Malaga et tous les Hammoudites furent exilés. Ils jouèrent encore un rôle en Afrique, mais celui qu’ils avaient rempli en Espagne était terminé62.

57

Cette date se trouve chez Ibn-Bassâm, t. I, fol. 224 v.

58

Cet endroit n’existe plus, à ce qu’il paraît.

59

Abd-al-wâhid écrit ce nom Sacât, d’autres l’écrivent Sacout, ou, d’après la prononciation des Arabes d’Espagne, Sacôt (prononcez le t). Je crois donc que la voyelle longue dans la seconde syllabe a un son intermédiaire entre l’â et l’ô. En français on peut rendre ce son par la diphthongue au.

60

D’après Ibn-Khaldoun, il alla à Comarès, mais j’ai cru devoir suivre Homaidî.

61

Voyez Ibn-al-Khatîb, man. G., fol. 107 v. (article sur Bologguîn, fils de Bâdîs).

62

Abd-al-wâhid, p. 45-49; Ibn-Khaldoun, fol. 22 v., 23 r.; Maccarî, t. I, p. 132, 282-284.

Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 4

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