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IV
COMÉDIE-FRANÇAISE

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DE 1600 A 1789

Le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne et celui du Marais, en 1600. – Les deux théâtres du Palais-Cardinal. – Celui du jeu de paume de la rue Michel-le-Comte (1633). —Mélite, première comédie de Corneille (1625). – Rotrou, de 1609 à 1650. – Caractère de son talent. – Ses compositions dramatiques. —Les Occasions perdues (1631). —Venceslas (1648). – Anecdote relative à cette tragédie. – L'acteur Baron. —Cosroës retouché par M. d'Ussé. – Emprunt fait à Rotrou par plusieurs auteurs dramatiques. – Transformations diverses subies par les théâtres de l'Hôtel de Bourgogne et du Marais, depuis 1600. – Deux troupes françaises à Paris jusqu'en 1641. – L'illustre théâtre de Molière. – Troisième troupe, celle de Molière à la salle du Petit-Bourbon, en 1642, sous le nom de troupe de Monsieur. Elle devient troupe du Roi en 1665. – Elle s'installe à la salle du Palais-Royal. – Trois troupes françaises jusqu'en 1673, à la mort de Molière. – Fusion de la troupe de Molière, partie dans celle de l'Hôtel de Bourgogne, partie dans celle du Marais. – La troupe du Marais dans la rue Guénégaud. – Réunion des deux troupes françaises, le 21 octobre 1680, et formation de la troupe de la Comédie-Française ou troupe du Roi. – Elle est installée d'abord dans la rue Guénégaud, puis au jeu de Paume de la rue Saint-Germain-des-Prés. – Ouverture de cette salle, le 18 avril 1689. – Période de 1689 à 1770. – Lutte avec les théâtres forains. – Anecdotes. – Dancourt, directeur de la Comédie, fait valoir les priviléges exclusifs de la troupe et obtient divers décrets contre les théâtres forains (1710). – Règlement du 18 juin 1757. – La Comédie-Française, de 1770 à 1782, aux Tuileries. – De 1782 à 1799 à l'Odéon. – Depuis 1799, à la salle de Richelieu. – Modifications dans le costume théâtral. – Réflexions. – Suppression des banquettes sur la scène, 1760. – Réflexions.

Plus les compositions dramatiques s'épuraient et plus le goût du théâtre s'étendait. Le public se pressait en foule aux représentations théâtrales, et le nombre des auteurs augmentait dans une proportion notable. Il résulta de ce penchant déclaré du Parisien, et nous pourrions dire des habitants de la France entière, que bientôt, malgré les bateleurs ambulants et les turlupins, malgré la Comédie italienne, dont nous parlerons plus loin, on reconnut que la seule troupe de l'Hôtel de Bourgogne n'était pas suffisante à Paris.

En conséquence, en 1600, cette troupe se partagea. Une partie des comédiens conserva son premier théâtre, l'autre en éleva un second au Marais; il y eut donc, dès le commencement du dix-septième siècle, deux salles de spectacle à Paris, sans compter, comme nous l'avons dit, les tréteaux et le théâtre nomade de la troupe italienne, qui jouait assez habituellement à l'Hôtel du Petit-Bourbon depuis 1577. Cette dernière troupe subit des vicissitudes sans nombre que nous raconterons.

A la même époque, Richelieu, possédé de la fureur des représentations théâtrales, fit construire dans son propre palais, deux salles: une petite, pouvant contenir six cents personnes et où l'on jouait les pièces représentées au Marais; et une autre, d'apparat, pouvant recevoir deux mille spectateurs et qui plus tard fut donnée à la troupe de Molière. Mais ces deux salles n'étaient pas ouvertes au public.

En 1625, une aventure bien ordinaire, bien banale, faillit doter Paris d'un troisième théâtre permanent, et dota la scène française du plus grand génie qui se fût encore révélé au point de vue de l'art dramatique. Un jeune homme de Rouen avait un ami, il le mène chez une jeune personne dont il est fort épris. La jeune personne trouve l'ami à son goût et repousse le pauvre amoureux. L'ami se nommait Pierre Corneille. L'aventure lui paraît fort agréable, et si plaisante, qu'il en fait une charmante comédie. Il la met au théâtre sous le nom de Mélite (nom qui fut donné plus tard à la jeune personne, cause première de la première étincelle du génie du grand Corneille). La comédie a un succès fou, si bel et bien que la salle ne pouvant suffire au public, une nouvelle troupe de comédiens s'organise, demande et obtient du lieutenant civil la permission de s'entendre avec le propriétaire du Jeu de paume de la Fontaine, rue Michel-le-Comte, pour louer son établissement et y organiser une salle de spectacle. La permission était accordée pour deux ans; mais à peine la nouvelle troupe eut-elle ouvert son théâtre, qu'une affluence telle se porta aux représentations de la Mélite de Corneille, que la rue Michel-le-Comte, alors composée de vingt-quatre hôtels, rue courte et étroite, fut pour ainsi dire interceptée pendant la majeure partie du jour. De là les réclamations des habitants affirmant que souvent ils ne pouvaient rentrer que de nuit chez eux, se plaignant de rester en butte aux sots propos des laquais et aux entreprises plus dangereuses des filous. Bref, l'affaire fut déférée au Parlement qui, par arrêt du 22 mars 1633, fit défendre aux comédiens du Jeu de paume de la Fontaine, de représenter aucune pièce, jusqu'à ce qu'autrement en fût ordonné; or il n'en fut pas autrement ordonné, et le troisième théâtre de Paris mourut en naissant.

Avant de parler du grand Corneille, un mot de celui qu'il appelait son père en art dramatique, de Rotrou, dont les leçons lui furent fort utiles et qui, presque seul des poëtes du temps de Richelieu, eut la loyauté et le courage de refuser de condamner le Cid (ce chef-d'œuvre de la tragédie à cette époque), malgré les ordres injustes du cardinal-ministre. C'est de Rotrou que Corneille disait plus tard: «Lui et moi, nous ferions subsister des saltimbanques,» voulant exprimer que, jouées par de mauvais acteurs, leurs pièces auraient encore du succès, et il avait raison.

Rotrou mérite une étude spéciale, car il est le trait d'union entre la tragédie primitive dégrossie à la fin du seizième siècle, et la tragédie digne de ce nom, inaugurée par Corneille et continuée par Racine et par Voltaire.

Né à Dreux en 1609, Rotrou, doué d'une facilité prodigieuse, se distingua très-vite, par ses œuvres dramatiques, des poëtes qui l'avaient précédé. Le cardinal de Richelieu, en quête de littérateurs de talent pour les confisquer au profit de sa gloire (ce à quoi il n'a guère réussi), le choisit, bien qu'il fût encore fort jeune, pour se l'attacher, et s'il ne le fit pas admettre à l'Académie française, c'est que l'on n'y recevait que les hommes ayant leur résidence fixe à Paris, et que Rotrou refusa toujours de quitter Dreux, où il mourut à l'âge de quarante et un ans.

Rotrou fit représenter plus de trente-cinq pièces au théâtre, en vingt-deux années, puisque sa première, la Bague de l'oubli, est de 1628, et sa dernière don Lopez de Cardone, est de 1650. Corneille avait en grande estime les œuvres de ce poëte dramatique, et, en effet, le premier, il a rendu la tragédie à sa véritable signification; le premier, il a introduit dans sa composition la régularité. Surpassé et bien distancé par Corneille, il a prouvé par plusieurs productions pleines de goût et d'intérêt, qu'il eût pu approcher beaucoup de celui qui se disait son fils, si sa trop grande facilité ne l'eût pas rendu trop coulant dans le choix de ses sujets. Une autre cause de la faiblesse d'un grand nombre de ses œuvres, fut la passion du jeu, qui le mettait souvent dans l'embarras. Pour se tirer des fausses positions où il se trouvait tout à coup, il fallait une comédie nouvelle. Eu quelques jours, la comédie faisait son entrée au théâtre et réparait les pertes du jeu; mais le travail se ressentait forcément de la rapidité du poëte et de la préoccupation du joueur. Rotrou, comme les maîtres qui vinrent après lui, Corneille, Racine, Molière, puisa aux sources pures des Grecs et des Romains. Les théâtres italiens et espagnols lui fournirent aussi des comédies agréables. Si ses tragi-comédies se ressentent du goût de l'époque et ne sont guère, comme toutes les pièces de ce genre, que des romans dialogués, mal construits et surchargés de personnages épisodiques inutiles au sujet, il y a du moins plusieurs de ses comédies qui sont bien conduites. Ses tragédies de Venceslas, d'Antigone, d'Hercule mourant, de Bélisaire, d'Iphigénie et de Cosroës ont du mérite, même à côté de celles de Pierre Corneille. Si l'on trouve dans ses compositions des vers secs, durs, allant quelquefois jusqu'au barbare et au burlesque (ce qui ne déplaisait pas encore au public d'alors), on y rencontre aussi des vers aisés, naturels, coulants, exprimant de belles pensées.

Dans les Occasions perdues, représentée en 1631, il y a une scène de bonne comédie qui ne serait pas déplacée de nos jours.

La reine de Naples éprise de Cloriman, mais ne voulant voir ce dernier que par l'entremise d'Isabelle sa confidente, la charge de le séduire pour elle, et lui dit:

– Feins de brûler pour lui d'une ardeur sans seconde

– Mais en feignant, Madame, un feu si véhément,

Il faut donc me résoudre à perdre mon amant?

– Simple, qui ne sait pas qu'à la fille avisée,

Abuser tous les cœurs est une chose aisée.

Telle en trahit un cent, et se fait aimer d'eux;

Et tu n'espères pas d'en pouvoir tromper deux?


Isabelle s'empresse d'expliquer à la reine comment elle s'y prendra pour toucher le cœur de Cloriman:

Mes yeux, pour commencer, apprendront de ma glace,

Avec quels mouvements ils auront plus de grace.

Par quels ris je pourrai m'acquérir plus de vœux,

Et par quelle frisure embellir mes cheveux.

Pour rendre à mes désirs son âme résignée,

S'il vous plaît, j'emploierai le fard et la saignée.

Mes mains emprunteront la blancheur des onguents:

Je veux, pour les polir, avoir au lit des gants.

Je consens qu'un tailleur inventif et fidèle,

Pour me rendre le port et la taille plus belle

N'épargne en mes habits ni baleine, ni fer,

Et me serre le corps jusques à m'étouffer.

Je parlerai toujours de soupirs et de flamme

A ce jeune étranger qui vous a ravi l'âme.

Je n'épargnerai point les pas de cent valets,

Et mille cœurs navrés empliront mes poulets.

Je m'y qualifierai du nom de prisonnière;

Lui, du nom de mon tout, de ma seule lumière.

Ce ne seront qu'amours, que soupirs et que vœux;

Je les cachetterai de mes propres cheveux.

Je verserai des pleurs; il me verra malade,

Si quelqu'autre en obtient seulement une œillade.

– Ma mignonne, tout beau: c'est trop bien m'obéir.

En pensant m'obliger, tu pourrais me trahir.


Le chef-d'œuvre de Rotrou est sa tragédie de Venceslas, jouée en 1648, deux ans avant sa mort, retouchée en 1759, plus d'un siècle après lui, par M. Marmontel, et donnée la seconde fois à la scène avec beaucoup moins de succès que la première. Rotrou venait à peine de terminer le dernier acte de son Venceslas, dont il était, avec raison, fort satisfait, qu'il fut se livrer à sa passion du jeu. La chance lui étant défavorable, il perdit une somme assez peu élevée, mais enfin qu'il ne put payer de suite. On l'arrêta, on le conduisit en prison. Le malheureux poëte ne savait où donner de la tête, lorsqu'il songea à son Venceslas.

Il envoya chercher les comédiens et leur offrit sa tragédie pour vingt pistoles. Ce n'était pas cher; on s'empressa d'accepter, il sortit de prison, et la pièce eut un succès tel que les acteurs lui firent un beau présent. C'est par le rôle de Venceslas que Baron, le célèbre comédien, fit sa seconde rentrée au théâtre, trente ans après l'avoir abandonné, et c'est par ce même rôle qu'il quitta la scène pour n'y plus paraître. Il était temps, car il ne put achever son rôle. Il avait à peine déclamé ce vers:

Si proche du cercueil où je me vois descendre.


que son asthme l'empêcha de continuer.

Plus d'un poëte venu longtemps après Rotrou, lui emprunta des pensées, des vers et même des scènes et des pièces. Ainsi, outre son Venceslas repris par Marmontel, Regnard, en 1705, se servit de ses Ménechmes, joués en 1632; Racine utilisa, dans sa Thébaïde, l'Antigone représentée en 1638; Tristan retoucha son Amarillis; M. d'Ussé fit de même en 1704, pour Cosroës donné au théâtre en 1648. Il est vrai de dire que dans cette dernière tragédie, les plus beaux vers sont du second auteur, comme, par exemple, ceux-ci dans une scène du quatrième acte:

Fatale illusion, fantôme de grandeur,

Éblouissant éclat dont brille une couronne!

Pourquoi, malgré moi-même, embrasez-vous mon cœur?

Que ne me quittez-vous quand je vous abandonne.

Cessez, honneur, de me donner des lois;

Votre grandeur n'est qu'un passage

Que le Destin, toujours volage,

Abat et relève à son choix;

Et la pompe qui suit les rois

N'est rien qu'un brillant esclavage.


Enfin, l'Amphitryon de Molière, joué en 1668, a, on n'en saurait disconvenir, un grand air de famille avec les Sosies de Rotrou, représentés trente ans plus tôt.

Rotrou, qui aimait beaucoup Corneille et qui appréciait le génie de ce grand homme, imagina une singulière façon de faire l'éloge de l'auteur de Cinna. Dans sa tragédie de Saint-Genest, Dioclétien, après avoir loué sur ses talents, le plus grand comédien de son époque, lui demande quelles? sont les pièces qui ont le plus de succès. L'acteur répond:

Nos plus nouveaux sujets, les plus dignes de Rome,

Et les plus grands efforts des veilles d'un grand homme,

A qui les rares fruits que la Muse produit,

Ont acquis sur la scène un légitime bruit,

Et de qui certes l'art, comme l'estime, est juste,

Portent les noms fameux de Pompée et d'Auguste.

Les poëmes sans prix, où son illustre main,

D'un pinceau sans pareil a peint l'esprit romain

Rendront de leurs beautés votre oreille idolâtre, Et sont aujourd'hui l'âme et l'amour du théâtre.


Nous avons expliqué, dans un de nos chapitres précédents, comment la foule qui se pressait aux représentations dramatiques, avait amené les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, en 1600, à se séparer en deux troupes, ce qui avait donné naissance à une seconde scène élevée au Marais. Nous avons dit également qu'au commencement du dix-septième siècle, le cardinal de Richelieu, emporté par sa passion pour le théâtre, avait fait construire dans son propre palais deux salles de spectacle, une grande et une petite.

En 1641, Molière, ou plutôt Poquelin (car c'était son véritable nom), entra dans une des nombreuses sociétés particulières qui, à cette époque, se faisaient un divertissement domestique de jouer la comédie. Cette société acquit bientôt une certaine célébrité sous le nom de l'Illustre Théâtre. Beaucoup de princes et de grands personnages la faisaient venir dans leurs hôtels. Après avoir parcouru quelque temps la province avec cette Société, ou si l'on veut avec cette troupe, Molière revint à Paris, fut assez heureux pour avoir accès auprès de Monsieur, qui le présenta au Roi et à la Reine-Mère, et pour être appelé à jouer en présence de Leurs Majestés dans la salle des gardes du vieux Louvre. Bientôt Louis XIV, fort satisfait des talents de la troupe de Molière et des comédies composées par son chef, accorda à ces acteurs la salle du Petit-Bourbon, pour y fonder une troisième troupe dramatique sous le nom de troupe de Monsieur. En 1665, les comédiens de Monsieur devinrent comédiens du Roi, avec 7,000 livres de pension, et ils s'établirent à la salle du Palais-Royal.

Les trois théâtres, c'est-à-dire: celui de l'Hôtel de Bourgogne, le plus ancien de tous; celui du Marais, fondé, ou si l'on veut détaché du premier en 1600; et enfin celui du Palais-Royal de création récente, subsistèrent et jouèrent séparément jusqu'à la mort de Molière en février 1673. Les acteurs de l'Hôtel de Bourgogne et du Marais interprétaient de préférence la tragédie, ceux du Palais-Royal la comédie.

Lorsque la troupe de Molière eut perdu son chef, c'est-à-dire l'âme de la société, elle ne put se soutenir et se divisa. Une partie du personnel s'unit à l'Hôtel de Bourgogne, l'autre se joignit au théâtre du Marais. Il n'y eut donc plus à Paris que deux théâtres où étaient représentées les tragédies et les comédies françaises.

La troupe du Marais quitta bientôt son établissement pour en fonder un autre rue Guénégaud. Louis XIV ordonna d'y transporter les loges, les décorations et tout le matériel encore dans la salle du Palais-Royal et ayant servi à la troupe de Molière.

La troupe de l'Hôtel de Bourgogne et celle du théâtre Guénégaud restèrent distinctes et séparées jusqu'au 21 octobre 1680. Ce jour-là, elles furent réunies par ordre de Louis XIV, en sorte qu'à dater de ce moment, il n'y eut plus qu'une troupe, celle de la Comédie-Française, dite troupe du Roi, qui fut seule chargée de représenter les comédies et les tragédies. Le nombre des acteurs fut déterminé, les bénéfices distribués au prorata des talents. Les artistes obtinrent certains priviléges. Les uns furent dispensés du service, les autres eurent des pensions. Une ordonnance royale affecta 12,000 livres à cette nouvelle société, dont toute l'administration fut réglée par ordonnance royale.

C'est donc du 21 octobre 1680 que date réellement la Comédie-Française; cependant elle fut organisée sur de nouvelles bases, près d'un siècle plus tard, après avoir passé par diverses phases.

La Comédie-Française fut d'abord installée au théâtre de la rue Guénégaud; mais la proximité du collége Mazarin étant chose gênante et pour le collége et pour le théâtre, Louis XIV prescrivit aux acteurs d'abandonner cette salle et de chercher un autre emplacement pour leurs représentations. La société fit l'acquisition du jeu de paume de la rue Saint-Germain-des-Prés et de deux maisons voisines. Sur les dessins de François d'Orbay, architecte, jouissant d'une réputation méritée, on bâtit l'hôtel dit des Comédiens du roi. Ces derniers en firent l'ouverture le 18 avril 1689, lundi de pâques, par la tragédie de Phèdre de Racine. La dernière représentation donnée sur ce théâtre eut lieu en 1770. On y joua dans cette soirée Béverley et le Sicilien. L'acteur d'Allainval annonça au public le changement qui allait s'opérer par la petite allocution suivante:

«Le Théâtre-Français touche enfin à l'époque la plus flatteuse qu'il pouvait espérer. Le gouvernement daigne fixer un moment son attention sur lui, et s'occupe des moyens de faire élever un monument digne des chefs-d'œuvre des hommes de génie qui vous ont fait l'hommage de leurs veilles. La scène lyrique vient d'offrir à vos yeux les ressources de l'architecture; vous avez rendu justice au travail de l'artiste célèbre qui a eu le courage de s'écarter des routes d'une imitation servile, et qui a été assez heureux de vous plaire, en osant innover. Il est temps que les mânes de Corneille, de Racine et de Molière viennent contempler les changements dont le théâtre est susceptible, et nous dire: «Voilà le temple où nous aurons à être honorés. Il est temps enfin de faire cesser les reproches très-fondés des autres nations jalouses de la gloire de la nôtre.» Accoutumés depuis longtemps à votre bienveillance, nous ne cesserons jamais de vous donner des preuves de notre empressement à vous offrir des productions dignes de vos suffrages. C'est dans ces sentiments que nous quittons un théâtre où vous avez tant de fois secondé nos efforts. Pénétrés de la plus vive reconnaissance pour les bontés dont vous daignez nous honorer, nous osons vous en demander la continuation sur la nouvelle scène que nous allons occuper.»

Pendant la période de 1689 à 1770, la Comédie-Française eut à supporter quelques vicissitudes, malgré la protection dont elle était l'objet de la part du gouvernement royal. Ainsi, vers le commencement du dix-huitième siècle, le peu d'empressement que les Comédiens mettaient à plaire au public, leurs négligences, leurs discussions intestines, la pauvreté des ouvrages qu'ils acceptaient d'auteurs médiocres, après les grandes et belles productions de Corneille, de Racine, de Molière, avaient fait tomber leur théâtre dans un discrédit dont il ne semblait pas devoir se relever facilement. Leur spectacle était entièrement désert et, par contre, le public, même les grands seigneurs et la cour, se pressaient aux spectacles forains. La Comédie-Italienne avait pris le dessus sur la Comédie-Française. Quelques parodies, quelques pièces légères, quelques vaudevilles amusants, joués aux Italiens, avaient fait entièrement déserter la première scène française. Les choses étaient en cet état en 1710 et la scène des Italiens abondait en critiques plus ou moins spirituelles sur l'état d'abandon dans lequel on laissait la Comédie-Française, ce n'étaient que quolibets, que pointes épigrammatiques, que parodies du répertoire de la troupe du roi, quand le directeur de la Comédie-Française, Dancourt, voulut essayer de ramener les Parisiens dans sa salle. Mais au lieu de comprendre que la scène française ne doit briller et attirer les gens d'esprit que par des compositions dramatiques de bon aloi, par des tragédies ou par des comédies d'auteurs de mérite, de poëtes de talent, Dancourt imagina de sacrifier au goût du jour. Il résolut de faire représenter un divertissement dans lequel on verrait Arlequin et Scaramouche. Il proposa le rôle d'Arlequin à La Thorillière. Longtemps cet excellent acteur refusa de condescendre à ce qui lui semblait être une véritable platitude. Pressé par Dancourt, il finit cependant par accepter le rôle de Mezzetin10. On se détermina à travailler au divertissement. Le sujet fut tiré de la situation même dans laquelle se trouvait alors la Comédie-Française. On l'intitula la Comédie des Comédies. Dancourt composa la pièce, fit faire quelques airs par Gilliers, et on l'offrit aux Parisiens. Les Parisiens montrèrent plus d'intelligence que les Comédiens, en ne faisant pas fête à ce spectacle de mauvais goût11.

Par opposition, le théâtre de la foire Saint-Laurent fit représenter une espèce de prologue de Lesage, Fuzelier et d'Orneval, intitulé les Comédiens Corsaires. Dans cette petite pièce, les comédiens de la foire se plaignaient de ce qu'on leur enlevait leurs chants et leurs danses. Un des personnages de cette farce était une actrice de la Comédie-Italienne arrivant en scène et chantant ce couplet:

Au mépris de notre gloire,

Ces petits esprits follets

Ne demandent que couplets,

Que musique, vraiment voire!

Ils feraient, ces Messieurs-là,

Si on voulait les en croire,

Ils feraient, ces Messieurs-là,

Danser et Phèdre et Cinna.


Alors un acteur de la troupe du roi paraissait et, pour justifier le nouveau genre adopté par la Comédie-Française, il déclamait:

Depuis qu'aux Tabarins les foires sont ouvertes,

Nous voyons le préau s'enrichir de nos pertes;

Et là, les spectateurs, de couplets altérés,

Gobent les mirlitons qui les ont attirés:

Ils y courent en foule entendre des sornettes;

Nous, pendant ce temps-là, nous grossissons nos dettes.

Molière, et les auteurs qui l'ont suivi de près,

De nos tables jadis ont soutenu les frais;


Mais vous le savez tous, notre noble comique

Présentement n'est plus qu'un beau garde-boutique;

Lorsque nous le jouons, quels sont nos spectateurs?

Trente contemporains de ces fameux auteurs…

Ainsi donc, nous devons, sans tarder davantage,

Pour rappeler Paris, donner du batelage.

Si vous me demandez où nous l'irons chercher;

Amis c'est aux forains que nous devons marcher.


Voyant que la Comédie-Française n'avait pas même le privilége, avec de mauvaises pièces faites à la mode, de lutter contre les lazzis des théâtres forains, Dancourt trouva un autre expédient, celui de faire valoir le privilége exclusif de la troupe et d'en demander la stricte exécution en justice.

Plusieurs sentences et divers arrêts furent en effet rendus dans ce sens, mais sans être exécutés. Enfin le Parlement se mêla du procès et fit défense aux théâtres de la foire de faire servir leurs établissements à d'autres usages qu'à ceux de leur profession, permettant, en cas de contravention, de démolir leurs salles de spectacles. Les petits théâtres voulurent encore lutter et les comédiens du roi firent abattre plusieurs salles. Un nouvel arrêt du conseil en date du 17 mars 1710 confirma celui du Parlement.

Le 18 juin 1757, un règlement pour la Comédie-Française fut promulgué, lequel annulait tout ce qui avait été décrété jusqu'alors concernant ce théâtre, formé en France, dit le préambule royal, par les talents des plus grands auteurs.

Quarante articles réglaient tout ce qui avait rapport: 1o A l'administration, aux parts bénéficiaires des acteurs, à leurs devoirs, à leurs droits, à leurs pensions de retraite; 2o aux retenues pour l'Hôpital général, pour l'Hôtel-Dieu, pour le traitement des employés; 3o à la tenue des archives; 4o à la composition du conseil de la troupe, et enfin à tout ce qui concernait l'organisation complète de cette société.

La Comédie-Française était à la disposition du roi. Elle jouait habituellement à la cour depuis la Saint-Martin jusqu'au jeudi d'avant la Passion, et lorsque la famille royale allait à Fontainebleau, une partie de la troupe s'y rendait également. Chaque sujet avait un supplément. Une assemblée générale avait lieu tous les lundis à l'hôtel de la Comédie, et c'était alors que les auteurs présentaient leurs pièces, qui devaient être examinées par l'assemblée.

En 1770, les comédiens ordinaires du roi s'établirent dans la salle des Tuileries où ils jouèrent jusqu'à l'année 1782, pendant que l'on construisait pour eux le théâtre de l'Odéon où ils restèrent de 1782 à 1799.

La salle de l'Odéon, bâtie par ordre de Louis XVI, d'après les plans des architectes Peyre, Lainé et Vailly, fut incendiée en 1799 et la Comédie-Française s'installa, à la suite de cet événement, au théâtre de la rue Richelieu, où elle se trouve encore aujourd'hui. Cette salle de la rue Richelieu avait été commencée en 1787, aux frais du duc d'Orléans. Terminée au bout de trois ans, la troupe des Variétés-Amusantes l'avait occupée en 1790, pour la céder, en 1799, aux comédiens français. L'Odéon, brûlé en 1799, reconstruit sur ses anciennes fondations par décision du Premier Consul, servit à la troupe de M. Picard. Le feu détruisit une seconde fois cette belle salle le 20 mars 1818. Louis XVIII la fit encore rebâtir et annexa la troupe qui en exploitait le privilége à la Comédie-Française, l'autorisant à y représenter les tragédies, les drames et les comédies données sur la scène française.

Pendant la période de 1710 à 1799, la Comédie-Française, devenue la première scène du monde, introduisit d'importantes et très-utiles améliorations dans ses habitudes intérieures. Elle arriva successivement, ainsi que nous allons le raconter, à la réforme complète des costumes, à leur appropriation à l'époque, de façon à ce que les paroles ne fussent plus un anachronisme chronique avec les vêtements. Elle obtint (à grand'peine, il est vrai), mais enfin, elle obtint la liberté de l'emplacement sur lequel est représentée la pièce jouée par les acteurs.

Jusqu'en l'année 1727, les acteurs et actrices disaient leurs rôles vêtus comme ils l'étaient dans la vie habituelle. On comprend combien cela nuisait à l'illusion, et quel ridicule en fût même résulté, si les yeux n'eussent été depuis longtemps façonnés par l'usage à cette bizarre disparate. A l'une des reprises de la tragédie de Campistron, Tiridate, en 1727, Mlle Lecouvreur, excellente actrice et femme de goût, commença une petite réforme dans le costume; mais comme les choses, même les plus simples et les plus naturelles, ne se modifient pas en un jour, au lieu d'adopter pour elle et pour ses camarades de théâtre le vêtement spécial à l'œuvre dramatique représentée, elle ne fit que changer le costume de ville en costume de cour, c'est-à-dire qu'elle parut sur la scène en robe à queue traînante et à paniers, comme en portaient les grandes dames au commencement du dix-huitième siècle. Cette nouveauté fut approuvée du public.

Il n'en est pas moins vrai que pendant plus de trente années encore, on vit à la Comédie-Française les femmes des consuls romains et des héros grecs en robes bouffantes, la tête surmontée d'énormes coiffures inventées souvent par le mauvais goût de l'actrice. Les artistes de l'époque pensaient avoir bien mérité de la patrie et des beaux-arts en représentant les reines ou les princesses de la plus haute antiquité déguisées en marquises de la cour de Louis XV. Les acteurs étaient tout aussi ridicules. Avec la cuirasse antique, avec le cothurne, le Romain ou le héros grec de la Comédie-Française se coiffait d'un chapeau à plumes surmonté d'un panache. On applaudissait un Ajax, un Ulysse, un Agamemnon en perruque de magistrat, ayant au-dessus de cette perruque un casque plus ou moins grec ou troyen. Le bon roi Priam traînait sur la scène une casaque de marchand arménien, et toutes ces absurdes bigarrures de costume, loin d'être l'objet de plaisanteries dans le public, étaient souvent applaudies et admirées.

C'est donc ainsi attiffés que parurent sur la scène française les héros de Rotrou, de Corneille, de Racine. Le Cid et Cinna eurent pour interprètes des acteurs en fraise plate, en hauts-de-chausses à dentelle, en juste-au-corps à petites basques; des actrices en corsage court et rond, avec le sein découvert, la jupe à queue, les talons élevés, les cheveux crêpés et bouffants. Auguste avait une couronne de laurier par dessus sa perruque à la Louis XIV.

Racine avait plusieurs fois senti le ridicule de l'habillement adopté au théâtre. Il voulut s'y opposer, obtenir des modifications, l'usage fut plus fort que sa logique. Baron, le grand Baron lui-même, qui avait su réformer la diction ampoulée de ses prédécesseurs, ne comprit pas l'harmonie du costume. Sur la fin de sa carrière dramatique, il joua le jeune Misaël des Machabées, vêtu en bourgeois de Paris, avec un toquet d'enfant et des manches pendantes.

Sorel, dans la Maison des jeux, raconte que le rôle d'Hercule était interprété par un acteur en vêtements ordinaires, mais en manches retroussées, qui le faisaient ressembler à un cuisinier en fonction. Il portait sur l'épaule, en guise de massue, une petite bûche. Apollon avait l'habitude de mettre derrière son oreille une plaque jaune destinée à représenter le soleil.

En 1747, une jolie comédie en trois actes, de Lachaussée, l'Amour castillan, fut donnée aux Italiens avec des costumes espagnols. Cette nouveauté étonna beaucoup, mais ne produisit pas d'autre sensation.

En 1753, madame Favart fit un rôle de paysanne, sans robe à paniers, sans gants, sans coiffure; mais comme une fille de village, en jupon de serge, les cheveux plats, la croix d'or au cou, les bras nus et enfin chaussée de sabots, ce qui déplut aux élégants de l'époque.

En 1755, Lekain et mademoiselle Clairon, guidés par le bon goût et par l'amour de l'art dramatique, sentirent enfin le ridicule du costume et la nécessité d'arriver à une réforme devenue indispensable. Grâce à ces deux grands artistes, les paniers, les chapeaux à plumes disparurent de la tragédie; les habits furent coupés à la mode antique; les représentations théâtrales devinrent plus pompeuses. Les décors furent rendus plus semblables à la réalité, le nombre des gardes et des soldats qui environnent les rois fut augmenté. Les changements à vue eurent une plus grande précision. En un mot, tout s'améliora dans ce que l'on appelle la mise en scène.

Toutefois, ni Lekain ni mademoiselle Clairon n'eurent assez de puissance encore, pour faire adopter complétement le costume vrai de l'époque dans chaque œuvre dramatique. Les Scythes et les Sarmates portèrent la peau de tigre, les Turcs le turban et le sabre recourbé; mais pour bien des rôles l'habit français resta toujours de mise. Il fallut que Talma vînt donner le coup de grâce aux oripeaux que l'on adaptait au vêtement de tous les jours, pour faire disparaître enfin ce reste de barbarie. Il introduisit le costume exact. Le premier exemple qu'il donna fut dans Charles IX. Bientôt Virginie, de La Harpe, les Gracques, d'André Chénier, furent joués avec l'habillement de l'époque; puis les acteurs et les actrices, Romains ou Grecs, à la scène, se vêtirent en Romains et en Grecs: puis enfin, en dernière analyse, à partir du commencement de ce siècle, on devint au théâtre d'une rigidité extrême pour l'exactitude du costume.

Aujourd'hui, nous rions en songeant à ces bévues, à ces usages extravagants si longtemps maintenus au théâtre. Nous sommes souvent tentés d'accuser nos bons ancêtres de folie, et nous ne pouvons comprendre qu'ils aient pu supporter d'entendre un vers héroïque sortir de la bouche d'un homme habillé en bourgeois de son temps? Avons-nous bien raison, et si nous nous donnions la peine de regarder un peu autour de nous, ne verrions-nous pas des choses tout aussi ridicules? D'abord, chaque jour, à l'Opéra, n'assistons-nous pas à des fêtes de village, dont toutes les villageoises en crinoline, sont ornées de diamants en plus ou moins grande quantité, selon que le leur permettent leurs appointements ou leurs ressources de toute nature? N'en est-il pas de même pour les jolies soubrettes de la Comédie-Française et des autres théâtres? Quelle est la paysanne qui n'entre en scène les bras nus, les épaules (pour ne pas dire plus) très-décolletées, chaussée d'un délicieux petit soulier verni, avec un bas de soie à jour, bien tiré, dessinant la jambe? Quel est le militaire de théâtre, arrivant à franc étrier, d'après son rôle, qui ne se présente en culotte irréprochable, en bottes sans une moucheture, en gants paille du dernier blanc? Tout ce qui sort de la coulisse n'est-il pas à l'état de pastel vivant?

On le voit, il y aurait bien quelques réformes à faire encore au costume. Ces réformes cependant ne nous paraissent pas urgentes. De même que les dandys de Louis XV, nous ne serions peut-être pas charmés à l'aspect d'une soubrette de théâtre malpropre comme une fille d'auberge, ou d'une paysanne déguenillée comme elles le sont dans nos campagnes. Nous acceptons volontiers le soldat couvert de gloire et de laurier, arrivant du combat comme s'il venait à la parade. Nous le trouverions peut-être fort désagréable s'il se montrait à nous, dans un ballet de l'Opéra, en uniforme poudreux ou déchiré.

Soyons donc charitables pour nos pères, ne nous moquons pas trop d'eux; car s'ils revenaient en ce monde, ils pourraient bien, à leur tour, nous rendre au centuple nos plaisanteries, en voyant les sots lazzis qui font la fortune des théâtres depuis quelques années; en entendant le jargon de mauvais goût, les scènes obscènes et sans esprit, les gestes déplacés, inconvenants, qu'on applaudit à outrance. Avec quelle stupéfaction eux, qui avaient l'habitude de n'admettre les acteurs à l'honneur de leur parler qu'avec une politesse rigide, avec quelle stupéfaction ne verraient-ils pas le sans-gêne, le sans-façon, la manière d'être des artistes du dix-neuvième siècle vis-à-vis leur public?

Non, non, ne rions pas trop. Le théâtre des siècles de Louis XIV et de Louis XV, s'il avait ses défauts, avait aussi de grandes qualités. On y sifflait les mauvaises pièces, on y applaudissait les bonnes. Aujourd'hui on rit trop souvent de sottises indécentes et platement ridicules. Si on mettait en parallèle les qualités de l'ancienne scène française et ses défectuosités avec les vertus et les vices de la nôtre, il est fort probable que cette dernière n'aurait pas l'avantage aux yeux de la morale, de l'esprit et du bon goût.

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Mezzetin, nom d'un rôle de la Comédie-Italienne dont le caractère est à peu près celui de Scapin.

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On en était arrivé à ce point, à la Comédie-Française, que l'on vit la célèbre Desmares, pour plaire aux Parisiens, parmi lesquels le bilboquet était alors fort à la mode, jouer à ce jeu dans la pièce de l'Amour vengé.

Histoire anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Premier

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