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V.

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Mais il est un état psychopathique particulier, auquel on a, depuis quelque temps, l'habitude d'imputer à peu près tous les maux de notre civilisation. C'est l'alcoolisme. Déjà on lui attribue, à tort ou à raison, les progrès de la folie, du paupérisme, de la criminalité. Aurait-il quelque influence sur la marche du suicide? A priori, l'hypothèse paraît peu vraisemblable. Car c'est dans les classes les plus cultivées et les plus aisées que le suicide fait le plus de victimes et ce n'est pas dans ces milieux que l'alcoolisme a ses clients les plus nombreux. Mais rien ne saurait prévaloir contre les faits. Examinons-les.

Si l'on compare la carte française des suicides avec celle des poursuites pour abus de boissons[46], on n'aperçoit entre elles presque aucun rapport. Ce qui caractérise la première, c'est l'existence de deux grands foyers de contamination dont l'un est situé dans l'Île-de-France et s'étend de là vers l'Est, tandis que l'autre occupe la côte méditerranéenne, de Marseille à Nice. Tout autre est la distribution des taches claires et des taches sombres sur la carte de l'alcoolisme. Ici, l'on trouve trois centres principaux, l'un en Normandie et plus particulièrement dans la Seine-Inférieure, l'autre dans le Finistère et les départements bretons en général, le troisième enfin dans le Rhône et la région voisine. Au contraire, au point de vue du suicide, le Rhône n'est pas au-dessus de la moyenne, la plupart des départements normands sont au-dessous, la Bretagne est presque indemne. La géographie des deux phénomènes est donc trop différente pour qu'on puisse imputer à l'un une part importante dans la production de l'autre.

On arrive au même résultat, si l'on compare le suicide non plus aux délits d'ivresse, mais aux maladies nerveuses ou mentales causées par l'alcoolisme. Après avoir groupé les départements français en huit classes d'après l'importance de leur contingent en suicides, nous avons cherché quel était, dans chacune, le nombre moyen des cas de folie de cause alcoolique, d'après les chiffres que donne le docteur Lunier[47]; nous avons obtenu le résultat suivant:

/* +——————————————-+————————-+——————————+ | | Suicides par | Folies de cause | | |100.000 habitants| alcoolique sur 100 | | | (1872-76). | admissions | | | |(1867-69 et 1874-76)| +——————+————————+————————-+——————————+ | 1er Groupe (5 départements) |Au-dessous de 50 | 11,45 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 2e —— (18 —— ) | De 51 à 75 | 12,07 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 3e —— (15 —— ) | — 76 à 100 | 11,92 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 4e —— (20 —— ) | — 101 à 150 | 13,42 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 5e —— (10 —— ) | — 151 à 200 | 14,57 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 6e —— (9 —— ) | — 201 à 250 | 13,26 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 7e —— (4 —— ) | — 251 à 300 | 16,32 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 8e —— (5 —— ) | Au delà | 13,47 | +——————————————————————————————————+ */

Les deux colonnes ne correspondent pas entre elles. Tandis que les suicides passent du simple au sextuple et au delà, la proportion des folies alcooliques augmente à peine de quelques unités et l'accroissement n'est pas régulier; la deuxième classe l'emporte sur la troisième, la cinquième sur la sixième, la septième sur la huitième. Pourtant, si l'alcoolisme agit sur le suicide en tant qu'état psychopathique, ce ne peut être que par les troubles mentaux qu'il détermine. La comparaison des deux cartes confirme celle des moyennes[48].

[Illustration:

Planche I. SUICIDES ET ALCOOLISME.

Suicides (1878-1887)

Délits d'ivresse (1875-1887) ]

[Illustration:

Planche I. SUICIDES ET ALCOOLISME.

Folies alcooliques (1867-1876)

Consommation de l'alcool (1873) ]

Au premier abord, un rapport plus étroit paraît exister entre la quantité d'alcool consommé et la tendance au suicide, au moins pour ce qui regarde notre pays. En effet, c'est dans les départements septentrionaux qu'on boit le plus d'alcool et c'est aussi sur cette même région que le suicide sévit avec le plus de violence. Mais d'abord, les deux taches n'ont pas du tout, sur les deux cartes, la même configuration. L'une a son maximum de relief en Normandie et dans le Nord et elle se dégrade à mesure qu'elle descend vers Paris; c'est celle de la consommation alcoolique. L'autre, au contraire, a sa plus grande intensité dans la Seine et les départements voisins; elle est déjà moins sombre en Normandie et n'atteint pas le Nord. La première se développe vers l'Ouest et va jusqu'au littoral de l'Océan; la seconde a une orientation inverse. Elle est très vite arrêtée dans la direction de l'Ouest par une limite qu'elle ne franchit pas; elle ne dépasse pas l'Eure et l'Eure-et-Loir tandis qu'elle tend fortement vers l'Est. De plus, la masse sombre formée au Midi par le Var et les Bouches-du-Rhône sur la carte des suicides ne se retrouve plus du tout sur celle de l'alcoolisme[49].

Enfin, même dans la mesure où il y a coïncidence, elle n'a rien de démonstratif, car elle est fortuite. En effet, si l'on sort de France en s'élevant toujours vers le Nord, la consommation de l'alcool va presque régulièrement en croissant sans que le suicide se développe. Tandis qu'en France, en 1873, il n'était consommé en moyenne que 2 litres 84 d'alcool par tête d'habitant, en Belgique, ce chiffre s'élevait à 8 litres 56 pour 1870, en Angleterre à 9 litres 07 (1870-71), en Hollande à 4 litres (1870), en Suède à 10 litres 34 (1870), en Russie à 10 litres 69 (1866) et même à Saint-Pétersbourg jusqu'à 20 litres (1855). Et cependant, tandis que, aux époques correspondantes, la France comptait 150 suicides par million d'habitants, la Belgique n'en avait que 68, la Grande-Bretagne 70, la Suède 85, la Russie très peu. Même à Saint-Pétersbourg, de 1864 à 1868, le taux moyen annuel n'a été que de 68,8. Le Danemark est le seul pays du Nord où il y ait à la fois beaucoup de suicides et une grande consommation d'alcool (16 litres 51 en 1845)[50]. Si donc nos départements septentrionaux se font remarquer à la fois par leur penchant au suicide et leur goût pour les boissons spiritueuses, ce n'est pas que le premier dérive du second et y trouve son explication. La rencontre est accidentelle. Dans le Nord, en général, on boit beaucoup d'alcool parce que le vin y est rare et cher[51], que, peut-être, une alimentation spéciale, de nature à maintenir élevée la température de l'organisme, y est plus nécessaire qu'ailleurs; et, d'un autre côté, il se trouve que les causes génératrices du suicide sont spécialement accumulées dans cette même région de notre pays.

La comparaison des différents pays d'Allemagne confirme cette conclusion. Si, en effet, on les classe au double point de vue du suicide et de la consommation alcoolique[52] (Voir tableau suivant), on constate que le groupe où l'on se suicide le plus (le 3e) est un de ceux où l'on consomme le moins d'alcool. Dans le détail on trouve même de véritables contrastes: la province de Posen est presque de tout l'Empire le pays le moins éprouvé par le suicide (96,4 cas pour un million d'habitants), c'est celui où l'on s'alcoolise le plus (13 litres par tête); en Saxe où l'on se tue presque quatre fois plus (348 pour un million), on boit deux fois moins. Enfin, on remarquera que le quatrième groupe, où la consommation de l'alcool est le plus faible, est composé presque uniquement des États méridionaux. D'un autre côté, si l'on s'y tue moins que dans le reste de l'Allemagne, c'est que la population y est catholique ou contient de fortes minorités catholiques[53].

Alcoolisme et suicide en Allemagne.

/* +—————+———————+———————-+—————————————+ | |Consommation | Moyenne des | Pays | | |de l'alcool | suicides dans | | | | (1884-86). | le groupe. | | +—————+———————+———————-+—————————————+ | |13 lit. à | 206,1 p. | Posnanie, Silésie, | |1er Groupe|10,8 par tête.| million d'hab.| Brandebourg, Poméranie. | +—————+———————+———————-+—————————————+ | | | | Prusse orientale et | | 2e ——- |9,2 lit. à 7,2| 208,4 —- | occidentale, Hanovre, | | | | | province de Saxe, | | | | | Thuringe, Westphalie. | +—————+———————+———————-+—————————————+ | | | | Mecklembourg, | | | | | royaume de Saxe, | | 3e ——- |6,4 lit. à 4,5| 208,4 —- | Schleswig-Holstein, | | | | | Alsace, province et | | | | | grand-duché de Hesse. | +—————+———————+———————-+—————————————+ | 4e ——- | 4 lit. et | | Provinces du Rhin, Bade, | | | au-dessous. | 147,9 —- | Bavière, Wurtemberg. | +——————————————————————————————————+ */

Ainsi, il n'est aucun état psychopathique qui soutienne avec le suicide une relation régulière et incontestable. Ce n'est pas parce qu'une société contient plus ou moins de névropathes ou d'alcooliques, qu'elle a plus ou moins de suicidés. Quoique la dégénérescence, sous ses différentes formes, constitue un terrain psychologique éminemment propre à l'action des causes qui peuvent déterminer l'homme à se tuer, elle n'est pas elle-même une de ces causes. On peut admettre que, dans des circonstances identiques, le dégénéré se tue plus facilement que le sujet sain; mais il ne se tue pas nécessairement en vertu de son état. La virtualité qui est en lui ne peut entrer en acte que sous l'action d'autres facteurs qu'il nous faut rechercher.

Le Suicide: Etude de Sociologie

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