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LIVRE PREMIER
XIII
ОглавлениеLa prostitution de la petite ville de province diffère de la prostitution des grands centres de population. Le métier pour la fille, dans la petite ville, a une douceur relative; l'homme s'y montre humain à la femme. Là, l'heure est plus longue pour le plaisir, et la hâte brutale commandée par l'activité de la vie des capitales n'existe pas. Une débauche plus naïve, plus sensuelle, moins cérébrale, moins hantée de lectures cruelles ne recherche point dans la Vénus physique l'humiliation et la douleur de la créature achetée. Et le public demandant en province moins de honte à la prostituée, la prostitution, en ses maisons à jardins, perd de son dégoût et de son infamie, pour se rapprocher un peu de la vénalité galante, ingénument exercée, dans la molle indulgence de peuples primitifs, sur des terres de nature.
La prostitution! D'ordinaire, à Paris, c'est la montée au hasard, par une ivresse, d'un escalier bâillant dans la nuit, le passage furieux et sans retour d'un prurit à travers la mauvaise maison, le contact colère, comme dans un viol, de deux corps qui ne se retrouveront jamais. L'inconnu, entré dans la chambre de la fille, pour la première et la dernière fois, n'a pas souci de ce que, sur le corps qui se livre, son érotisme répand de grossier et de méprisant, de ce qui se fait jour dans le délire de la cervelle d'un vieux civilisé, de ce qui s'échappe de féroce de certains amours d'hommes. Dans la petite ville, le passant est une exception. Les gens admis dans la maison, sont presque toujours connus, et condamnés, même au milieu de l'orgie, à un certain respect d'eux-mêmes dans leurs rapports avec les filles. Puis les hommes qui frappent à la porte, se présentent dans des conditions autrement et différemment amoureuses que les hommes des grandes villes. En province, le rigorisme des moeurs et la police des cancans défendent à la jeunesse la maîtresse, la vie commune avec la femme. La maison de prostitution n'est pas absolument pour le jeune homme, le lieu où il va rassasier un besoin physique, elle est avant tout, pour lui, un libre salon, dans lequel se donne satisfaction le tendre et invincible besoin de vivre avec l'autre sexe. Ce salon devient un centre où l'on cause, où l'on mange ensemble, où se noue entre ces jeunesses d'hommes et de femmes le lien d'innombrables heures passées à jouer au piquet; et à la longue avec l'ennui et l'inoccupation de la vie provinciale, les filles, les filles les plus indignes sortent de leurs rôles d'humbles machines à amours, se transforment en des espèces de dames de compagnie associées à l'existence paresseuse des jeunes bourgeois. Cette fréquentation de tous les jours fait naître chez celui-ci ou celui-là pour celle-ci ou celle-là, des atomes crochus, des habitudes, des fidélités qui ressemblent à des amours réglées. De vraies passions, tenues de trop court par l'avarice terrienne de vieux parents de sang paysan, pour se charger de l'existence d'une femme, se voient condamnées à l'aimer là. Le cas n'est pas rare, de déniaisés qui restent, jusqu'au jour de leur mariage, reconnaissants à la femme qui les a débarrassés des prémices de leur puberté.
Par toutes ces causes, et il faut le dire aussi, au bout de ce compagnonnage honteux de ces jeunes hommes avec Monsieur et Madame, de l'immixtion un peu salissante dans les choses et les secrets de la maison, de ce long spectacle démoralisateur du commerce de l'endroit, il arrive que la femme payée prend sur l'homme qui la choisit toujours, l'espèce de domination attachante d'une femme qui se donne, et que la prostituée de petite ville échappe à la dégradation de son état, triomphe souvent de l'impossibilité de pouvoir, semble-t-il, être aimée avec le coeur.