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I.

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Et d'abord, qu'est-ce qu'une race? Il est d'autant plus nécessaire d'en donner une définition que, non seulement le vulgaire, mais les anthropologistes eux-mêmes emploient le mot dans des sens assez divergents. Cependant, dans les différentes formules qui en ont été proposées, on retrouve généralement deux notions fondamentales: celle de ressemblance et celle de filiation. Mais, suivant les écoles, c'est l'une ou l'autre de ces idées qui tient la première place.

Tantôt, on a entendu par race un agrégat d'individus qui, sans doute, présentent des traits communs, mais qui, de plus, doivent cette communauté de caractères à ce fait qu'ils sont tous dérivés d'une même souche. Quand, sans l'influence d'une cause quelconque, il se produit chez un ou plusieurs sujets d'une même génération sexuelle une variation qui les distingue du reste de l'espèce et que cette variation, au lieu de disparaître à la génération suivante, se fixe progressivement dans l'organisme par l'effet de l'hérédité, elle donne naissance à une race. C'est dans cet esprit que M. de Quatrefages a pu définir la race «l'ensemble des individus semblables appartenant à une même espèce et transmettant par voie de génération sexuelle les caractères d'une variété primitive[55]». Ainsi entendue, elle se distinguerait de l'espèce en ce que les couples initiaux d'où seraient sorties les différentes races d'une même espèce seraient, à leur tour, tous issus d'un couple unique. Le concept en serait donc nettement circonscrit et c'est par le procédé spécial de filiation qui lui a donné naissance qu'elle se définirait.

Malheureusement, si l'on s'en tient à cette formule, l'existence et le domaine d'une race ne peuvent être établis qu'à l'aide de recherches, historiques et ethnographiques, dont les résultats sont toujours douteux; car, sur ces questions d'origine, on ne peut jamais arriver qu'à des vraisemblances très incertaines. De plus, il n'est pas sûr qu'il y ait aujourd'hui des races humaines qui répondent à cette définition; car, par suite des croisements qui ont eu lieu dans tous les sens, chacune des variétés existantes de notre espèce dérive d'origines très diverses. Si donc on ne nous donne pas d'autre critère, il sera bien difficile de savoir quels rapports les différentes races soutiennent avec le suicide, car on ne saurait dire avec précision où elles commencent et où elles finissent. D'ailleurs, la conception de M. de Quatrefages a le tort de préjuger la solution d'un problème que la science est loin d'avoir résolu. Elle suppose; en effet, que les qualités caractéristiques de la race se sont formées au cours de l'évolution, qu'elles ne se sont fixées dans l'organisme que sous l'influence de l'hérédité. Or c'est ce que conteste toute une école d'anthropologistes qui ont pris le nom de polygénistes. Suivant eux, l'humanité, au lieu de descendre tout entière d'un seul et même couple, comme le veut la tradition biblique, serait apparue, soit simultanément soit successivement, sur des points distincts du globe. Comme ces souches primitives se seraient formées indépendamment les unes des autres et dans des milieux différents, elles se seraient différenciées dès le début; par conséquent, chacune d'elles aurait été une race. Les principales races ne se seraient donc pas constituées grâce à la fixation progressive de variations acquises, mais dès le principe et d'emblée.

Puisque ce grand débat est toujours ouvert, il n'est pas méthodique de faire entrer l'idée de filiation ou de parenté dans la notion de la race. Il vaut mieux la définir par ses attributs immédiats, tels que l'observateur peut directement les atteindre, et ajourner toute question d'origine. Il ne reste alors que deux caractères qui la singularisent. En premier lieu, c'est un groupe d'individus qui présentent des ressemblances; mais il en est ainsi des membres d'une même confession ou d'une même profession. Ce qui achève de la caractériser, c'est que ces ressemblances sont héréditaires. C'est un type qui, de quelque manière qu'il se soit formé à l'origine, est actuellement transmissible par l'hérédité. C'est dans ce sens que Prichard disait: «Sous le nom de race, on comprend toute collection d'individus présentant plus ou moins de caractères communs transmissibles par hérédité, l'origine de ces caractères étant mise de côté et réservée». M. Broca s'exprime à peu près dans les mêmes termes: «Quant aux variétés du genre humain, dit-il, elles ont reçu le nom de races, qui fait naître l'idée d'une filiation plus ou moins directe entre les individus de la même variété, mais ne résout ni affirmativement, ni négativement, la question de parenté entre individus de variétés différentes[56]».

Ainsi posé, le problème de la constitution des races devient soluble; seulement, le mot est pris alors dans une acception tellement étendue, qu'il en devient indéterminé. Il ne désigne plus seulement les embranchements les plus généraux de l'espèce, les divisions naturelles et relativement immuables de l'humanité, mais des types de toute sorte. De ce point, de vue, en effet, chaque groupe de nations dont les membres, par suite des relations intimes qui les ont unis pendant des siècles, présentent des similitudes en partie héréditaires, constituerait une race. C'est ainsi qu'on parle parfois d'une race latine, d'une race anglo-saxonne, etc. Même, c'est seulement sous cette forme que les races peuvent être encore regardées comme des facteurs concrets et vivants du développement historique. Dans la mêlée des peuples, dans le creuset de l'histoire, les grandes races, primitives et fondamentales, ont fini par se confondre tellement les unes dans les autres qu'elles ont à peu près perdu toute individualité. Si elles ne se sont pas totalement évanouies, du moins, on n'en retrouve plus que de vagues linéaments, des traits épars qui ne se rejoignent qu'imparfaitement les uns les autres et ne forment pas de physionomies caractérisées. Un type humain que l'on constitue uniquement à l'aide de quelques renseignements, souvent indécis, sur la grandeur de la taille et sur la forme du crâne, n'a pas assez de consistance ni de détermination pour qu'on puisse lui attribuer une grande influence sur la marche des phénomènes sociaux. Les types plus spéciaux et de moindre étendue qu'on appelle des races au sens large du mot ont un relief plus marqué, et ils ont nécessairement un rôle historique, puisqu'ils sont des produits de l'histoire beaucoup plus que de la nature. Mais il s'en faut qu'ils soient objectivement définis. Nous savons bien mal, par exemple, à quels signes exacts la race latine se distingue de la race saxonne. Chacun en parle un peu à sa manière sans grande rigueur scientifique.

Ces observations préliminaires nous avertissent que le sociologue ne saurait être trop circonspect quand il entreprend de chercher l'influence des races sur un phénomène social quel qu'il soit. Car, pour pouvoir résoudre de tels problèmes, encore faudrait-il savoir quelles sont les différentes races et comment elles se reconnaissent les unes des autres. Cette réserve est d'autant plus nécessaire que cette incertitude de l'anthropologie pourrait bien être due à ce fait que le mot de race ne correspond plus actuellement à rien de défini. D'une part, en effet, les races originelles n'ont plus guère qu'un intérêt paléontologique et, de l'autre, ces groupements plus restreints que l'on qualifie aujourd'hui de ce nom, semblent n'être que des peuples ou des sociétés de peuples, frères par la civilisation plus que par le sang. La race ainsi conçue finit presque par se confondre avec la nationalité.

Le Suicide: Etude de Sociologie

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