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III
FARCES ET TURLUPINADES

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DE 1583 A 1634

Cynisme d'expressions au théâtre avant la venue du grand Corneille. – La Sylvie, de Mairet, en 1627. —Le Duc d'Ossonne et Silvanire, du même. – Qualités et défauts de Mairet. – Les Bergeries, de Racan, en 1616. Les tragédies sacrées de Nancel, en 1606. – Scudéry, en 1625. – Sa tragi-comédie de Ligdamon et Lidias. – Singulière préface. – Troterel. – Claude Billard. – Sa tragédie d'Henri IV.– Mainfray. – Sa tragédie d'Aman.Borée.La Guisade, de Pierre Mathieu, – Boissin de Gatterdon. – Despanney et son Adaminte, 1600. – Thullin et Les Amours de la Guimbarde, 1629. – Les Farces remplacées par les Turlupinades, en 1583. – Gros-Guillaume, Gauthier-Garguille et Turlupin. – Leur théâtre des Fossés-de-l'Estrapade. – Histoire de ce trio. – Vogue qu'il obtient. – Plaintes des acteurs de l'Hôtel de Bourgogne. – Le cardinal de Richelieu les fait venir. – Ils jouent devant lui une Turlupinade. – Le cardinal les incorpore dans la troupe de l'Hôtel de Bourgogne. – Mort de Gros-Guillaume. – Désespoir des deux autres amis; leur mort. – Fin des turlupinades, en 1634. – Récit d'une Farce sous Charles IX. – Titre singulier d'une autre farce, en 1558.

Jusqu'à ce que le grand Corneille fût venu apporter un changement total, opérer une véritable révolution dans l'art dramatique et poser les bases du goût et de la convenance, les auteurs donnaient accès dans leurs pièces à des vers d'une crudité d'expression, d'un cynisme de situation que le spectateur admettait sans y trouver rien à redire.

Nous avons déjà parlé de la scène où Lucrèce, les vêtements en désordre, vient faire part de son déshonneur, des vers savoisiens et gascons de deux autres pièces.

Dans la Sylvie de Mairet, représentée en 1627, la bergère Sylvie saute au cou de son amant, en s'écriant: Cher prince, vous voyez mon âme toute nue; et le prince lui répond avec la plus exquise galanterie en l'embrassant: Ah! j'aimerais mieux te voir le corps tout nu. On n'est pas plus naïf et plus sans façon. Cela vaut les deux vers de Lucelle à son amant Ascagne dans la tragi-comédie de ce nom de Duhamel:

Ascagne, approchez-vous, mettez-vous dans les draps,

Le serein n'est pas bon pour un homme en chemise.


Dans le Duc d'Ossone de Mairet, joué en 1627, le duc couche avec sa maîtresse en plein théâtre; et cependant cela ne fit nullement scandale, les plus honnêtes femmes allaient voir cette comédie.

Le même auteur dans sa Silvanire, jouée en 1625, nous offre un exemple frappant du jargon sentimental que le spectateur non-seulement souffrait mais préférait à tout autre, depuis l'apparition des longs et sots romans d'amour.

Silvanire exposant la lutte de son amour et de son devoir, s'écrie:

Ah! si comme le front, ce cœur était visible,

Ce cœur qu'injustement tu nommes insensible,

Voyant en mes froideurs et mes soupirs ardents,

La Scythie en dehors, et l'Afrique en dedans,

Tu dirais que l'honneur et l'amour l'ont placée

Sous la zone torride et la zone glacée.


Et qu'on ne s'y trompe pas, Mairet non-seulement n'était pas le seul qui usât aussi largement et d'une façon aussi ridicule du galimatias sentimental, mais encore c'était un poëte d'un certain mérite.

Le théâtre de cette époque lui doit une douzaine de tragédies ou de tragi-comédies dont plusieurs ont de la valeur. Bien qu'il se soit cru obligé de sacrifier à quelques usages de son siècle, il sut aussi en réformer plusieurs. Il y a de ses ouvrages dramatiques qui sont dans toute la rigueur des règles. De belles pensées, des vers quelquefois heureux, en recommandent d'autres à la bienveillance. Mairet, s'il eût vécu à une autre époque, eût pu atteindre à une sorte d'élévation. Toutefois il eût mieux peint les passions terribles, telles que la vengeance, la fureur, que la tendresse et l'amour. Lorsqu'il se jette dans le sentiment, il tombe dans le lascif ou dans le pédantesque9. L'amant appellera sa maîtresse son soleil, et elle, soutiendra qu'elle est sa lune parce qu'elle tire de lui tout son éclat; puis tous les deux, sur la scène, se livreront aux ébats de leur mutuelle affection. Mais il est un point pour lequel Mairet fait école, c'est l'habileté de la mise en scène, et l'effet calculé de situations neuves et pleines d'intérêt. Son esprit était inventif, et quoique ses pièces ne soient pas restées longtemps au théâtre et ne lui aient guère survécu, son nom ne saurait être passé sous silence.

Avant lui, bien qu'il n'ait composé qu'une longue pastorale avec prologue, les Bergères, Racan acquit une véritable célébrité, tant cette pastorale eut de succès et de retentissement. Ce fut en 1616 qu'on donna cette pièce pour la première fois; elle conquit la plus prodigieuse admiration du public, et cependant le style et les pensées brillent par leur naïveté plutôt que par tout autre mérite: qu'on en juge. Sa bergère, racontant les premières impressions de l'amour, s'écrie:

Je n'avais pas douze ans, quand la première flamme

Des beaux yeux d'Alidor s'alluma dans mon âme;

Mais ignorant le feu qui depuis me brûla,

Je ne pouvais juger d'où me venait cela.

Soit que, dans la prairie, il vît ses brebis paître;

Soit que sa bonne grâce au bal le fit paraître,

Je le suivais partout de l'esprit et des yeux.


Il m'appelait ma sœur, je l'appelais mon frère,

Nous mangions même pain au logis de mon père.

Cependant qu'il y fût, nous vécûmes ainsi.

Tout ce que je voulais, il le voulait aussi.

Il m'ouvrait ses pensers jusqu'au fond de son âme;

De baisers innocents il nourrissait ma flamme;

Mais dans ces privautés dont l'Amour nous masquait,

Je me doutais toujours de celle qui manquait.


En 1606 Pierre Nancel avait fait jouer dans la même année trois tragédies, Débora, Dina et Josué, tirées toutes les trois de l'Histoire sainte. Cette réminiscence des anciens mystères a ceci de remarquable que ce sont les premières pièces où l'on voit, en France, des combats, des batailles livrées sur la scène. Après la révolution de 1789, sous le premier Empire et surtout depuis, ce genre dramatique que l'on appelle à grand spectacle a pris un accroissement considérable; mais alors c'était une innovation, que du reste aucun auteur ne voulut imiter.

Un auteur dramatique dont la grande fécondité n'était pas le seul mérite, quoi qu'en dise le satirique Boileau, commença vers l'année 1625 à donner des ouvrages au théâtre. Nous voulons parler de Scudéry, qui composa et fit jouer plus de trente pièces presque toutes assez longues. Né en 1601 au Havre, dont son père était gouverneur, Scudéry, d'une famille noble originaire de Naples, voyagea longtemps, puis entra au régiment des gardes, obtint le gouvernement de Notre-Dame à Marseille et mourut académicien. Ayant une imagination vive, ardente, élevée mais trop féconde, il se livrait aveuglément à sa facilité d'écrire. Aussi ses œuvres sont-elles entachées de nombreux défauts que rachètent quelques qualités, telles que de l'esprit, des tours pleins de hardiesse, des situations heureuses, variées à l'infini, intéressantes. Son style est décent et ses personnages sont toujours convenables, ce qui était bien rare à cette époque, comme nous l'avons fait remarquer déjà. Scudéry ayant beaucoup voyagé, avait la mémoire ornée d'une foule d'aventures romanesques, d'histoires singulières, de traits bizarres, d'idées amusantes, de telles sortes que les intrigues étaient pour lui tout ce qu'il y avait de plus facile à nouer et à dénouer. Au commencement du dix-septième siècle, ce n'était pas là un défaut, au contraire, aussi a-t-il eu parmi ses contemporains de nombreux admirateurs.

La première pièce donnée par Scudéry, Ligdamon et Lidias (1629), tragi-comédie tirée, comme bien d'autres, de l'éternel roman d'Astrée, a une préface trop singulière pour que nous n'en parlions pas. L'auteur se donne pour un homme au poil et à la plume et dit: «J'ai passé plus d'années parmi les armes que d'heures dans mon cabinet, et beaucoup plus usé de mèches en arquebuse qu'en chandelle, de sorte que je sais mieux ranger les soldats que les paroles, et mieux quarrer les bataillons que les périodes.»

Il faut avouer qu'il eût bien mérité que le public le renvoyât à ses mèches d'arquebuse et à ses bataillons, surtout lorsque Sylvie la bergère, refusant le don du cœur qu'on lui offre, répond, en vraie gourgandine:

Qu'il garde ce beau don, pour moi je le renvoie:

Je ne veux point passer pour un oiseau de proie.

Qui se nourrit de cœurs, et ce n'est mon dessein

De ressembler un monstre ayant deux cœurs au sein.


On en conviendra, Sylvie la bergère a un langage de soldat aux gardes. Il est vrai de dire que l'amoureux Ligdamon s'y prend d'une façon singulière pour se faire adorer, voilà sa déclaration à la bergère:

Lorsque le temps vengeur, qui vole diligent,

Changera ton poil d'or en des filons d'argent,

Que l'humide et le chaud manquant à ta poitrine,

Accroupie au foyer t'arrêteront chagrine;

Que ton front plus ridé que Neptune en courroux,

Que tes yeux enfoncés n'auront plus rien de doux,

Et que, si dedans eux quelque splendeur éclate,

Elle prendra son être en leur bord d'écarlate;

Que tes lèvres d'ébène et tes dents de charbon,

N'auront plus rien de beau, ne sentiront plus bon;

Que ta taille si droite et si bien ajustée,

Se verra comme un temple en arcade voûtée;

Que tes jambes seront grêles comme roseau;

Que tes bras deviendront ainsi que des fuseaux;

Que dents, teint et cheveux restant sur la toilette,

Tu ne mettras au lit qu'un décharné squelette;

Alors, certes, alors, plus laide qu'un démon,

Il te ressouviendra du pauvre Ligdamon.


Parmi les auteurs dramatiques de la même époque, nous citerons: Troterel, qui fit quelques pastorales et deux tragédies dont le succès dura peu de temps; Claude Billard, sieur de Courgenay, d'abord page de la duchesse de Retz, qui écrivit ensuite pour le théâtre et laissa les médiocres tragédies de Gaston de Foix, de Méroué, de Polixène, de Panthée, de Saül d'Alban, de Genèvre et de Henri IV. Dans cette dernière composition, le dauphin, suivi des seigneurs de la cour, se révolte de ce qu'on le trouve trop jeune pour accompagner le roi son père. Ses amis l'approuvent et le chœur des courtisans reprend:

Je ne puis mettre dans ma tête,

Ce malheureux latin étranger

Qui met mes fesses en danger.


Mainfray, auteur d'Hercule, d'Astiage, de Cyrus triomphant, de la Rhodienne, tragédie, et de la Chasse royale, comédie en quatre actes et en vers, jouée en 1625 et contenant, dit le titre, la subtilité dont usa une chasseresse envers un satyre qui la poursuivait d'amour.

Dans une de ses tragédies, intitulée la Perfidie d'Aman mignon et favori d'Assuérus, on trouve le singulier dialogue suivant.

Aman se plaint ainsi de Mardochée qui refuse de lui rendre hommage:

Un certain Mardochée en tous lieux me courrouce.

Il se moque de moi et bien loin me repousse

Comme homme de néant Je lui ferai sentir,

En dedans peu de jours, un triste repentir.

Le gibet est tout prêt; il faut qu'il y demeure,

Et qu'il y soit pendu avant qu'il y soit une heure.


Mardochée arrive, et Aman lui dit:

Ah! te voici, coquin! qui te fait si hardi

D'entrer en cette place? Es-tu pas étourdi?


MARDOCHÉE

Que veut dire aujourd'hui cet homme épouvantable?

Qui croit m'épouvanter de sa voix effroyable?

As-tu bu trop d'un coup? Tu es bien furieux!

Nul homme n'ose-t-il se montrer à tes yeux?


AMAN

Oui, mais ne sais-tu pas ce que le roi commande,

Que le peuple m'adore, autrement qu'on le pende?

Et encore oses-tu te montrer devant moi?

Je t'apprendrai bientôt à mépriser le roi.


MARDOCHÉE

O le grand personnage! Adorer un tel homme!

J'adorerais plutôt la plus petite pomme,

Et ne fait-il pas beau qu'un petit raboteur,

Qu'un homme roturier reçoive un tel honneur?

Tu devrais te cacher, etc.


Borée composa Clorise, Achille, Bevalde, la Justice d'amour, Rhodes subjuguée, Tomyris, tragédies aussi ennuyeuses que longues, se rapprochant des temps barbares du théâtre, mais dans lesquelles on trouve cependant quelques scènes bien dialoguées.

Pierre Mathieu, historiographe de France, donna la Guisarde, ou le triomphe de la Ligue, tragédie dans laquelle on lit ces vers:

Je redoute mon Dieu, c'est lui seul que je crains;

On n'est point délaissé quand on a Dieu pour père.

Il ouvre à tous la main, il nourrit les corbeaux,

Il donne la pâture aux jeunes passereaux, etc.


Évidemment c'est cette pensée que Racine reproduit dans un langage plus élevé et plus noble au commencement d'Athalie.

Nous terminerons cette étude sur les auteurs dramatiques des premières années du dix-septième siècle, par un mot sur Boissin de Gattardon, qui composa d'abord des pièces saintes, telles que le Martyre de sainte Catherine, de saint Eustache et de saint Vincent, et fit ensuite les pièces profanes de Andromède, Méléagre et les Urnes vivantes, ou les Amours de Pholimor et de Polibelle.

Ce poëte est un des plus barbares qui ait jamais existé. On ne comprend pas même aujourd'hui qu'il se soit trouvé dans aucun temps, un public pour accepter et laisser représenter des monstruosités semblables. Les héros de la fable, dans ses tragédies ou ce qu'il décore de ce nom, citent Démosthène, Cicéron, Pline. Les martyres des saints sont des rapsodies dégoûtantes, et n'ont pas même le plaisant de la farce.

Nous n'avons cité que les principaux auteurs du commencement du dix-septième siècle. Le nombre en est beaucoup plus considérable. Quelques-unes des pièces de ceux dont nous n'avons pas prononcé le nom, méritent encore par leur bizarrerie, d'être mentionnées dans cette étude anecdotique.

En 1600, Despanney fit jouer une tragi-comédie intitulée Adamantine, ou le Désespoir, dans laquelle se trouve la scène suivante qui parut aux spectateurs de cette époque, la chose du monde la plus simple et la plus morale.

Un chevalier français, épris d'une princesse étrangère, se jette à ses pieds et parvient à l'émouvoir. Elle lui dit:

– Qui peut à vos douleurs donner de l'allégeance?

– Je n'en puis espérer que par la jouissance.

– Vous voulez, je le crois, de l'honneur abuser?

– Non, mais bien, s'il vous plaît, ce soir vous épouser.


Alors la confidente de la princesse intervient et les fait s'embrasser, puis elle leur dit:

C'est assez, mes amis; sans plus de cavillage,

Donnez-vous, comme époux, la foi du mariage.

Vous êtes mariés; ne reste que la nuit

Pour éteindre vos feux.


Voilà certes une façon commode et des plus lestes de s'unir par les liens du mariage, c'est encore plus expéditif que d'avoir recours au fameux forgeron anglais. Au moyen de quatre vers et d'un jeu de mots, la confidente tranche toute difficulté.

Thulin, en 1629, fit représenter une pièce en un acte sous ce singulier titre: les Amours de la Guimbarde, toute en chanson et en vers gascons. C'est à Béziers que se donna cette œuvre bizarre, l'une des treize comédies insérées dans un livre fort rare aujourd'hui et intitulé: l'Antiquité du Triomphe de Béziers un jour de l'Ascension. Voici, du reste, quelle fut l'origine de ce livre et de ces pièces. La ville de Béziers, assiégée il y a plusieurs siècles, avait été délivrée le jour de l'Ascension. En souvenir de cet heureux événement et pour en conserver la mémoire, on avait institué une fête anniversaire. Ce jour-là, les habitants des environs se rendaient à la procession, et des drames étaient représentés en l'honneur d'un certain capitaine Pépesuc, dont la statue de pierre existait alors dans la ville, et auquel on attribuait en partie la délivrance de Béziers.

Dans Bisatic, tragédie de Magarit Pageau, jouée eu 1600, la fille du roi des Massiliens, éprise de Crassus et désolée de ne pas l'avoir suivi à Rome, s'écrie:

Je te pouvais aider de petite servante,

Sous ton commandement volontiers fléchissante,

Ou bien pour tes rabats blanchement affiner,

Ou bien, en reposant, ton lit encourtiner.


Les autres comédies ou pastorales dont nous pourrions parler, sont en général tellement ennuyeuses ou tellement décolletées par le fond et par la forme, que nous croyons devoir borner là nos citations, d'autant que nous en avons dit assez pour faire comprendre quel était le goût des premières époques dramatiques et les tendances vers la nouvelle. Nous allons voir bientôt le théâtre et le public modifier complétement leur façon d'être, sous la salutaire influence de quelques grands auteurs; mais avant, qu'on nous permette un mot d'adieu aux vieilles Farces qui réjouissaient tant nos pères.

Nous avons salué, dans une de nos études précédentes, l'avènement sur la scène des petites pièces qui remplaçaient ce qui était le vaudeville de la première période théâtrale. Trois honnêtes Parisiens, Gauthier-Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin, acquirent, vers la fin du seizième siècle et dans les trente premières années du dix-septième, une réputation telle, dans la parodie et la farce, que leurs pièces prirent insensiblement le nom de l'un d'eux et furent appelées Turlupinades. Les trois quarts du temps ces turlupinades n'étaient que de mauvais jeux de mots, des pointes et des équivoques accommodées au gros sel; mais elles avaient le don de faire courir tout Paris. Du reste, cela n'est pas bien étonnant, puisque aujourd'hui, en France, il n'y a pas de tréteaux de saltimbanques devant lesquels les paillasses et les jocrisses, turlupins modernes, n'attirent, dans les foires, un nombreux public.

La trinité Garguille, Guillaume et Turlupin ne descendait pas de la cuisse de Jupiter, ils étaient tout simplement garçons boulangers au faubourg Saint-Laurent, à Paris, en l'an de grâce 1583, lorsque l'idée leur vint qu'ils avaient des talents transcendants comme acteurs. Une irrésistible passion les poussant vers les planches, ils abandonnèrent le pétrin pour les tréteaux. Ils se mirent à composer des pièces ou fragments de pièces d'un comique à eux. Le public (peuple et bourgeois de Paris) accueillit par un gros rire ces grosses facéties, et bientôt, leur réputation s'étant étendue, ce fut à qui, dans la ville, se précipiterait aux turlupinades des trois amis. Ils prirent des costumes en rapport avec leur caractère et leur physique.

Gauthier-Garguille, selon le sujet de leurs farces, représentait soit le maître d'école, soit un savant, débitant d'un air bien bête les chansons composées par lui.

Gros-Guillaume, d'une corpulence telle qu'il était toujours garotté par deux ceintures, ce qui le faisait ressembler à un tonneau cerclé; Gros-Guillaume, disons-nous, avait adopté les rôles de l'homme sentencieux. Il ne portait point de masque, comme c'était encore l'usage à cette époque, mais il se couvrait la figure de farine si adroitement ménagée, qu'en remuant un peu les lèvres il blanchissait tout à coup ceux auxquels il parlait. Par une bizarrerie singulière, ce malheureux était affecté d'une cruelle infirmité, et cette infirmité contribuait souvent à son succès. Il avait la pierre; il entrait quelquefois en scène, souffrant le martyre et son visage accusant la douleur; sa contenance triste, ses yeux baignés de larmes contrastant avec ses rôles plaisants et ses lazzis, réjouissaient outre mesure les nombreux spectateurs dont pas un ne soupçonnait la vérité. Il vécut jusqu'à quatre-vingts ans, malgré cette infernale maladie, et sa mort, dont nous parlerons plus loin, eut une cause à peu près accidentelle.

Turlupin, tantôt valet, tantôt intrigant et filou, jouait avec feu comme on eût dit de nos jours; en argot de théâtre, il brûlait la planche. Il lançait à tout instant des pointes et des bons mots; bref, c'était le paillasse de la troupe, et l'on sait que pour être un amusant paillasse, il faut avoir non-seulement de l'entrain, mais de l'esprit.

Ces trois hommes louèrent un petit jeu de paume à la porte Saint-Jacques, à l'entrée de ce qui était alors le fossé de l'Estrapade. Ils se firent un théâtre portatif dans le genre, mais sur une plus grande échelle, de celui du fameux Guignol de nos jours, ils y adaptèrent des toiles de bateaux peintes en guise de décorations; puis, deux fois dans les vingt-quatre heures, dans l'après-midi et le soir, ils jouaient, moyennant une redevance de 12 deniers par spectateurs.

La vogue devint telle à leur théâtre, que les acteurs de l'hôtel de Bourgogne en conçurent de la jalousie, puis finirent par se plaindre au cardinal de Richelieu, prétendant que ces trois bateleurs, comme ils les appelaient, allaient sur leurs brisées et leur causaient un véritable préjudice.

Richelieu, qui aimait beaucoup le théâtre et que dévorait la manie d'être lui-même auteur dramatique, fut bien aise d'avoir un prétexte pour assister à une turlupinade. Il déclara qu'il voulait juger du différend en connaissance de cause, et fit venir les trois amis au Palais-Royal, alors Palais-Cardinal. On leur donna l'ordre de jouer dans une alcôve. Ils imaginèrent une scène comique dans laquelle Gros-Guillaume, en femme, cherche à apaiser la colère de Turlupin, son mari. Ce dernier, le sabre à la main, va couper la tête à sa malheureuse moitié, lorsqu'elle s'avise de l'adjurer par la soupe aux choux qu'elle lui a fait manger la veille. A ce souvenir, le sabre tombe des mains du mari offensé, qui s'écrie: «Ah! la carogne, elle m'a pris par mon faible, la graisse m'en fige encore sur le cœur.» Cette scène, qui dura une heure, et dans laquelle les deux pauvres diables se surpassèrent, amusa tellement Richelieu, le fit rire à tel point, qu'il prit leur parti contre les acteurs de l'hôtel de Bourgogne et qu'il ordonna à ces derniers de s'associer les trois amis, disant qu'on sortait toujours triste de leur théâtre et qu'avec le secours de ces braves gens il n'en serait plus de même.

Voici une autre des principales turlupinades de cette époque. Gauthier-Garguille déblatère contre les servantes; il est obligé, dit-il, d'en changer tous les huit jours. Il termine la nomenclature de leurs défauts par le chapitre de la malpropreté et prétend qu'il a trouvé les siennes se peignant au-dessus de la marmite. Turlupin répond qu'il n'est pas étonnant alors qu'il y ait toujours des cheveux dans sa soupe, puis il ajoute qu'il en a une à lui donner qui est un vrai phénix, car elle ne se peigne jamais qu'à la cave.

Ces deux citations peuvent faire comprendre que les Turlupinades avaient bien de l'analogie avec les scènes de paillasse dont les masses populaires sont encore avides pendant les fêtes et dans les foires.

Le facétieux trio de boulangers devenus artistes, entra donc, par ordre de Son Éminence le Grand Cardinal, au théâtre de l'hôtel de Bourgogne; mais ce fut là sa perte. Un beau jour, Gros-Guillaume eut la hardiesse de contrefaire un magistrat affligé d'un tic très-désagréable. Il eut l'adresse, ou si l'on veut, la maladresse de le si bien contrefaire, qu'il était impossible de s'y méprendre. Personne ne s'y méprit, en effet, le public rit beaucoup; mais les magistrats ne trouvèrent pas la chose plaisante, et le pauvre artiste fut décrété de prise de corps ainsi que ses deux compagnons en Turlupinades. Cette arrestation tourna au tragique, Garguille et Turlupin s'évadèrent; mais Gros-Guillaume fut arrêté, mis au cachot. Il eut un tel saisissement qu'il en mourut. La douleur que ressentirent les deux autres membres de l'inséparable trio fut si grande, lorsqu'ils apprirent la mort de leur ami, que, dans la même semaine, l'un et l'autre descendirent au tombeau. Ils n'avaient pas fait d'élèves. Avec eux s'éteignirent, en 1634, les Turlupinades du vrai Turlupin; mais le nom subsista et les farces ne sont pas prêtes à disparaître en France. Pour un Gros-Guillaume, un Garguille, un Turlupin du dix-septième siècle, il y a, au dix-neuvième, des milliers de paillasses qui n'ont cessé de continuer leur genre sur tous les théâtres ambulants du monde.

Terminons cet exposé de ce qu'on appelait la Farce dans les premières périodes théâtrales, par le récit suivant de l'une d'elles, récit emprunté à un auteur qui vivait au temps de Charles IX:

«En l'an 1550, au mois d'août, un avocat tomba en telle mélancolie et aliénation d'entendement, qu'il disait et croyait être mort. A cause de quoi il ne voulut plus parler, rire, ni manger, ni même cheminer, mais se tenait couché. Enfin il devint si débile, qu'on attendait d'heure à heure qu'il dût expirer; lorsque voici arriver un neveu de la femme du malade, qui, après avoir tâché de persuader son oncle de manger, ne l'ayant pu faire, se délibéra d'y apporter quelque artifice pour sa guérison. Par quoi il se fit envelopper, en une autre chambre, d'un linceul à la façon qu'on agence ceux qui sont décédés, pour les inhumer, sauf qu'il avait le visage découvert, et se fit porter sur la table de la chambre où était son oncle, et se fit mettre quatre cierges allumés autour de lui. Somme, la chose fut si bien exécutée, qu'il n'y eut personne qui eût pu se contenir de rire: même la femme du malade, combien qu'elle fût fort affligée, ne s'en put tenir, ni le jeune homme inventeur de cette affaire; apercevant aucuns de ceux qui étaient autour de lui, faire laides grimaces, se prit à rire. Le patient, pour qui tout cela se faisait, demanda à sa femme qui c'était qui était sur la table, laquelle répondit que c'était le corps de son neveu décédé; mais, répliqua le malade, comment serait-il mort, vu qu'il vient de rire à gorge déployée? La femme répond que les morts riaient. Le malade en veut faire l'expérience sur soi, et, pour ce, se fait donner un miroir, puis s'efforça de rire, et connaissant qu'il riait, se persuada que les morts avaient cette faculté, qui fut le commencement de sa guérison. Cependant le jeune homme, après avoir demeuré environ trois heures sur cette table étendu, demanda à manger quelque chose de bon. On lui présenta un chapon qu'il dévora avec une pinte de bon vin; ce qui fut remarqué du malade, qui demanda si les morts mangeaient. On l'assura que oui; alors il demanda de la viande qu'on lui apporta, dont il mangea de bon appétit. Et somme, il continua à faire toutes actions d'homme de bon jugement, et peu à peu cette cogitation mélancolique lui passa. Cette histoire fut réduite en Farce imprimée, laquelle fut jouée un soir devant le roi Charles IX, moi y étant.»

Voici le singulier titre d'une farce représentée en 1558: les Femmes Salées, en un acte, en vers, à cinq personnages, par un anonyme, jouée par les Enfants Sans Souci, imprimée en caractères gothiques, ou discours facétieux des hommes qui font saler leurs femmes à cause qu'elles sont trop douces.

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Voici un exemple frappant de ce que nous avançons: dans sa pastorale de Silvie, le berger dit à la bergère:

Histoire anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Premier

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