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L’ART DU MEUBLE EN EUROPE

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C«’EST une philosophie que, quand les chambrières y auront pensé, elles jugeront que, sans bois, il est impossible d’exercer aucun art.» Ainsi parle le vieux Palissy, et il a raison. Pour une foule d’industries, le bois est un élément indispensable; pour l’art du meuble en particulier, c’est la matière par excellence.

Plus souple et moins fragile que le marbre et la pierre, plus chaud, plus élastique, d’une exploitation plus facile, plus tendre à l’outil; susceptible, par sa nature fibreuse, de soutenir de longues portées et de se jeter dans le vide sans tenons ni supports, le bois a encore l’avantage de multiplier ses surfaces et de se prêter à toutes les formes par son affinité pour la colle et l’extrême cohésion de ses assemblages.

Certaines essences d’un grain serré, fin, compact, admettent toutes les délicatesses de la ciselure et rivalisent avec le bronze; d’autres ont l’éclat et le poli du marbre, l’élégance de ses veines et de ses taches, la variété de ses nuances, depuis le noir profond de l’ébène jusqu’au blanc laiteux de l’érable. Les bois les plus communs, le chêne et le noyer mêmes, prennent en vieillissant ces belles patines brunes ou blondes, chères aux délicats. On teinte le bois comme la laine ou la soie, on le damasquine comme le fer, on le débite en lames ou en mosaïques comme le marbre. Aucune substance ne tient mieux la feuille d’or à froid et ne se laisse pénétrer aussi bien par la peinture.

Quant à la durée du bois qui paraît de prime abord bien compromise par l’eau, le feu et les vers, nous n’en dirons qu’un mot: les statuettes, les panneaux et les meubles du musée de Boulacq comptent pour le moins soixante siècles d’existence.

L’art du bois, bien qu’il s’accommode de toutes les latitudes, fleurit de préférence chez les peuples de coin du feu. L’amour du chez soi, de l’intimité, suppose un matériel spécial et très perfectionné, des meubles variés, commodes, à la main; des sièges à bras et à dossier qui enveloppent, des causeuses engageantes et moelleuses; des murs doublés de boiseries, des menuiseries bien ajustées, des portes bien closes. Au contraire, l’homme des climats chauds veut des intérieurs frais, garnis de marbres, de stucs ou de carrelages, des larges divans bien dégagés, des tapis jetés sur le sol et des courants d’air; il reçoit peu et vit au dehors. C’est pourquoi la Providence, qui fait bien toutes choses, a pris soin de prodiguer aux premiers les essences communes, pratiques et peu coûteuses, laissant aux autres les bois de luxe et d’exception.

De ce premier principe découle le second, à savoir que les peuples traitent différemment l’art du bois, suivant leur situation géographique.

Au XVIe siècle, on peut compter six régions principales: l’Angleterre, les Flandres, la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie. Chacune de ces régions a son caractère qui persiste, avec un entêtement singulier, en dépit des changements politiques, des variations de la mode, des pénétrations étrangères. La Renaissance a beau renverser de fond en comble la tradition de la veille, imposer son formulaire classique, son ordonnance uniforme; chaque école accepte le nouveau programme avec plus ou moins de conviction, mais à la condition de l’interpréter à sa guise, de l’adapter à son tempérament, de le traduire dans sa langue.

Quelles sont ces interprétations diverses? A quel signe les reconnaître? En d’autres termes, quelle est, au XVIe siècle, la géographie du meuble en Europe? Il importe de le rechercher tout d’abord pour fixer la nationalité de chaque échantillon et faire la part légitime de la France.

En Angleterre, la Renaissance fut tardive. Malgré l’absolutisme indomptable de Henri VIII, jaloux de son rival de France et voulant à tout prix le surpasser, malgré le crédit d’Holbein, qui vécut treize ans en Angleterre, malgré l’influence des Italiens Torrigiano, Girolamo da Trevigi, Benedetto da Rovezzano, chargés de la décoration des maisons royales, le nouvel art resta cantonné dans la cour, sans prendre racine dans le pays. L’Anglais a le chêne sous la main et le travaille à perfection; les charpentes de ses halls sont renommées. Il est resté gothique de cœur; il en a l’esprit pratique, substantiel, amoureux du confort large et solide. La Renaissance est un caprice de grand seigneur, une mode qu’il subit sans enthousiasme, avec esprit de retour; elle ne pénètre pas, elle se juxtapose. L’école anglaise n’a pas l’unité, l’assimilation des écoles en pleine possession d’elles-mêmes, qui savent choisir à point dans les éléments nouveaux, les combiner savamment, pour en former un art neuf, rajeuni et pourtant national. Son caractère est tantôt de l’italien germanisé, tantôt du flamand bâtard, avec une pointe d’anglicisme dans les costumes et dans les têtes; car, suivant une remarque de M. de Laborde, l’Anglais, qui est un insulaire, copie exclusivement les types et les physionomies de son pays.

A la fin du XVIe siècle, à l’apogée de ce que nos voisins appellent Elisabethan style, il est encore assez difficile de distinguer les boiseries sortant des ateliers indigènes de celles fabriquées par les Flamands réfugiés en Angleterre. L’école anglaise est plus rude, plus matérielle; très inférieure dans le dessin des figures, elle affectionne les attitudes grotesques, les compositions bizarres, l’ornementation excessive, surabondante. Pourtant l’ensemble a de la tenue, un certain air de grandeur somptueuse qu’on ne peut méconnaître. Le chêne est son bois favori; elle emploie quelquefois le poirier, l’ébène et la marqueterie. Les vieux inventaires mentionnent parfois des meubles en bois de cyprès.

Les Flandres accueillirent la Renaissance à bras ouverts. Le Flamand est très artiste et très commerçant, à la façon des Vénitiens. Il sait par expérience ce que rapporte la culture bien entendue de l’art, et s’arrange pour battre monnaie le mieux possible avec son talent. Qu’une mode nouvelle se montre à l’étranger, il la guette, s’en empare, se l’assimile, d’abord pour ne pas se laisser distancer par la concurrence, ensuite pour racheter, par le style et l’idéal qu’il emprunte au dehors, ce que son génie livré à lui-même peut avoir d’un peu trivial. La Renaissance trouvait en Flandre un sol préparé de longue main par les princes de la maison de Bourgogne, élevés à la cour de France, passionnés pour le luxe et pour les belles élégances. Marguerite d’Autriche continua ces traditions intelligentes et favorisa le mouvement par son exemple, son goût et ses libéralités. Corneille Floris introduit l’ornementation italienne à grotesques et à broderies; Pierre Coeck, architecte et peintre de Charles-Quint, traduit et popularise les œuvres de Vitruve et de Serlio; des graveurs habiles approvisionnent les ateliers de modèles nouveaux, et les sculpteurs en bois se multiplient pour embellir le palais et l’église, la maison de corporation et la maison de ville, le château du seigneur et le logis du bourgeois.

Gothique de race, charpentier par excellence, le Flamand reste fidèle au chêne. Il sait en tirer parti, sauver son aspect un peu rude et sévère par l’abondance et la variété de l’imagination, l’appropriation ingénieuse des formes, l’entrain de l’outil et la correction du dessin. Ses figures, un peu courtes et trapues, n’ont pas le réalisme allemand, la distinction française, la grande allure italienne; elles sont pleines, bien nourries, souriantes, expressives, d’un naturalisme exquis. La Renaissance flamande parle espagnol, allemand ou français, suivant la mode, et si couramment qu’on ne distingue pas toujours de prime abord l’accent du pays. Mais, aux mauvais jours de la décadence, le tempérament national reprend ses droits: l’école, pleine de vie et de sève à ses débuts, large et plantureuse dans sa maturité, s’alourdit en vieillissant. Vriese imite pesamment les délicatesses de Du Cerceau; Goltzius le suit de près avec ses figures ronflantes, boursouflées. L’artiste travaille de pratique; la décoration est monotone, partout des cuirs échancrés, recroquevillés, des imitations de bois découpé. Bientôt l’ébène et les essences de couleur, importées des Indes, arrivent sur le marché, et le commerce fabrique ces meubles immenses, monuments de menuiserie massive, encombrés de pointes de diamant et de moulures guillochées. Le XVIe siècle a dit son dernier mot.

Le Flamand est le commis voyageur le plus affairé de la Renaissance; on le rencontre partout, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, en France, en Savoie; mais l’Espagne est sa terre de prédilection. Singulière affinité entre deux peuples si opposés de race, de génie, de climat. Depuis Van Eyck, qui fut envoyé en Portugal par Philippe le Bon pour faire le portrait de la fille du roi Jean, les Pays-Bas n’ont cessé d’exporter dans la péninsule des peintres, des sculpteurs, des tapissiers, des livres d’art, des recueils d’ornements gravés; et Juan de Arphe gourmande ses confrères qui copient les papeles y estampas flamencas y francesas; car la France figure pour une bonne part dans l’invasion étrangère.

L’Espagnol a reçu la Renaissance après coup et de seconde. main. Isolé dans sa péninsule, séparé de l’Italie par la mer, casanier de sa nature, il ne s’est point pressé de l’aller chercher à la source, et les Italiens ne sont venus que plus tard l’importer chez lui. C’est en i52o seulement que Berruguete, le premier, rapporta dans sa patrie l’art nouveau qu’il avait appris, dit-on, dans l’atelier de Michel-Ange. Jusque-là l’école, menée par un Bourguignon, Philippe Vigarny, le meilleur sculpteur en bois de l’Espagne, reste franchement gothique. A Berruguete succède Nicolas Bachelier, de Toulouse, «grand et fier sculpteur en sa manière, dit un ancien, architecte et ingénieur si habile, qu’un roy d Espagne le demanda au roy de France». Malgré l’influence de ces deux maîtres, l’art indigène conserve une saveur de terroir bien prononcée. Depuis que notre ami le baron Davillier a publié sur l’art industriel en Espagne ces belles recherches que la mort est venue interrompre avant l’heure, une nuée de collectionneurs et de marchands s’est jetée de l’autre côté des Pyrénées. Les fouilles ont été brillantes, des quantités de meubles, de boiseries, de stalles et de retables sont entrées dans les collections parisiennes; on a pu reconstituer la physionomie de cette école si peu connue, marquer ses traits et lui faire sa place. Si les attitudes tourmentées, l’anatomie excessive, les effets musculaires rappellent la manière florentine, les types restent franchement espagnols; l’oeil est fouillé d’un coup profond et sûr qui fait ressortir l’arcade sourcilière, les jambes et les bras se terminent en feuilles ou en volutes d’un tour particulier. Les bois peints et dorés sont traités avec une grande recherche et des raffinements de décoration qui dénotent un art achevé. Le noyer espagnol, d’un grain serré, a l’épiderme singulièrement poli et lustré. Le cèdre, le cyprès et le pin servent principalement pour les figures. Quant au chêne, que l’Espagne produit en très petite quantité, le peu que l’on emploie par exception se tire de Flandre ou d’Angleterre.

La Renaissance allemande débute sous le patronage d’Albert Dürer. «Par l’influence puissante, par l’exemple fécond de ce grand artiste, dit M. de Laborde, l’Allemagne renouvela ses ateliers de peintres, de sculpteurs, de graveurs, qui répandirent dans les œuvres d’art et d’industrie de toute nature, depuis le tableau et la statue associés à l’architecture jusqu’aux moindres ustensiles de la vie privée, les mille combinaisons, les idées ingénieuses dont son enseignement et ses ouvrages étaient la source. Déjà l’influence des Flandres avait répandu dans l’industrie allemande cette disposition artiste; mais il était réservé à Albert Durer de la développer au plus haut degré. La gravure sur bois et sur cuivre fut, pour lui et pour ses élèves, un puissant moyen de propagation, et ils en usèrent tous largement pour défrayer les ateliers de toutes les industries des modèles variés de leur inspiration ingénieuse.».

L’Allemand trouvait, chez lui ou chez ses voisins, le chêne abondant et d’excellente qualité. Ses huchiers étaient habiles, ses ateliers florissants; ils ont produit une quantité considérable de meubles, de charpentes, et de décorations intérieures. L’étude de ces modèles, complétée par les estampes des ornemanistes contemporains, permet de suivre l’histoire de l’art du bois en Allemagne, depuis les beaux jours de la Renaissance jusqu’aux excès de la dernière heure, depuis Albert Dürer jusqu’à Dietterlin.

L’Allemand est un gothique impénitent; la Renaissance ne l’a pas touché de sa grâce. Il l’accepte à contre-cœur, la rudoie, la disloque, alourdit ses profils, dénature et surcharge ses proportions. La facture allemande a des traits qui sautent aux yeux tout d’abord; des figures crispées, des laideurs de parti pris, un luxe d’ornements compliqués, travaillés jusqu’au tour de force, les feuillages recroquevillés, les draperies fouillées, cassées à outrance. Les mains s’allongent noueuses et maigres, les cariatides se déhanchent, les figures se jettent violemment hors du cadre. L’ensemble est tourmenté, laborieux, touffu, tumultueux. Point de goût, mais une verve intarissable; point de grâce et d’abandon, mais l’allure mâle, robuste, passionnée; une recherche extrême de l’effet, du caractère, de l’expression; une puissance indiscutable.

Ce réalisme exubérant, contenu par le génie d’Albert Dürer, tempéré par l’infiltration italienne, a produit des œuvres pleines de saveur et, pendant plus d’un demi-siècle, l’école, entraînée par l’impulsion première du maître, marche encore grâce à la vitesse acquise. Mais le jour où sans élan, sans chef et sans contrepoids, l’art n’a plus à compter que sur lui-même, il s’abandonne à la remorque des Flamands et des Italiens de la décadence. L’Allemagne a fini son rôle; elle garde encore son accent, elle n’a plus ni école, ni artistes.

L’Italie est bien pourvue; rien ne lui manque pour se faire reconnaître, une physionomie expressive, une grande famille, une renommée universelle, des preuves historiques et un archiviste inappréciable, Vasari, qui a tout recueilli et ne vous laisse jamais à court.

L’Italien — nous parlons de l’Italien du Centre et du Midi — n’est pas comme l’Espagnol, un gothique de la veille qui se laisse transfuser du sang flamand dans les veines. Il a vu passer le gothique sans lui faire d’avances et l’accepte faute de mieux, mais pour un temps et sous bénéfice d’inventaire. Il ne possède ni chêne, ni maisons de bois, ni combles en pointe, partant point de charpentes ouvragées. Ses bois habituels sont le noyer, le châtaignier, avec le sapin pour les bâtis et pour les fonds; l’ébène, le cyprès et le cèdre pour le mobilier de luxe. Homme extérieur, recevant peu et n’ayant guère besoin de cheminées, il laisse aux gens du Nord les sièges hospitaliers pour la causerie au coin du feu; chez lui, le dressoir et la table à rallonges sont des exceptions. Son matériel sera plus décoratif que pratique: des rangées de cassoni somptueux, recouverts de tapis et servant de sièges, des tables et des cabinets délicatement ouvragés, des buffets provisoires installés sur tréteaux et par étages, pour mettre en valeur l’éclat de ses majoliques et la splendeur de son orfèvrerie, un mobilier da pompa enrichi de marqueteries, de peintures et de dorures, avec un étalage de velours et de damas, de courtines, de tentures et de coussins, pour accompagner ses fêtes brillantes et meubler ses longues galeries.

Au XVIe siècle, comme au siècle précédent, l’arc de triomphe et le sarcophage romains continuent à servir de types pour la construction du meuble. L’ordonnance antique est plus que jamais de rigueur avec les arabesques et le pilastre à candélabre introduits depuis longtemps dans la décoration, mais renouvelés et popularisés par le grand nom de Raphaël. A l’ancienne marqueterie composée de petits cubes de bois naturel, taillés géométriquement, succède la marqueterie de bois colorés formant des tableaux de perspectives et des personnages. Les meubles sculptés sont peints ou dorés au bruni et en plein.

Mais «à force de subtiliser, assotigliandosi gl’ingegni, suivant le mot de Vasari, on en est venu à imaginer de nouveaux enrichissements; on sculpte le noyer que l’on rechampit d’or, ce qui produit une décoration d’une grande opulence, ou bien on peint à l’huile, sur les meubles, de belles histoires qui font connaître la magnificence du propriétaire et l’excellence du peintre». L’Italie a fabriqué de la sorte, en quantité prodigieuse, des lits, sièges, cadres, soufflets, torchères et surtout des coffres que le commerce parisien ne cesse d’importer depuis une trentaine d’années, sans que la provision paraisse épuisée. La plupart de ces meubles sont taillés vivement, à l’effet, d’un ciseau large, souple, expéditif, sûr de lui-même et rompu à toutes les roueries du métier.

La décadence italienne est rapide. Vers la fin du siècle, les formes deviennent bizarres, maniérées, recherchées. L’artiste pousse à l’extrême l’imitation des temples et des arcs de triomphe; il néglige la menuiserie, abuse des bois tendres qui permettent les méthodes sommaires et la sculpture de pacotille, et prodigue la décoration jusqu’à ne laisser aucun repos à l’œil. L’ancienne marqueterie de bois fait place aux incrustations d’ivoire, de nacre et d’écaillé, de pierres précieuses et de marbre de couleur, chargées d’applications ciselées d’argent ou de bronze doré.

En somme, chez nos voisins, on peint le bois, on le dore, on le déguise de mille manières; on le revêt de marqueterie, de placages, d’ivoire et de pierres dures; au pis aller, on le sculpte sur toutes les faces plutôt que de le laisser apparent. Il faut bien l’habiller un peu, ce plébéien; quelle mine ferait-il sans toilette parmi les marbres et les bronzes, les pièces d’orfèvrerie et les cristaux de roche, les verres de Venise, les jaspes et les porphyres? Chacun s’évertue à le dénaturer, à lui faire dire plus qu’il n’en sait: Florence le couvre de mosaïques, ou lui donne des poses héroïques; Venise le contourne en crossettes, en cuirs, en volutes, rehaussés d’or; Milan l’enveloppe d’ébène et d’ivoire; Sienne le découpe à perfection, mais d’un outil sec, mince, froid, tranchant, l’outil d’un ciseleur qui veut montrer son savoir-faire.

Les Italiens ont excellé dans l’art du bois, comme en tout; mais ils l’ont compris à leur manière. Chez eux, l’art du bois consiste à le dissimuler, chez nous à le faire valoir.

Le meuble en France au XVIe siècle

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