Читать книгу Pauline, ou la liberté de l'amour - Dumur Louis - Страница 4

IV

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Odon dut s'avouer que, depuis la soirée de la veille, il n'avait fait que penser à Pauline.

«Quelle étrange femme! Elle a eu l'air de goûter ce que je lui disais. Vraiment c'est la première fois que cela m'arrive: ouvrir ainsi mon cœur, parler sérieusement, presque philosophiquement, devant une femme que je n'avais, pour ainsi dire, jamais vue, dont j'ignorais le caractère et les idées! D'habitude, je fais comme tous les hommes: j'offre les boîtes de bonbons de l'esprit, je déploie l'éventail du flirt. Faut-il croire qu'elle m'a inspiré? Je me suis terriblement découvert: c'était plus fort que moi.»

Il alluma une cigarette et s'étendit sur un divan.

«D'où vient-elle? Que fait-elle? N'ai-je pas tort de lancer mon imagination sur cet inconnu d'où elle pourrait revenir trop imprégnée de désirs pour que je n'en souffre pas? Ah! les femmes! comme elles sont décevantes, lorsqu'on les touche de près! Mais celle-là me paraît être d'une race à part. Au moins, ce que j'ai éprouvé auprès d'elle diffère complètement de mes émotions ordinaires. Faut-il faire courir à mon cœur les risques d'une nouvelle aventure? Ne vaut-il pas mieux qu'il jouisse du calme relatif qu'avec mille précautions j'avais enfin réussi à lui rendre? Hélas! à peine instaurée, il faut que ma fragile tour d'ivoire s'écroule, comme un château de cartes, sous le souffle d'une femme! Car je sens bien que mon cœur est déjà pris.»

L'image de Pauline flottait devant ses yeux, et elle se précisait, se revêtait d'un charme grandissant, à mesure qu'il y fixait quelque détail de plus dont il se souvenait. C'était surtout le son de sa voix qu'il se rappelait avec un vrai délice, cette voix si joliment murmurante, si harmonieuse, qui l'avait remué si profondément. Il l'entendait encore lui dire:

– «La sympathie va toujours à l'amour, quoi qu'on fasse.»

«C'est qu'elle est spirituelle, continua-t-il à rêver, elle a une âme fine, originale, intelligente. Elle doit comprendre à merveille les raisonnements sur la vie, et cependant elle est fraîche comme une jeune fille et ses observations les plus inquiétantes ont encore la grâce de la candeur. Que je voudrais savoir le fin fond de son être, aborder d'intimes sujets en compagnie de cet esprit captivant et singulier! Que pense-t-elle vraiment de l'amour? A-t-elle aimé? Elle ne doit pas avoir fait de bien cruelles expériences, mais elle en a fait. Comme une femme est mystérieuse, quand on y songe! Il suffit de s'intéresser un instant à une femme, pour se trouver en présence d'un paquet de hiéroglyphes qu'il s'agit de déchiffrer. Me donnerai-je cette peine? Oh! oui, car ce séduisant sphinx m'attire par toutes les fibres réunies de mon cœur et de mon imagination.»

Il se leva, erra d'un coin à l'autre, rêvant toujours, à la fois joyeux et triste.

«C'est que j'en ai déjà aimé des femmes! J'ai déjà cherché des solutions d'énigmes qui n'existaient pas! J'ai déjà cru trouver des trésors, et, soulevant la pierre qui semblait les sceller, je n'ai découvert que le vide, des chiffons, de la verroterie ou du fumier. N'importe! L'amour même déçu est encore de l'amour; il y a une douceur jusque dans la lie de cette coupe fatale et enchanteresse. Se lancer à corps perdu dans la destinée est peut-être le meilleur moyen d'en moins souffrir.»

Il ouvrit un carton, où se trouvaient des portraits de femmes à l'aquarelle, des dessins, des photographies, des lettres dont beaucoup étaient jaunies par le temps. Il considéra ces choses où restaient accrochés tant de souvenirs.

«Celle-ci, c'est Anne, ma première maîtresse. J'avais vingt ans, à peine. Oh! la première chair de femme à soi! Quelles émotions charmantes! Quels frissons extatiques! Que de délices dans les moindres gestes féminins! On est baigné de ravissement. Il semble que l'on soit un voyageur de génie qui découvrirait le paradis. Je garde très vives ces impressions de printemps. Qu'était Anne, en réalité? Je n'en sais rien: je ne la vois qu'à travers ce mirage… Voici Gabrielle. Pauvre fille! Elle m'aimait, je crois. Mais, à ce moment, je succombais à tant de sensualités diverses! La curiosité, le plaisir me jetaient, pour une nuit ou deux, dans les bras des unes et des autres. C'était l'époque cruellement exubérante de la jeunesse. Et Gabrielle pleurait; elle voulait me tenir par le cœur: c'était trop tôt pour moi. Pauvre Gabrielle! J'en ai conçu plus tard quelques remords… Dolorès! Rencontrée dans un voyage en Espagne. Ce fut celle-ci qui éduqua ma sensibilité. Oh! je me passionnai d'elle. Quels yeux brûlants! Quels embrassements magnétiques! Un amour de feu qui dura deux mois. J'étais ensorcelé. Puis, tout à coup, des soupçons atroces me poignirent. Je découvris que je n'étais plus seul. Un rival! Je connus la haine que ce mot peut enfanter. Les journées et les nuits tragiques commencèrent. J'épiai, je menaçai, je m'humiliai, je criai d'angoisse. Lâche jusqu'à songer au meurtre ou au suicide, brutal jusqu'à vouloir m'approprier par la force cette femme qui s'était éprise d'un autre et me détestait maintenant, j'épuisai les tortures et les hontes de la jalousie. Est-il possible que je sois descendu si bas! Chaque fois que je revois cette figure d'ange déchu, belle comme les ténèbres, sauvage comme la tempête, j'ai pitié de moi-même; et cependant d'anciennes blessures se rouvrent et recommencent à saigner… Henriette! Eveline! Mortes toutes deux. Eveline avait une grâce d'enfant; Henriette se compliquait d'un grain de folie. Elles étaient jolies vraiment, mais bien superficielles… Et Thérèse, qu'est-elle devenue? La dernière fois que je l'ai aperçue, c'est au Bois, il y a trois ou quatre ans. Elle conduisait un élégant tilbury. Son groom anglais prenait à côté d'elle des airs insolents. Elle me fit un léger signe de tête: elle daignait se souvenir peut-être qu'elle m'avait aimé… J'ai presque peur de tourner ces images. Combien il y en a! Près d'une vingtaine! Que de vagues où mon cœur a été ballotté comme une coquille de noix! Oserais-je dire qu'il n'y a pas sombré? Voici Marcelle, cette éternelle coquette, qui faisait payer chaque baiser de mille coups d'épingle. Voici Mme de Willis. Jamais elle ne se donna. Est-ce à cela que je dois cette sérénité avec laquelle je conserve sa mémoire? Elle fut avant tout une consolatrice; nulle plus qu'elle ne sut l'art de verser le baume sur les plaies, de combler de douceur les trous béants creusés par les brûlures de l'existence. Je lui dois la reconnaissance du malade pour sa sœur de charité… Qui sont celles-ci? Dorothée, Mlle Symens… Non, assez, fermons cela: c'est inutile.»

L'impression qui se dégageait de ces ruines était décidément triste. Avoir vécu tout cela! Que tout cela ait été successivement présent et ait absorbé son cœur! Avait-il, au moins, été heureux? Oui, à de certains moments, il avait cru goûter le ciel; à d'autres, il avait mordu à l'enfer. En somme, rien ne lui était demeuré étranger en amour, et, parvenu à ce terme, il se demandait s'il était bien certain que l'amour existât.

«Comme la vie elle-même, songea-t-il: si on la discute, elle s'évanouit. Et cependant, il faut vivre. Il faut aimer aussi.»

Et Odon se reprit à penser à Pauline.

«Je la reverrai.»

La revoir lui était facile. Il pouvait la rencontrer soit chez sa sœur, la vicomtesse de Béhutin, soit chez les Sénéchal ou chez les Chandivier, avec lesquels il entretenait comme elle des relations. Il avait été absent deux ans: quoi de plus simple que de reparaître dans le monde? Il pouvait enfin se rendre chez elle, à son jour de réception, puisqu'il lui avait été présenté et avait fait la connaissance de son mari. Il s'arrêta à ce dernier parti, qui lui parut le plus prompt.

«Maintenant, que se passera-t-il? On est souvent désillusionné lorsqu'on revoit une femme, qui, une première fois, grâce peut-être à un ensemble de circonstances spéciales et qui ne se reproduiront pas, a causé une forte impression. Et puis, si je l'aime véritablement, comment mon amour sera-t-il reçu? Est-elle une de ces femmes qui mettent leur tranquillité au-dessus de tout? Craindrait-elle les risques de la passion? Serait-elle trop sage pour exposer son cœur? Je n'ai aucune donnée pour répondre, sinon que quelque chose de mystérieux s'est échangé entre nous, quelque chose que j'ai bien senti, et que j'ai senti qu'elle sentait!

Contre son habitude, il déjeuna chez lui. Il demanda les journaux et les parcourut d'un œil distrait. Puis il s'informa s'il n'était pas venu de lettres.

– Il n'en est venu qu'une, ce matin.

– Pourquoi ne me l'avez-vous pas remise?

– Je l'ai déposée sur la table à écrire, comme Monsieur me l'a recommandé, pour qu'il trouve son courrier immédiatement à son lever.

Sur la table à écrire se trouvait, en effet, une lettre à laquelle Odon n'avait pas pris garde. Elle était timbrée de la province. A peine eut-il jeté les yeux sur la suscription, qu'il reconnut l'écriture et tressaillit. Il lui sembla qu'une couche d'eau glaciale tombait sur son cœur. Il lut:

«Monsieur de Rocrange,

»Au fond de la retraite où je vis depuis si longtemps confinée, je n'oublie ni mes devoirs, ni les droits que vous m'avez vous-même donnés sur vous. Nous avons été unis par l'Église; vous m'avez juré fidélité, je vous ai juré fidélité: et si vous avez cru pouvoir en agir légèrement avec ce serment, je me considère toujours comme liée par lui. Jusqu'à ma mort, vous serez mon époux, et rien, à mes yeux, ne pourra vous priver de ce titre. Votre nom, Odon, revient souvent sur mes lèvres dans mes prières. Je supplie Dieu de daigner vous pardonner vos fautes comme je vous les pardonne. Vous m'avez gravement et longuement offensée: néanmoins je suis prête à vous ouvrir de nouveau mes bras. Revenez à de meilleurs sentiments, repentez-vous, manifestez un désir de réconciliation, et le scandale de notre séparation cessera. Car ce qu'il y a de terrible dans notre situation, c'est que nous sommes en état permanent de péché et que chaque jour qui s'écoule augmente la dette effroyable dont nous aurons à rendre compte. Je sais bien que vous seul l'avez voulu, que vous seul êtes coupable: mais, votre femme jusqu'au bout, je suis résolue à prendre ma part de la réprobation que vous encourez. O mon ami, songez à la douleur, à la honte dont votre conduite me charge! Les remords sont pour moi, paraît-il: car si vous en éprouviez, vous ne me laisseriez pas l'initiative de cette tentative de rapprochement; c'est vous qui reviendriez à moi, comme l'enfant prodigue est revenu à son père; et vous ne seriez pas reçu avec moins de générosité. Rappelez-vous cette sainte parole, bien faite pour vous encourager, qu'il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui s'amende que pour mille justes qui persévèrent. On me dit que vous êtes de retour d'un long voyage. L'absence est quelquefois une source de calme pour les âmes tourmentées. A-t-elle su réfréner le flot tumultueux de vos passions? Alors que vous erriez sur la terre étrangère, de ville en ville et de pays en pays, avez-vous réfléchi à l'instabilité des choses humaines, avez-vous vu le néant de votre vie sans Dieu? C'est dans cet espoir que je vous écris. Si cette lettre trouve quelque écho en vous, dites un mot: tout le passé sera oublié. Sinon, ne me répondez pas: laissez-moi seule à mon cilice.

»Marie de Rocrange.»

Odon rejeta la lettre avec humeur.

Elle tombait bien, vraiment, Mme de Rocrange!

Arraché aux rêveries qui l'avaient captivé toute la matinée, il en voulait à cette femme de venir ainsi interposer brusquement son ombre déplaisante entre lui et la vision lumineuse de Pauline.

Quel malencontreux souvenir que son mariage!

Voilà bientôt dix ans que, cédant aux instances de ses parents, aujourd'hui morts, de sa mère, surtout, qu'il adorait, il avait épousé sa cousine Marie de Rocrange, dont la beauté problématique menaçait de se flétrir, autrement, dans la paix de quelque couvent. Il ne l'avait jusque-là connue que comme une personne insignifiante, modeste, sans désirs et sans prétentions; et persuadé qu'elle n'exigerait de lui le sacrifice d'aucune de ses libertés d'homme, il n'avait pas marqué trop de répugnance à déférer au vœu de sa famille et à la conduire sans amour à l'autel. Le mariage consommé, Odon s'aperçut de son erreur. Sa femme n'était rien moins que docile et disposée à s'effacer. Dès l'abord, elle manifesta l'intention de le convertir. Ce furent de furieux assauts de femme fanatique contre ses habitudes de sceptique. Elle le traîna aux offices, l'entoura de prêtres et de vieilles demoiselles pieuses, organisa dans son salon de petites réunions chrétiennes où on l'assiégeait de discussions et d'homélies. Il aurait volontiers laissé sa femme libre de se conduire comme elle entendait, à condition qu'elle ne le fatiguât point de sa dévotion et ne se mêlât pas de sa vie intime; il aurait même consenti à l'accompagner à l'église, le dimanche, à lui donner tout l'argent qu'elle désirait pour ses œuvres pies, et, en général, à ne pas la choquer par l'étalage de ses mœurs et de ses idées. Mais, du moment que celle-ci entreprenait de lui imposer une nouvelle existence aussi peu conforme à ses goûts que contraire au sens vif qu'il avait de son indépendance, l'équilibre déjà précaire du ménage risquait fort de faire place au plus complet désarroi. Mme de Rocrange ne borna pas ses efforts aux choses de la religion. Il lui prit fantaisie de s'opposer à ce que son mari fréquentât ses amis; elle intriguait pour qu'il démissionnât de son cercle, protestait chaque fois qu'il sortait, soit pour dîner en ville, soit pour passer la soirée au théâtre. Elle eût voulu le cloîtrer dans son milieu à elle, avec interdiction de s'en échapper, fût-ce un instant, pour aller respirer un autre air. Au bout de six mois, Odon n'y tenait plus. Il signifia à sa femme que toute espèce de vie conjugale était impossible entre eux; qu'étant donnés leurs caractères, il n'était pas même séant de sauver les apparences. Et pour précipiter une séparation devenue inévitable, il afficha la maîtresse qu'il avait alors. Pendant quelques semaines, Mme de Rocrange lutta pied à pied; puis, elle se retira dignement et alla s'enterrer en province.

Odon l'avait vite oubliée. De loin en loin elle lui écrivait une lettre semblable à celle qu'il venait de recevoir: c'était tout. Il n'avait été question ni de séparation judiciaire, ni de divorce. Mme de Rocrange, qui, en l'état, avait seule qualité pour introduire une demande devant les tribunaux, s'y serait certainement refusée.

Cette grande femme ascétique, qui avait si inopinément traversé sa vie, contrastant avec toutes celles qu'il avait connues et plus ou moins aimées, lui faisait, à s'en souvenir, l'effet d'un long lambeau de nuage noir dans le ciel bigarré de ses maîtresses. Quelle ironie que l'existence! Il avait épousé la seule pour laquelle il n'eût pas une minute senti battre son cœur! Était-ce pour cela qu'il pouvait rester des mois entiers sans que le nom même de Marie de Rocrange, sa femme légitime, visitât sa pensée, alors qu'il lui arrivait si souvent de retrouver à un détour de sa mémoire la robe blanche ou rose de la plus humble des petites amies que le hasard lui avait données?

Il s'empressa de chasser cet oiseau de mauvais augure.

Puis, il s'habilla pour sortir.

– Ah! c'est bien: je te trouve encore à la maison, fit Réderic en entrant. Comment vas-tu?

– Et toi? Tu m'as l'air très satisfait de toi-même, aujourd'hui.

– Il y a de quoi. Je te conterai ça. Mais tu sortais, je crois?

– J'allais faire un tour sur le boulevard. Nous irons ensemble.

Une fois dehors, sur le trottoir, Réderic prit le bras de son ami.

– Eh bien! mon cher, c'est moi qui tiens de nouveau le haut du pavé.

– Le pavé, c'est Julienne? demanda Odon.

– C'est Julienne.

– Alors, ton rival? Sénéchal?

– Dégommé depuis hier.

– Il me semble que ces alternances de régime se produisent bien souvent! Le règne du sénateur n'a pas duré longtemps!

– Quinze jours. Et le mien commence, ou plutôt recommence: car, tu le sais, ce n'est pas la première fois que je suis au pouvoir.

– Ça t'amuse?

– Mon cher, que veux-tu? Si ce n'est pas cette femme, ce sera une autre! Nous en sommes tous réduits là.

– Tu n'es pas jaloux?

– Jaloux, non: mais irritable quand c'est moi qui suis mis au rancart.

– Comme hier! tu n'étais pas à toucher avec des pincettes.

– Tu t'en es aperçu? Eh oui, je l'avoue: la présence de ce glorieux de Sénéchal m'énervait. Mais qu'est-il arrivé? Au dernier entr'acte, comme j'étais venu prendre congé de l'artificieuse femme, elle me dit: «Comment, vous partez? Mais, je compte sur vous pour me reconduire chez moi.» – «Vraiment? dis-je, je croyais qu'à défaut de M. Chandivier cet honneur était réservé à M. Sénéchal.» – «Vous vous trompez, dit-elle: c'est vous qui me reconduirez.» A l'issue du spectacle, nous montons dans son coupé. Elle est plus adorable, plus féline, plus enveloppante que jamais. Je me laisse aller au charme que sécrète toute sa frivole personne. Ma mauvaise humeur fond à gros bouillons. Une fois chez elle: «Restez, m'ordonne-t-elle: mon mari est en partie fine, nous avons quelques heures à nous. Je veux aussi faire ma Francillon.» Je ne l'ai quittée qu'au petit jour. Elle a si bien fait «sa Francillon», comme elle dit, qu'il lui serait difficile, à elle, de venir crier: «Il en a menti!»

– Confidence pour confidence, dit Odon: je suis amoureux.

– Allons, bon! s'écria Réderic. Je croyais que les voyages t'avaient guéri.

– On peut guérir d'un amour: on ne guérit pas de l'amour.

– Est-ce alors la peine de changer?

– On ne change pas, on n'a pas l'intention de changer: on évolue.

– Ou plutôt l'on tourne, comme l'écureuil dans sa cage.

– Tu ne me demandes pas de qui je suis amoureux?

– Je le devine, répondit Réderic. On ne discute guère sur l'amour qu'avec les femmes qui l'inspirent. Or, hier, tu as discuté de manière à dessiller mes yeux d'observateur.

– Me suis-je fait remarquer?

– De moi seul: les autres étaient trop occupés de leurs petites intrigues.

– Et d'elle?

– Je l'espère pour toi, mais je crains que tu ne te sois mis en frais inutilement. Mme Facial est mariée depuis dix ans, et pendant tout ce temps, dans ce Paris aux yeux d'Argus, qui voit tout et qui invente ce qu'il ne voit pas, il n'a pas couru sur elle une seule de ces histoires dont les plus irréprochables savent mal se garder. Si elle était laide, passe encore: mais elle est jolie, quel miracle!

– Cette femme, dit Odon, a plus ému mon âme que mes sens. Il m'eût été pénible de penser qu'elle pût être mêlée à quelque mauvaise et banale aventure. On ne médit pas d'elle: tant mieux! Le principal mérite d'une femme n'est-il pas dans cette image pure d'elle-même qu'elle dresse dans les esprits? Elle prédispose ainsi à l'adoration. Rien de matériel ne s'attache à sa personne. Elle peut s'idéaliser sans peine, et, lorsqu'elle provoque l'amour, c'est dans ce qu'il a de noble, de consolant, de saint. L'homme qui a déjà beaucoup aimé réclame de plus en plus l'amour qui élève.

– Ton cas est grave, mon ami. T'imagines-tu que tu trouveras chez cette femme ce que tu n'as pas rencontré chez les autres: le désintéressement, la loyauté, le dévouement? Et fût-elle une exception, n'oublies-tu pas qu'elle n'est ni une vierge, ni un ange, mais une femme mariée et une mère, et qu'elle connaît les turpitudes et les douleurs de la chair? La poésie est morte, et ce n'est ni toi, ni Mme Facial qui la ressusciterez.

– Pessimiste! Sache que je ne demande à la femme que d'aimer, et cela suffit. L'amour transforme la créature terrestre en incarnation de Dieu. L'amour, c'est justement la poésie. Le corps, les sens, les baisers perdent leur ignominie de choses matérielles pour ne plus être que des instruments d'expression de l'idéal. N'y a-t-il pas une différence essentielle entre l'acte charnel de deux véritables amants et l'accouplement brutal dont il est dit: Omne animal post coïtum triste? Je ne prétends pas nier la nature; mais je pense que par l'amour la nature se transfigure au point de devenir le signe du divin. Une femme peut n'être plus vierge de corps: si elle n'a pas encore aimé, elle est plus vierge que la petite fille de dix ans qui verse des larmes de désespoir sur la mort de son oiseau. Mieux que ça: je crois que chaque nouvel amour redonne une virginité à la femme. Y a-t-il, en effet, deux amours qui soient comparables? A toute évolution du cœur, n'éprouve-t-on pas des sentiments inédits, dont on n'avait auparavant aucune idée, ne semble-t-il pas que l'on découvre d'autres horizons exceptionnels, n'est-on pas transformé de telle façon que l'on croit n'être plus le même? L'amour est un grand thaumaturge qui opère continuellement le prodige de la résurrection.

– A ce compte-là, fit Réderic, il n'y a besoin que d'un peu d'imagination pour voir dans les simples mortelles la fine fleur des séraphins du paradis. Je t'envie.

– C'est si vrai, ce que je te dis, que rien qu'à l'idée de la possibilité de cet amour je me sens régénéré. Et Dieu sait si j'ai déjà vécu! Eh bien, mon cœur est tout neuf: ou plutôt, j'ai un nouveau cœur, prêt à fonctionner.

– Après avoir balayé de la place les décombres des anciens cœurs brisés!

– Tu plaisantes, mais c'est cela: quelques tessons à enlever, et il ne reste que le nouveau cœur battant de jeunesse et d'espérance.

– Tu es heureux, soupira Réderic. Moi je garde toujours la même vieille sacoche pleine de trous, de déchirures, d'affaissements, et les raccommodages que j'en tente ne font qu'emporter d'autres morceaux.

– C'est que tu ne crois pas à l'amour, dit Odon.

– Comment, je n'y crois pas? Ah! j'y crois, malheureusement, j'y crois et j'en souffre. Mais, pour moi, l'amour est une passion malfaisante, un vice comme le tabac, l'alcool ou la morphine, dont on ne peut plus se passer, une fois qu'on s'y livre, et dont on meurt empoisonné. L'amour me cause des joies du même ordre que celles de l'ivresse, joies malsaines accompagnées de réveils écœurants. Je me sens un jouet stupide entre les mains de femmes qui s'amusent. Je remplis consciencieusement mon rôle de pantin, et quand elles tirent la ficelle, je lève les jambes, les bras, la tête et tout ce qu'on veut. La seule chose qui me reste à faire, c'est de me moquer de moi-même; je n'y manque pas: on appelle cela du scepticisme, et c'est bien porté.

– C'est que tu ne connais pas le véritable amour.

– Il n'y a pas de véritable ni de faux amour: il n'y a que l'amour, et l'amour ce sont les femmes. Les femmes sont toujours véritables, et leur fausseté même est encore la vérité. Ce qu'il faut dire, c'est que les individus sont différents, et que chacun, vis-à-vis des femmes, vibre d'une manière particulière. Plains-moi de vibrer si sèchement; aime à ta façon, qui est, sinon la bonne, du moins la plus agréable, et ne cherche pas à m'inspirer autre chose qu'une profonde admiration pour ceux qui, comme toi, parlent encore avec bonheur de l'amour.

– Si j'en parle avec bonheur, Réderic, ce n'est pas que j'en ignore les souffrances. Tout à l'heure, rêvant aux femmes que j'ai aimées, à ces disparues qui furent tour à tour mon univers, je me suis senti enveloppé d'une effroyable mélancolie. Quel était le résultat de ces bouleversements d'âme, de ces tumultes de passion? L'amour n'était-il donc qu'un perpétuel leurre? Mais quoi! C'est là la vie elle-même. Bienheureux celui qui a vécu, fût-ce pour avoir à dire ensuite: La vie c'est le néant! Vois-tu, mon cher, il n'y a encore que ces envahissements du cœur par l'amour, pour remplir ce vide de l'existence, si terrifiant lorsqu'on cède au vertige d'y penser. Ceux qui réfléchissent sont peut-être des sages: ceux qui aiment sont ou des fous, radieux inconscients qui ne sont nullement à plaindre, ou de plus sages encore que les sages, qui ont appris l'inanité de la sagesse et retournent avec transport à l'inoubliable folie.

– Et la folie, c'est la sagesse, ou vice versa! fit Réderic en riant. Allons! je vois avec plaisir que le monde n'est pas encore près d'entrevoir la vérité. Il me semble que toi-même, au moment où tu quittais Paris et que tu secouais contre cette ville agitée la poussière de tes pieds, tu vantais avec éloquence les avantages d'une vie chaste et exempte de passions. Comment concilier cela avec tes dithyrambes d'aujourd'hui?

– Cela ne se concilie pas: ou plutôt cela se concilie, comme tout ce qui est inconciliable, par les soubresauts du désir humain. Penses-tu que je sois toujours le même, que je n'aie pas comme un autre, plus qu'un autre, mes époques de dégoût et de fatigue? Les fins de passions sont généralement marquées par de pareilles lassitudes. Le cœur inoccupé cesse de vivre, devient philosophe, rêve de calme, c'est-à-dire d'anéantissement. Mais comme l'anéantissement n'est guère possible, le cœur, privé d'alimentation présente, se met à ruminer tristement les souvenirs du passé. Ce sont alors ces théories fausses et creuses sur l'amour qui viennent tenir la place de l'amour lui-même. On n'aime plus, et l'on raisonne sur ce que c'est qu'aimer. Il n'est pas étonnant qu'au lieu du calme que l'on cherchait on rencontre l'amertume. La mélancolie n'atteint que ceux qui regardent en arrière. Regarder en avant, tout est là! Et l'on s'en aperçoit vite, dès qu'une passion naissante prend en victorieuse possession de ce cœur béant, lui apparaissant tout à coup, à lui qui niait, évidente comme la révélation, irrésistible comme le salut.

– Le coup de la grâce!

– Et une fois plein de la seule chose qui puisse le remplir, l'amour, il lui semble qu'il retrouve le bonheur, qu'il avait perdu, le bonheur avec ses périls, c'est vrai, mais avec sa souveraine vitalité, son éternelle jeunesse. Il ne conçoit plus qu'on discute l'amour: il n'aspire qu'à aimer.

– Le coup de grâce!

– Voilà mon état présent, Réderic. Ce que je me demande seulement, avec une douce angoisse, c'est si mon cœur, qui recommence à battre, s'est mis en mouvement pour une de ces passions sérieuses et bénies qui remuent l'homme entier et l'arrachent décidément aux mesquineries de la solitude. Tout à l'heure, je recevais une lettre de Mme de Rocrange. Rarement j'ai eu plus vivement conscience de ce crime de mon existence: avoir consenti, fût-ce pour quelques mois, à vivre sans amour avec une femme.

– Qu'est-ce alors que d'aimer une femme comme j'aime Julienne, la détestant cordialement et attendant le jour de délivrance où j'en serai guéri?

– C'est étrange!

– Hélas, non! La plupart de tes contemporains aiment ainsi, et c'est toi qui es exceptionnel.

Ils arrivaient sur le boulevard.

– Nous prenons l'apéritif? dit Réderic.

– Si tu veux, répondit Odon. Où dînes-tu, ce soir?

– Quelle question! Chez les Chandivier.

Ils s'assirent à la terrasse d'un café.

– L'amour est pourtant la raison de la vie, dit Odon.

– Connu! fit Réderic. Garçon, l'absinthe!

Pauline, ou la liberté de l'amour

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