Читать книгу Pauline, ou la liberté de l'amour - Dumur Louis - Страница 2

II

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«Quel mari! songeait Pauline. Comme il est différent de moi! Il a des idées étroites que je n'ai pas et de larges tolérances dont je suis incapable. Il aime le bel ordre social; et je souffre de le savoir superficiel et menteur. Il s'applaudit de ce qui me navre, se lamente de ce qui me console. Nos âmes sont aux antipodes. Il a peut-être raison, mais je sens la vie avec une telle divergence, que je ne puis que lui donner tort. Jadis, j'essayais de le comprendre; maintenant, je fuis jusqu'aux discussions avec lui. Quelle âme banale! comme il se repaît avec plaisir de cette existence frelatée! Je l'ai bien jugé, lorsque je l'ai appelé un égoïste et un prudent. S'est-il rendu compte de ce que cela signifiait? Un égoïste: un homme qui non seulement n'aime et ne satisfait que lui, mais entend imposer ses goûts et ses doctrines, et n'admet pas qu'on puisse se mouvoir dans un autre ordre d'idées que le sien; un prudent: c'est-à-dire un médiocre, dont par conséquent ni les goûts, ni les doctrines ne sont originaux, mais qui ramasse dans le domaine public les formules les plus usées pour en confectionner sa personne morale. Un égoïste encore, dans la pratique de la vie, par le souci qu'il a de sauvegarder ses plus minces intérêts, fût-ce aux dépens de ses dogmes, lorsqu'ils se trouvent en opposition; et un prudent toujours, par sa pusillanimité devant ceux qui ont l'opinion pour eux. Comment se fait-il que j'aie supporté pendant dix ans un homme qui m'est si étranger? Je sais qu'autrefois je ne réfléchissais pas sur moi-même avec l'intensité d'aujourd'hui. Je n'ai cependant jamais été docile à me plier aux servitudes. Mais l'habitude nous maîtrise: on commence à céder par bienveillance, on continue par amour de la paix; jusqu'au moment où l'exaspération même de cette résignation déchaîne une tempête d'autant plus violente qu'elle a été plus longtemps retenue. Il y a des jours où je suis sur le point de haïr mon mari. Ce que je sais, en tout cas, c'est que je ne l'aime plus. L'ai-je jamais aimé?»

Sur cette interrogation douloureuse, d'anciens souvenirs se firent jour.

Elle vivait alors chez une vieille tante, qui l'avait recueillie, elle et les rentes qu'elle tenait de son père. Elle était quasi orpheline. Son père mort, sa mère internée dans une maison de santé. A dix-huit ans, l'existence retirée qu'elle avait menée jusqu'ici changea. On lui fit voir du monde. La vieille tante rouvrit pour elle son salon. Parmi les hommes qui lui furent présentés se trouvait Facial. Elle l'avait aperçu jadis dans la maison de ses parents, alors qu'elle courait encore en robe courte. Facial, qui en était à sa première moustache, se mêlait déjà d'être sérieux. La fillette n'avait eu que peu de rapports avec lui. Lorsqu'elle le revit chez sa tante, elle le reçut cependant avec moins de froideur que les autres, pour la raison qu'il ne lui était pas complètement inconnu. Ils se dirent les choses d'usage:

– Comme vous voilà transformée! Je ne faisais guère attention à vous, autrefois. Maintenant, vous êtes une demoiselle accomplie, d'une éducation parfaite. Vous devez avoir bien des admirateurs!

– En vous comptant?

– Le tout premier.

Quelques soirées musicales, un ou deux bals, où il fut empressé. Ils jouèrent une fois la comédie.

Un jour enfin:

– Mademoiselle Pauline – permettez-moi de vous donner ce nom en une circonstance aussi solennelle – je voudrais vous faire une question, à laquelle je vous prie de répondre avec la gravité qu'elle comporte. Que pensez-vous du mariage?

– Mais, ce que tout le monde en pense, répondit la jeune fille: le mariage est un lien sacré unissant deux personnes qui s'aiment.

– Très bien, et c'est ainsi que je l'entends moi-même. Malheureusement, tout le monde ne pense pas comme nous. Trop de gens ne font du mariage qu'une affaire et engagent leur existence sans engager aussi leur cœur. Les hommes recherchent une dot, une alliance utile à leur carrière: les femmes un nom, l'indépendance, que sais-je? Je ne suis pas plus de ceux-là, que vous n'êtes, je l'espère, de celles-ci. Certes, un mariage doit toujours présenter quelque chose d'honorable pour les deux parties: mais la raison principale de cet acte important ne saurait être que l'amour. Est-ce bien là votre opinion?

– Oui, Monsieur.

– J'en suis heureux, car je ne vous cacherai pas, Pauline, que je vous aime; et si ce sentiment trouve quelque écho dans votre cœur, mon vœu le plus cher serait de vous épouser.

A cette déclaration attendue, Pauline ne se troubla pas trop. De la meilleure foi du monde, elle mit sa main dans celle de Facial et lui avoua que, de tous les hommes qu'elle avait vus jusqu'ici, lui seul avait su lui plaire.

– Vous m'aimez donc! s'écria celui-ci avec une douce joie.

Et le «oui» fatal, aussi sincère qu'il pouvait l'être alors, sortit sans inquiétude des lèvres de la jeune fille.

Le lendemain, Facial la demanda officiellement en mariage à la vieille tante et fut agréé.

Deux mois après, ils étaient unis.

«Extraordinaire illusion, pensait Pauline, que celle de la vierge qui se figure qu'elle aime, lorsqu'elle ne sait pas ce que c'est que l'amour! De gaieté de cœur, elle se lie pour la vie avec un homme pour lequel elle n'éprouve pas d'aversion, sans se demander ce qui arrivera, une fois liée, si elle en rencontre un autre qu'elle aime. A-t-on le droit d'exiger d'elle qu'elle connaisse son avenir et qu'elle discerne du premier coup celui qui doit être son véritable époux? Hélas! comme tant d'autres, j'ai cru faire un mariage d'amour! Je me serais révoltée contre qui aurait osé me dire que je n'aimais pas mon fiancé. Mais était-ce de l'amour, le sentiment que j'avais pour lui? Ce sentiment n'a fait depuis que décroître: et mon expérience actuelle de la vie me force à reconnaître que, même à cette époque, ce n'était pas de l'amour. Et c'en eût été, de l'amour, était-ce une raison pour me lier pareillement? L'âme demeure-t-elle tellement pétrifiée, qu'elle ne puisse se transformer, découvrir en elle d'autres besoins, être agitée de désirs nouveaux? Nous sommes si instables que c'est se moquer de la destinée que de se contraindre à la stabilité. Où en arrivons-nous alors? A l'indifférence, si nous ne sommes pas doués d'une trop vive impressionnabilité; à la rébellion, au crime, au martyre, si nous ne pouvons effacer en nous notre qualité d'êtres sensibles.»

Les premiers mois du mariage passèrent sans peine. Pauline s'amusait de son changement de position plus encore qu'elle ne s'intéressait à la personne de son mari. Le choix d'un appartement, l'ameublement, le train de maison, la toilette dissipèrent son attention sur une foule de sujets extérieurs et récréatifs. Grâce aux revenus de sa dot et à l'argent que gagnait Facial, elle n'était point tenue à des économies irritantes; et, comme ses goûts n'étaient pas dispendieux, elle pouvait aisément subvenir à ses fantaisies. Puis, ce furent les relations mondaines, les dîners, les réceptions, les visites, ce premier hiver d'un jeune ménage à Paris, si chargé et si captivant. Elle n'eut guère le temps de réfléchir, encore moins celui de rêver.

L'heure vint cependant où, blasée sur ces joies éphémères, elle désira participer à une vie plus intime et plus profonde. Elle reprit possession d'elle-même, discerna ses vrais besoins, reconnut en elle une source imprévue de tendresse et presque de passion. Sans qu'elle s'en doutât, son éducation de femme s'était achevée par le mariage: elle était mûre pour aimer, pour se dévouer et pour souffrir.

Sa première pensée fut son mari. Honnête et simple, aurait-elle pu déjà douter que le seul homme qui eût reçu jusqu'ici ses baisers ne fût capable de lui assurer les ivresses dont son cœur était avide? Elle remarqua, cependant, que ce qui l'animait était moins une attraction spéciale de lui à elle, que cet instinct vague et puissant qui pousse la femme aimante à aimer, même sans objet précis qui s'impose irrésistiblement à son amour. Quoique Facial ne lui déplût point, elle ne l'eût point distingué de son propre mouvement. Mais il était son mari: et cette situation en faisait nécessairement aux yeux de Pauline l'être privilégié auquel devaient aller ses caresses, tant qu'il n'existait pas de raison violente pour les détourner sur un autre.

A le connaître de plus près et à vouloir vivre de sa vie, bien des désillusions l'attendaient. Elle s'aperçut vite que leurs deux âmes n'habitaient pas la même région. Celle de Pauline, subtile, idéaliste, eut à souffrir au contact de l'âme empesée, matérielle de Facial. Nul doute que Facial ne fût un homme foncièrement honorable, saturé de bonnes intentions: mais ces qualités ne suffisaient point à constituer le bonheur à deux. Celles, par contre, qui eussent pu captiver Pauline, lui manquaient. Il ignorait les sentimentalités exquises de l'amour, et aux heures rares où il consentait à oublier la terre, son vol court et maladroit l'y faisait continuellement retomber. Peu d'imagination, un sens étroit et rassis des choses, un respect inné pour ce qui est admis, aucune culture personnelle de l'esprit, le désir de paraître et la crainte de se distinguer, autant de dispositions négatives et désagréables qui composaient la vertu de cet homme estimable et contribuaient, plus que de graves manquements, à lui aliéner petit à petit l'affection que sa femme était d'abord bien décidée à lui porter.

Ah! si elle l'eût aimé! On ne discute pas celui qu'on aime, on le subit. Mais elle ne l'aimait pas. Il avait donc à la conquérir: conquête facile, puisqu'à ce moment elle n'aimait personne. Encore y fallait-il une dévotion de sentiments et un appareil de séductions dont Facial était vraiment incapable!

Pauline était trop bien élevée pour que son ressentiment croissant se manifestât, sinon par de fréquentes lassitudes ou de cruels mots d'esprit ordinairement peu entendus. Mais la tête de la jeune femme travaillait. A cette défaillance du sort, qui, en pâture à ses désirs, lui offrait un mari qu'elle ne pouvait aimer, n'avait-elle à opposer que l'amertume d'une incomprise ou la résignation d'une sainte?

Une catastrophe menaçait.

Pauline en était là de ses souvenirs, lorsqu'on annonça Mme Chandivier.

– Bonjour, Julienne. Vous me surprenez dans de tristes rêveries.

– Vraiment, chère amie? Que vous arrive-t-il?

– Peu de chose: je songe à ma vie.

– Et vous voilà toute mélancolique! Moi, lorsque je me raconte mon histoire – cela se trouve d'abord rarement, et puis je ne m'en souviens pas bien – j'y vois plus sujet à rire qu'à pleurer. C'est gai, la vie: ou du moins, c'est amusant. Je sais qu'il y a beaucoup de misère dans le monde; mais quand par la naissance, la fortune, l'éducation, on appartient aux classes privilégiées, que l'on n'a eu ni chagrins sérieux, ni contrariétés humiliantes, et que l'on jouit d'une bonne santé, il faut avoir l'esprit vraiment mal tourné pour ne pas être charmé de l'aventure. Auriez-vous l'esprit mal tourné, Pauline?

– Peut-être; j'envie parfois les femmes du peuple, qui, moins favorisées, exigent moins de l'existence.

– Et quelles sont vos exigences?

– Une seule: le bonheur.

– Nous tournons dans un cercle vicieux.

– Je m'en aperçois.

– Ah ça! dit Julienne avec enjouement, que vous faut-il de plus? Un mari? Vous l'avez. Un enfant? Vous l'avez. De l'argent? Vous en avez. Des distractions? des goûts? des relations? Vous avez tout cela. Il ne tient qu'à vous d'en profiter pour votre plus grand plaisir. Peut-être, ajouta-t-elle malicieusement, n'êtes-vous pas très heureuse en ménage? Mais non, vous m'avez toujours assurée du contraire.

– C'est vrai, répliqua Pauline qui ne voulait pas se laisser interroger par Julienne; c'est vrai, et lorsque je cherche des raisons valables à mon mécontentement, je n'en trouve pas. Attribuez-le à mon caractère, moins propice que le vôtre, ou aux idées noires qui, sans qu'on sache pourquoi, troublent les meilleures volontés, et n'en parlons plus. Parlons de vous, continua-t-elle pour prendre à son tour l'offensive: qu'avez-vous fait toute cette semaine que je ne vous ai pas vue?

J'ai bien des choses à vous raconter. Vous savez que je n'ai pas de secrets pour vous, et que je me plais à vous tenir au courant des moindres événements. Imaginez-vous que je suis réconciliée avec Arthur.

– Arthur? fit Pauline sans comprendre.

– Oui, Sénéchal, le sénateur. Vous ne saviez pas qu'il s'appelle Arthur?

– J'ignorais même que vous fussiez brouillés.

– A mort, depuis deux mois. Je ne le voyais plus. Hier, enfin, il me revient, contrit, repentant, implorant son pardon pour la scène ridicule qui avait été cause de notre querelle. Je le lui accorde délibérément. Là-dessus, il tire de sa poche un écrin, l'ouvre, m'exhibe un charmant bracelet de turquoises et me l'offre pour sceller la paix. Je me drape alors de toute la dignité que je puis rassembler, je le considère calmement et je lui dis en propres termes: «Pour qui me prenez-vous, Monsieur? Je n'ai pas l'habitude de recevoir des présents de mes amis, surtout dans de pareilles circonstances. Mon mari gagne assez d'argent pour me donner des turquoises quand j'en ai envie. Si j'ai eu quelques bontés pour vous et si je suis disposée à oublier le passé, ce n'est pas pour d'autres intérêts que celui de votre personne. Je ne veux pas qu'il y ait dans nos rapports l'ombre d'une vénalité.» Ce petit discours a fait le meilleur effet. Il m'a appelée une Danaé armée d'un parapluie. Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais ce doit être un compliment. Néanmoins, comme les turquoises étaient jolies, j'ai fini par les accepter. «Allons! a dit Arthur, vous fermez votre parapluie: il fait de nouveau beau temps.» Comment trouvez-vous mon histoire?

– J'en suis heureuse pour vous. Mais quel était le sujet de la querelle?

– Arthur était jaloux de Réderic. De quoi venait-il se mêler? Réderic est un charmant garçon. Ne suis-je pas libre de le recevoir chez moi comme je veux et autant que je veux?

– Et M. Chandivier?

– Mon mari?.. Mon mari n'entend pas que je sois chez lui comme au couvent. Nous recevons beaucoup. Parmi les hommes qui fréquentent notre maison, il y en a naturellement qui me plaisent plus que les autres. Ceux-là reviennent plus souvent. Mon mari a d'autant moins à s'en offusquer, qu'il les trouve lui-même très agréables. Le reste ne le regarde pas.

– J'adore votre sérénité.

– Mais, ma chère, le mariage n'est pas un enfer. C'est un état-civil. Pourquoi voulez-vous que nous autres femmes aliénions notre liberté sous prétexte que nous échangeons notre nom contre celui d'un homme? Cet acte nous vaut, au contraire, l'indépendance. En règle avec la société, nous avons le droit désormais d'écouter les propos flatteurs murmurés à nos oreilles par de séduisants amis, nous montrons nos épaules et nos gorges dans les bals, nous conversons avec aisance sur les sujets qui piquent notre curiosité et qui nous étaient auparavant défendus, nous lisons les livres jadis mis sous clé, tous les rêves que créait subrepticement notre imagination deviennent la réalité, nous sommes maîtresses de nous donner à qui nous aime et d'aimer qui nous semble aimable. Qu'y a-t-il là de si triste, et comment peut-on souffrir du mariage? Il y a des maris tyrans, jaloux, insupportables, j'en conviens; et les femmes qui en sont affligées me paraissent fort malheureuses. Mais le cas est relativement rare: ce n'est, au moins, ni le vôtre, ni le mien. Et puis, une femme de quelque intelligence sait toujours se tirer d'affaire.

– Rien n'est facile, en effet, comme de tromper son mari, si jaloux qu'on le suppose.

– Tromper! tromper! C'est un mot bien gros et surtout bien démodé. Qui trompe-t-on? Personne. Il ne s'agit point, sans doute, de mener ostensiblement une vie déréglée: nous avons trop le sens des proportions et de ce qui sied à notre rang et à notre monde! Mais en voilant discrètement les mystères de notre cœur, nous n'avons en aucune façon l'intention de tromper. Le sentiment qui nous retient est plutôt une pudeur qu'une hypocrisie. Vous imaginez-vous le charivari que cela ferait, si chacun criait ses petites affaires sur les toits! Ma chère, nous restons silencieuses tout simplement, sans y mettre de mauvais desseins, parce que l'amour s'effarouche du bruit et ne s'épanouit qu'à l'ombre. L'amour conjugal lui-même agit-il autrement? Non, n'est-ce pas: nous ne faisons guère part au public des relations plus ou moins intimes que nous avons avec nos époux. Le public ne voit le mari que dans ses fonctions de cavalier, au bal ou au théâtre, de maître de maison et de père de nos enfants; le reste lui échappe et doit lui échapper. N'est-ce point aussi par un esprit de délicate charité que nous cachons aux hommes à qui nous nous donnons, époux ou amants, que nous nous sommes données à d'autres? Chacun d'eux, s'il est intelligent, doit se douter qu'il n'est pas seul: mais à quoi bon le lui faire savoir? Ce serait d'une extrême incivilité.

– Cela est très naturel, fit Pauline, surtout quand vous le dites. Pour vous, accentua-t-elle, cela n'offre vraiment aucune difficulté. Je comprends qu'avec de pareilles idées vous vous sentiez libre. Vous me faites l'effet d'être très heureuse.

– Très heureuse, je vous le jure.

– Vous avez résolu là un grave problème.

– Et, comme vous le voyez, la solution est à la disposition de tout le monde.

– C'est-à-dire de ceux pour qui liberté n'implique rien de plus que la simple possibilité de satisfaire leurs caprices.

– Que vous faut-il d'autre?

– La liberté morale.

– Qu'est-ce que cela veut dire?

– C'est juste, répondit Pauline; j'oubliais que vous êtes heureuse: vous ne pouvez pas savoir ce que c'est.

– Ne cherchez-vous pas un peu midi à quatorze heures, ma chère?

– Que voulez-vous! Chacun n'habite pas sous le même méridien.

– Je crois que ce qui vous trouble est l'apparente hypocrisie qu'il y a à ce que nous gardions le secret de nos amours. Vous voudriez l'amour au grand soleil. Ne voyant dans l'amour qu'un bien, vous vous demandez pourquoi on le cache comme le mal. Vous avez raison, et dans le pays d'Utopie on doit aimer comme vous le désirez. Mais vous ne tenez pas compte de ces affreuses passions humaines qui s'appellent la jalousie, l'amour-propre, la médisance, la domination, l'intolérance. Concevez-vous les précautions à prendre pour n'offenser personne, ne pas provoquer une mêlée générale et faire régner un peu de paix sur cette pauvre terre, où il y a d'ailleurs tant d'occasions de se battre?

– Oui, dit Pauline, et cela revient justement à ce que je disais, c'est qu'il faut manquer de sens moral pour ne pas s'apercevoir que cette liberté de l'amour dont vous vous prévalez n'est, en réalité, que la pire des tyrannies.

– Voyez, pourtant, ce qui m'arrive, reprit Julienne, qui n'était pas d'humeur à soutenir longtemps une discussion de principes et préférait s'en référer aux incidents de la vie quotidienne. Vous savez que je ne m'inquiète guère de ce que fait mon mari hors de ma maison. Je ne suis ni jalouse, ni curieuse. Il doit avoir, comme tous les hommes, ses aventures. Je ne l'en blâme point. Je ne demande de lui que les égards et le respect auxquels une femme a droit. M. Chandivier a, du reste, toujours observé vis-à-vis de moi une réserve dont je le loue. Ce n'est pas que je n'aie parfois surpris quelques indices de ses infidélités probables. Mais, jusqu'à présent, je ne lui connaissais pas de maîtresse. Or, hier, en même temps que je me réconciliais avec Arthur, j'apprenais, par le plus grand des hasards, que mon mari avait une liaison. Voici comment: enchanté, éperdu, l'âme au paradis, ainsi qu'il me l'affirmait, Arthur était en train de me baiser les mains avec une dévotion presque contagieuse, lorsque, sur un mouvement qu'il fit pour se jeter à mes pieds, des papiers s'échappèrent de sa poche, dont un entre autres qui s'ouvrit juste sur mes genoux et où je lus distinctement ce qui suit: «Mon cher sénateur, j'ai le plaisir de vous annoncer que, sur votre pressante recommandation, Mlle Rébecca, artiste dramatique, vient d'être engagée comme pensionnaire à la Comédie.» La lettre était signée du ministre. Je ne fis ni une, ni deux: «Monsieur, dis-je, une honnête femme n'admet pas dans son intimité un homme qui ose lui déclarer qu'il l'aime, lorsqu'il porte dans sa poche la preuve écrite de ses relations avec une actrice.» Que vouliez-vous qu'il fît? Qu'il trahît! Il n'y manqua pas. Doucement, il reprit ses papiers éparpillés, les rangea dans son portefeuille, puis en choisit un, qu'il me tendit en disant: «Vous m'y forcez, ma chère; ne m'en veuillez pas.» C'était une lettre de mon mari: «Mon cher Sénéchal, mille mercis pour votre aimable intervention. Grâce à vous, ma charmante Rébecca va être au comble de ses vœux. Depuis six mois elle ne rêvait qu'au jour où je lui apporterais, au lieu de bouquet, ce bienheureux engagement…» Bref, il ressortait clairement de ce billet que, loin d'être la maîtresse d'Arthur, Mlle Rébecca était celle de mon mari…

– Il fallait s'y attendre.

– Et je m'y attendais si bien, que, le premier moment de surprise passé, j'ai à peine éprouvé l'ombre d'un dépit. Lorsque j'ai revu M. Chandivier, rien n'eût pu lui faire soupçonner que j'étais au courant de son intrigue. Faut-il tout dire? Eh bien, je lui sais un gré infini de ne m'avoir jamais laissé deviner par ses paroles ou sa conduite qu'il possédait une maîtresse. Voilà comme je comprends le mariage! Pensez-vous que cela ne vaut pas mieux que s'il m'eût brutalement annoncé, sous prétexte de franchise, qu'il aimait une autre femme? A ce compte-là, il y aurait bientôt plus de divorces que de mariages!

– Vous avez raison, Julienne, et vous êtes excellemment conditionnée pour vivre à l'aise dans notre état de société. Que ne suis-je comme vous!

– Vous y viendrez. En attendant, je compte sur vous pour lundi.

– Cette représentation au Théâtre-Français? Irez-vous vraiment?

– J'irai. Ne sera-ce point très amusant de voir Mlle Rébecca? Mon mari m'a beaucoup vanté la pièce: mais je me doute des vraies causes de son subit enthousiasme pour la comédie sérieuse, lui qui, jusqu'à présent, ne fréquentait que les petits théâtres!

– Et vous êtes décidée à ne lui faire aucune observation?

– Aucune. Tant qu'il reste correct vis-à-vis de moi et vis-à-vis du monde, je ne saurais lui reprocher de prendre des libertés que je suis la première à revendiquer pour moi-même.

– C'est bien là l'idéal du mariage moderne, dit Pauline en manière de conclusion.

Elles causèrent encore de choses et d'autres, puis Julienne se leva pour partir.

– Bien entendu, ma chère, pas un mot de tout cela à personne. Du reste, je vous sais un tombeau.

Comme Julienne sortait, Marcelin revenait de l'école.

– Oh! le bel enfant! C'est votre fils? Comme il a grandi! Je ne le reconnaissais pas.

Pauline, toute fière, souriait.

– Il vous ressemble, dit Julienne, mais en homme.

Elle le regarda, comme si elle le voyait pour la première fois, admirativement. Et, se penchant vers lui:

– On peut encore vous embrasser, Monsieur?

L'enfant, rougissant, reçut le baiser de la jeune femme.

«C'est curieux, pensa Pauline, il me semble que je suis jalouse.»

Julienne partie, Pauline effaça ce baiser sous les siens. Puis elle s'occupa longuement de son fils, le questionna sur l'emploi de sa journée, causa amicalement avec lui, s'intéressant à ses récits d'école. Attentive et douce, à la fois comme une mère et comme une institutrice, elle lui fit préparer ses devoirs pour le lendemain. Une de ses plus réelles joies était de suivre pas à pas les progrès de cette jeune intelligence. Quand il eut terminé, miss Dobby, sa gouvernante, vint prendre possession de lui pour la leçon d'anglais, et Pauline se trouva de nouveau seule.

«Hélas! pensa-t-elle, moi aussi je le connais, l'adultère, l'adultère louche, faux, dissimulé, tissu d'expédients infimes et d'abdications de conscience! J'ai savouré jusqu'au cœur ce fruit douceâtre et pervers de l'amour qu'on cache. Je sais ce que c'est que les courses furtives à travers Paris vers l'appartement meublé où, précipitamment, l'on jouit d'un bonheur limité au temps vraisemblable d'une visite à sa couturière; je n'ignore point les rendez-vous élaborés comme les combinaisons d'une diplomatie compliquée; j'ai ressenti les inquiétudes que fait naître tout regard où l'on croit deviner un soupçon! Ah! l'adultère! – car il faut bien lui conserver ce nom à cet amour qui prend les allures du crime – l'adultère m'est familier! L'enfant que je viens de caresser, cet enfant que j'aime, que j'adore, mon enfant, est un enfant adultérin.»

Et poursuivant le pélerinage de ses souvenirs, avivés encore par la conversation qu'elle venait d'avoir avec Julienne Chandivier, Pauline revécut rapidement l'histoire peu gaie de sa liaison avec le comte Auguste de Hartwald.

Ce fut à l'époque où, Facial lui devenant odieux, elle s'apercevait amèrement de l'erreur qu'elle avait faite en l'épousant, qu'apparut dans sa vie celui qui allait remuer en son cœur de nouvelles couches de sensibilité. On le lui présenta dans un bal officiel:

– M. le comte de Hartwald, secrétaire d'ambassade à l'ambassade d'Autriche-Hongrie.

Au premier regard, il la charma. Elle reçut un petit coup électrique, qu'elle reconnut de suite, quoiqu'elle ne l'eût jamais éprouvé. Facial n'avait pas produit cet effet. Jeune, aimable, élégant, Hartwald exerça sur Pauline une action dont il se rendit compte; et il faut croire qu'à son tour la jeune femme ne lui déplut pas, car il s'occupa de la revoir, lia connaissance avec son mari et ne tarda pas à se faire inviter chez eux.

Deux mois ne s'étaient pas écoulés depuis leur rencontre, que Pauline devenait sa maîtresse.

Quelle joie que cette lune de miel de l'adultère, bien plus fertile que l'autre en ivresses aiguës! Dans l'adultère, Pauline mettait de sa volonté, de son désir, de sa personnalité; dans le mariage, elle ne constatait que son inertie, sa faiblesse, son enrôlement. Elle participait à l'adultère; elle subissait le mariage. Cette conviction de la conquête de son indépendance fut si vive, qu'elle en oublia longtemps la fausse position où elle se trouvait, pour ne s'abandonner qu'à son bonheur.

Elle aimait enfin!

Lorsqu'elle pensait à ces deux hommes qui la possédaient, et qu'elle mesurait la distance qu'il y avait de la lassitude ressentie avec l'un, au monde de volupté créé par l'autre, elle ne pouvait que s'écrier avec enthousiasme: J'ai trouvé! j'ai trouvé! Sa sensualité avait été éveillée par ce bel Autrichien, au regard velouté, aux gestes résolus. Elle se livrait à lui avec des frémissements de jeunesse, et son être entier fondait sous ses baisers. N'étaient-ce point là ces délices après lesquelles elle avait soupiré si souvent?

Son âme n'était point non plus étrangère à cette aventure. Hartwald lui devenait cher chaque jour davantage. Elle eût aimé causer longuement avec lui sur mille sujets, afin de pénétrer sa vie intellectuelle; elle eût voulu connaître son cœur et partager sa vie morale. Malheureusement Hartwald ne s'ouvrait guère à elle, soit que son caractère froid, sous son masque aimable, le rendît peu communicatif, soit qu'il ne considérât sa liaison avec Pauline que comme une intrigue sans conséquence. Ce manque de confiance causa un réel chagrin à la jeune femme.

Lorsqu'elle s'aperçut qu'elle était grosse de lui, elle le lui annonça avec une douce espérance. L'enfant ne serait-il pas entre eux un lien plus effectif que les heures d'amour? Hartwald n'en parut pas trop charmé. Ce lien que Pauline cherchait à nouer, il s'employa à le défaire insensiblement. Avant même que Marcelin fût venu au monde, il espaça petit à petit ses rendez-vous, prétextant tantôt d'absorbants travaux, tantôt des voyages à l'étranger. Toujours correct cependant, il s'appliquait à ne donner prise à aucun reproche. Pauline ne pouvait décemment exiger qu'il lui fît le complet sacrifice de sa vie, de ses ambitions, de ses talents.

Peu de temps après la naissance de Marcelin eut lieu un mouvement diplomatique. M. de Hartwald fut nommé ministre d'Autriche à Athènes. C'était la séparation. Quelque chose se brisa dans le cœur de Pauline. Un pressentiment l'avertit que l'adieu serait éternel. Leur dernière entrevue fut pour elle d'une tristesse profonde. Hartwald se montra particulièrement affectueux, comme s'il comprenait le vide que son absence allait laisser chez cette femme qui l'avait aimé; quelques larmes d'émotion coulèrent même le long de ses joues d'habitude si calmes. Il promit de rester son amant à distance, de penser à elle, de lui écrire, de revenir le plus souvent qu'il le pourrait à Paris. Hélas!..

Pauline reçut quelques lettres. Puis, plus rien: un silence de mort.

Un an s'était écoulé, lorsqu'elle apprit le mariage du comte Auguste de Hartwald avec l'héritière d'une des familles les plus aristocratiques de Vienne.

«Quel triste roman! songeait-elle. Et pourtant, je ne me repens pas d'avoir été la dupe de mon cœur. Il fallait ce dérivatif à la duperie plus grande encore de mon mariage. J'y ai expérimenté ma faculté d'aimer et de souffrir: j'y ai pris conscience de moi-même. Mais j'y ai vu aussi la vanité de l'adultère.»

Personne ne s'était jamais douté de sa faute. Elle avait évité les confidences auxquelles les femmes se laissent si facilement aller, les imprudences de langage si vite commises, les allusions si tentantes. Rien n'eût pu même faire soupçonner qu'elle avait un secret à cacher. Son mari avait été trompé avec l'habileté la plus consommée.

Le remords? Pauline ne l'avait pas connu. Il lui aurait fallu se sentir coupable: et vraiment, pleine de sa dignité, de son droit, elle ne pouvait considérer que comme légitime le don d'elle-même fait à l'homme aimé. Sa philosophie était nette à ce sujet; et ce n'était point là une philosophie d'occasion imposée à sa conscience par sa raison ou ses passions et en contradiction avec elle: elle lui apparaissait comme souverainement juste. En quoi était-elle liée à Facial? Le mariage qui les unissait avait uni leurs corps, leurs biens, leurs noms, non leurs âmes. En conséquence, elle se trouvait libre, à supposer même qu'elle n'eût pas eu le droit de délier son âme si celle-ci avait été liée. Facial l'eût ardemment aimée, qu'elle eût pu éprouver à son égard un sentiment de pitié qui l'eût fait hésiter: mais ce n'était point le cas. Facial était un amoureux trop superficiel, et s'il avait découvert que sa femme le trompait, il eût été blessé bien plus dans son amour-propre que dans son cœur.

Ni le danger, ni le remords ne constituaient donc pour Pauline le vice de l'adultère.

Sa vraie souffrance avait été de sentir sur elle la main de fer de la société, cet étau qui comprime les aspirations, empêche les émotions d'éclater librement et sincèrement, meurtrit ce qu'il y a de meilleur dans l'âme, avilit le caractère, supprime le courage. Alors qu'elle aurait voulu faire couler à pleins bords son ivresse, elle avait dû la contenir et n'en pas laisser filtrer une goutte. Radieuse, il lui avait fallu arrêter les rayons trop ardents qui partaient de ses yeux. Et quand, plus tard, sa sensibilité douloureusement multipliée aurait eu besoin de se répandre en larmes apaisantes, c'est le visage sec et impassible qu'elle s'était vue obligée de faire face au monde qui exigeait d'elle le mensonge d'une attitude. Oh! feindre! toujours feindre! quel supplice pour son âme droite! Que de fois elle aurait désiré émanciper son amour, briser autour de lui ces barrières qui le retenaient captif, bousculer cet attirail irritant de stratagèmes et vivre à sa fantaisie, comme l'oiseau vole dans les espaces qui lui plaisent. Mais il ne fallait pas y songer: tant de mailles l'enserraient! Hartwald, le premier, n'aurait point consenti à s'évader avec elle hors des lois. Aux quelques allusions que sa maîtresse avait faites à une vie plus libre, il avait manifesté un tel effroi, que Pauline, intimidée, avait elle-même eu peur de son audace. Et ses précautions avaient redoublé pour que l'adultère restât bien ce qu'il devait être, le plaisir secret, défendu, silencieux, qu'on prend à l'insu de tous, dont on rougit de se murmurer l'aveu et dont la divulgation publique serait le déshonneur.

Si c'était là la liberté de l'amour, quelle ironie!

Aussi, après le départ de Hartwald, était-elle restée privée de courage pour tenter de nouvelles expériences et courir à d'autres désastres. Elle avait renoncé à l'amour. Ce qu'elle voyait autour d'elle, le triste spectacle de l'adultère contemporain contribuait à la maintenir dans la détermination qu'elle avait prise. Il semblait qu'on ne pût pas aimer autrement que de cette façon avilissante. Plutôt ne pas aimer! se disait-elle.

Les années avaient passé.

Cependant, Pauline avait beau se faire illusion sur sa tranquillité présente, elle sentait bien, au fond, qu'elle n'avait pas encore réellement pris congé de la vie. Elle était jeune, l'avenir s'ouvrait toujours devant elle. Partagée entre sa volonté bien arrêtée de ne plus tomber dans le piège de l'adultère et les aspirations de son cœur qui ne pouvait pas s'abstenir de battre, elle demeurait incertaine d'elle-même, inquiète d'être femme, irritable et sans fondement moral. Lorsque Facial l'avait par trop énervée, elle se laissait aller aux plus amères pensées de révolte. Il fallait que le souvenir de son fils, le visage aimé de son Marcelin s'interposât et l'exhortât à la patience. Pour lui, elle taisait ses griefs. Puis, d'autres fois, dans les périodes d'indifférence, elle s'estimait relativement heureuse. Son mari était bon, commode. Avec lui, elle jouissait d'une douce sécurité. A tout prendre, cela valait mieux, peut-être, que d'être livrée aux hasards du cœur.

Des pas se firent entendre. Pauline tressaillit, arrachée aux souvenirs, qui, malgré tout, sont encore du rêve. C'était Facial qui rentrait.

Il arrivait d'excellente humeur.

– Quelle belle journée! fit-il. Il faut croire que ce pauvre Derollin avait invité le soleil à son enterrement. Cette promenade m'a fait du bien.

– Y avait-il beaucoup de monde?

– Oui, oui: Derollin avait des amis. J'ai vu Sénéchal. Nous avons causé pendant le trajet. Mon affaire va très bien. Je compte figurer à l'Officiel au nouvel an. Il y a déjà longtemps que j'en ai assez de cette petite fioriture, dit-il en envoyant une chiquenaude sur sa boutonnière, où était noué un ruban de chevalier: c'est le moment de remplacer ça par une rosette.

Facial se mit à raconter par le menu sa journée. Il s'extasia sur le déjeuner qu'il avait fait, avec Sénéchal, à la sortie du cimetière, dans un cabaret du boulevard Montparnasse.

– Il y a des coins ignorés dans Paris!

Les huîtres, le perdreau, le fromage, tout s'était trouvé exquis. On avait servi un cassoulet provençal dont il se pourléchait encore les lèvres. Et quel Chambertin!

– A propos, dit-il négligemment, une nouvelle qui vous intéressera peut-être: les journaux annoncent la mort de M. de Hartwald, décédé à Constantinople… Vous savez, ce M. de Hartwald qui a été ici secrétaire d'ambassade et qui, pendant quelque temps, venait assez souvent chez nous.

– Pauline pâlit. Une violente émotion serra ses tempes. Un instant, tout tourna dans sa tête. Puis, brusquement, elle sentit que des larmes allaient jaillir.

Pauline, ou la liberté de l'amour

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