Читать книгу La vie infernale - Emile Gaboriau, Emile Gaboriau - Страница 8

PASCAL ET MARGUERITE
VIII

Оглавление

Enfin le juge de paix et Mlle Marguerite se trouvaient seuls dans le cabinet de travail de M. de Chalusse.

Cette pièce, que le comte, en son vivant, affectionnait entre toutes, était magnifique et sombre, avec ses hautes tentures et ses meubles de bois noir ouvragés de fer.

Mais en ce moment elle empruntait aux circonstances quelque chose de solennel et de lugubre. On se sentait froid à voir tous ces papiers bouleversés sur le bureau, et ces bandes de ruban de fil blanc appliquées devant toutes les serrures, sur les bahuts, sur les bibliothèques et jusque sur les placards.

Le magistrat s’était assis dans le fauteuil de M. de Chalusse, à demi retourné vers le centre de la pièce, et la jeune fille avait pris place sur une chaise à haut dossier sculpté, la tête en pleine lumière.

Pendant un bon moment, ils restèrent en face l’un de l’autre, silencieux.

Le juge préparait ce qu’il avait à demander. Ayant compris la réserve presque sauvage de Mlle Marguerite, il réfléchissait que s’il effarouchait ce caractère si fier, il n’en tirerait rien et par suite ne pourrait la servir comme il le souhaitait.

Et il le souhaitait presque passionnément, se sentant attiré vers elle par une inexplicable sympathie, où il y avait à la fois, bien qu’il ne la connût que depuis quelques heures, de l’estime, du respect et de l’admiration.

Cependant il fallait commencer.

– Mademoiselle, dit-il, je me suis abstenu de vous questionner devant vos gens… et si en ce moment je me permets de le faire, c’est, sachez-le bien, sans qualité, et vous êtes libre de ne pas me répondre… Mais vous êtes jeune, et je suis un vieillard; mais mon devoir, quand mon cœur ne m’y porterait pas, est de vous offrir l’appui de mon expérience…

– Parlez, monsieur… interrompit la jeune fille; je répondrai franchement à vos questions… ou je me tairai.

– Je reprends donc, fit-il. On m’a affirmé que M. de Chalusse n’a aucun parent à quelque degré que ce soit… Est-ce exact?

– En effet, oui, monsieur… Mais j’ai aussi entendu dire à M. le comte, qu’une sœur à lui, Mlle Hermine de Chalusse, s’est enfuie de la maison paternelle, quand elle avait mon âge, il y a de cela vingt-cinq ou trente ans… et jamais elle n’a reçu la part qui lui revenait dans l’énorme fortune de ses parents…

– Et cette sœur n’a jamais donné signe de vie?..

– Jamais!.. Quoique cependant… tenez, monsieur je vous ai promis, d’être franche… Cette lettre reçue hier par M. de Chalusse, qui a déterminé sa mort… Eh bien! j’ai le pressentiment qu’elle venait de cette sœur… Elle ne peut avoir été écrite que par elle ou… par cette autre… personne dont vous avez trouvé des lettres… et des souvenirs… dans la cachette du secrétaire…

– Et… cette personne… d’après vous… qui serait-elle?

La jeune fille ne répondant pas, le juge n’insista pas et continua.

– Mais vous, mon enfant, qui êtes-vous?..

Elle eut un geste de douloureuse résignation, et d’une voix troublée:

– Je l’ignore, monsieur… répondit-elle. Peut-être suis-je la fille de M. de Chalusse. Je mentirais si je disais que telle n’est pas ma conviction. Oui, je le crois, mais je n’ai jamais eu une certitude… Tour à tour, selon les circonstances, j’ai cru, puis j’ai douté… Par certains jours, je me disais, «oui, oui!»… et j’avais envie de me jeter à son cou… D’autres fois, je m’écriais: «non, ce n’est pas possible!»… et je le haïssais presque… D’ailleurs, pas un mot de lui, pas un mot positif, au moins… Lorsque je l’ai vu pour la première fois, il y a six ans, à la façon dont il m’avait défendu de l’appeler «mon père,» j’ai compris qu’il ne me répondrait jamais…

S’il est un homme au monde inaccessible au ridicule prurit d’une puérile curiosité, c’est assurément celui que sa profession condamne à détailler les heures de sa vie au profit de son prochain.

Tel le magistrat; rivé à son fauteuil, et contraint d’écouter à la journée les doléances de famille, les clabaudages du voisin, les plaintes, les accusations, les récriminations bêtes, les plus ignobles calomnies, des histoires stupides jusqu’à la nausée, enfin l’interminable et écœurante antienne des intérêts rivaux…

Et cependant, à entendre Mlle Marguerite, cette jeune fille dont l’étrangeté l’avait saisi, le vieux juge de paix éprouvait cette inquiétude qu’on ressent en face d’un problème…

– Laissez-moi croire, lui dit-il, que beaucoup de circonstances décisives ont échappé à votre inexpérience et qu’à votre place…

Elle l’interrompit du geste, et tristement:

– Vous vous trompez, monsieur, fit-elle; je ne suis pas inexpérimentée…

Lui ne put s’empêcher de sourire de cette prétention…

– Pauvre jeune fille, prononça-t-il, quel âge avez-vous… dix-huit ans?..

Elle secoua la tête:

– De par l’acte douteux qui a enregistré ma naissance, répondit-elle, je n’ai que dix-huit ans, c’est vrai!.. Mais par les souffrances endurées, peut-être suis-je plus vieille que vous, monsieur, qui avez des cheveux blancs… Les misérables ne sont jamais jeunes; ils ont l’âge du malheur… Et si par expérience vous entendez le découragement, la connaissance du bien et du mal, le mépris de tout et de tous, mon expérience à moi, jeune fille, vaut la vôtre…

Elle s’arrêta, hésitant, puis tout à coup prenant un parti:

– Mais à quoi bon attendre vos questions, monsieur?.. s’écria-t-elle. Cela n’est ni sincère ni digne. Est-ce que vous sauriez jamais!.. Qui réclame un conseil doit avant la franchise… Je vous parlerai comme si j’étais seule en face de moi-même. Vous saurez ce que personne n’a su… personne, pas même lui… Pascal. J’ai un passé, moi que vous avez trouvée entourée d’un luxe royal, passé de misère… Mais je n’ai rien à cacher, et si j’ai à rougir, c’est des autres, et non de moi!..

Peut-être cédait-elle à un besoin d’expansion trop fort après des années de contrainte? Peut-être n’était-elle plus sûre d’elle-même et voulait-elle un autre témoignage que celui de sa seule conscience, à un moment où un abîme s’ouvrait dans sa vie, pareil à ces précipices insondables que creusent les grandes convulsions de la nature…

Trop hors d’elle-même pour apercevoir la stupeur du juge, ou entendre les paroles qu’il balbutiait, elle se leva, passant la main sur son front, comme pour bien rassembler ses souvenirs, et d’une voix brève, elle dit:

– Les premières sensations dont je me souvienne s’éveillèrent dans une cour étroite entourée de grands murs sans fenêtres, noirs, froids, et si hauts qu’à peine on en distinguait le faîte…

Le soleil y venait l’été, vers midi, dans un angle où il y avait un banc de pierre; l’hiver, jamais…

Il y avait au milieu cinq ou six petits arbres, grêles, rongés par la mousse, qui donnaient bien chacun une douzaine de feuilles jaunes au printemps…

Dans cette cour, nous étions une trentaine de petites filles, de trois à huit ans, toutes vêtues pareillement d’une robe brune, avec un petit mouchoir bleu en pointe sur les épaules. Nous portions un bonnet bleu les jours de semaine, blanc le dimanche, des bas de laine, d’épais souliers, et autour du cou un étroit ruban noir où pendait une large croix d’étain…

Autour de nous circulaient, silencieuses et mornes, des bonnes sœurs, les mains croisées dans leurs larges manches, blêmes sous leurs coiffes, avec leurs gros chapelets de buis chargés de médailles de cuivre, qui sonnaient quand elles marchaient comme des chaînes de prisonniers…

Sur tous les visages, la même expression était peinte: une résignation banale, une inaltérable douceur, une patience à toute épreuve…

Il en était de méchantes cependant, dont les yeux avaient des éclairs jaunes, et qui passaient sur nous leurs colères aiguës et froides…

Mais il en était une toute jeune et toute blonde, qui avait l’air si triste et si bon, que moi, dont l’intelligence s’éveillait à peine, je comprenais qu’il y avait dans sa vie quelque grand malheur.

Souvent, aux heures de récréation, elle me prenait sur ses genoux et me serrait entre ses bras avec une tendresse convulsive, en répétant:

– Chère petite!.. chère petite!..

Quelquefois ses embrassements me faisaient mal, mais je me gardais d’en rien laisser paraître, tant j’avais peur de l’affliger davantage… Et même, au dedans de moi, j’étais contente et fière de souffrir par elle et pour elle…

Pauvre sœur!.. Je lui ai dû les seules heures heureuses de ma première enfance… On l’appelait la sœur Calliste… Je ne sais ce qu’elle est devenue… Souvent j’ai pensé à elle, quand je me sentais à bout de courage… Et aujourd’hui encore, je ne saurais prononcer son nom sans pleurer…

Elle pleurait en effet, et de grosses larmes roulaient le long de ses joues, qu’elle ne songeait pas à essuyer.

Il lui fallut un effort pour continuer:

– Vous avez déjà compris, monsieur, ce que je ne m’expliquai, moi, que bien plus tard…

J’étais dans un hospice d’enfants trouvés… enfant trouvée moi-même.

Je ne puis dire que rien nous y manquât, et il y aurait ingratitude à ne pas reconnaître que les bonnes sœurs ont le génie de la charité… Mais hélas!.. le cœur de chacune d’elles n’avait qu’une somme de tendresse à répartir entre trente pauvres petites filles, les parts étaient bien petites, les caresses les mêmes pour toutes, et moi j’aurais voulu être aimée autrement que toutes les autres, avec des mots et des caresses pour moi seule.

Nous couchions dans un dortoir bien propre, dans des lits bien blancs avec de petits rideaux de cotonnade… au milieu du dortoir, il y avait une bonne vierge qui semblait nous sourire à toutes… L’hiver, nous avions du feu. Nos vêtements étaient chauds et soignés, notre nourriture était bonne. On nous montrait à lire, à écrire, la couture et la broderie.

Il y avait des récréations entre tous les exercices, on récompensait celles qui avaient été studieuses et sages, et, deux fois par semaine, on nous menait promener le long des rues à la campagne…

C’est dans une de ces promenades que je sus des gens qui passaient qui nous étions et comment on nous appelle dans le peuple…

L’après-midi, parfois, il venait des femmes en grande toilette, avec leurs enfants rayonnants de santé et de bonheur… Les bonnes sœurs nous apprenaient que c’étaient des «dames pieuses» ou des «âmes charitables» qu’il fallait aimer et respecter, et que nous ne devions pas oublier dans nos prières. Elles nous distribuaient des jouets et des gâteaux.

D’autres fois, arrivaient des ecclésiastiques et d’autres messieurs très-graves, dont l’extérieur sévère nous faisait peur…

Ils regardaient partout, s’informaient de tout, s’assuraient que chaque chose était à sa place, et même quelques-uns goûtaient notre soupe…

Toujours ils étaient satisfaits, et Madame la supérieure les reconduisait avec force révérences, en répétant:

– Nous les aimons tant!.. ces pauvres petites!..

Et ces messieurs disaient:

– Oui, oui, ma chère sœur, elles sont très-heureuses.

Et ils avaient raison. Les enfants des pauvres ouvriers subissent des privations que nous ne subissions pas, nous, et il leur arrive de souper de pain sec… Mais ce pain sec, c’est la mère qui le donne avec un baiser.

Oppressé par un insupportable malaise, le juge de paix ne trouvait pas une syllabe pour rendre ses impressions… D’ailleurs, Mlle Marguerite ne lui en eût pas laissé le moment, tant les souvenirs qui se représentaient à sa pensée lui faisaient la parole rapide.

Cependant, à ce nom de «mère,» le magistrat pensait que la jeune fille allait s’attendrir…

Il se trompait. Sa voix devint plus sèche, au contraire, et il s’alluma dans ses yeux comme un éclair de colère.

– J’ai souffert extraordinairement dans cet hôpital, reprit-elle.

La sœur Calliste était partie, et tout ce qui m’entourait me glaçait ou me froissait…

Je n’avais que quelques bonnes heures à moi, le dimanche, pendant les offices de la paroisse où on nous conduisait.

Quand le grand orgue ronflait, et que, dans le lointain du chœur, autour de l’autel resplendissant de lumière, s’agitaient les prêtres en étoles d’or, je clignais des yeux pour me donner des éblouissements… J’y réussissais… Et alors, il me semblait que je m’échappais de moi-même, et que, sur les nuages d’encens, je montais vers ce beau pays du ciel dont nous parlaient les sœurs, et où il y a, nous disaient-elles, des mères pour toutes les petites filles…

Mlle Marguerite se recueillit quelques secondes, comme si elle eût reculé devant l’expression de sa pensée.

Puis se décidant:

– Oui, répéta-t-elle, j’ai été extraordinairement malheureuse aux Enfants-Trouvés… Presque toutes mes petites camarades étaient chétives, étiolées, blêmes, rongées de toutes sortes de maladies, comme s’il n’y eût pas eu assez pour leur malheur ici-bas de l’abandon de leurs parents…

Eh bien! monsieur, il faut que je l’avoue à ma honte, ces petites infortunées m’inspiraient une insurmontable répugnance, un dégoût qui allait jusqu’à l’aversion.

J’aurais mieux aimé appuyer mes lèvres sur un feu rouge que sur le front de la plupart d’entre elles…

Je ne raisonnais pas cela, hélas! je n’avais que huit ou neuf ans, mais je le sentais avec une vivacité douloureuse…

Les autres s’en étaient aperçues, et pour se venger, elles m’appelaient «la dame,» ironiquement, et me laissaient à l’écart. Souvent aussi, pendant les récréations, quand les bonnes sœurs avaient le dos tourné, elles me battaient, m’égratignaient le visage ou déchiraient mes vêtements…

J’endurais ces traitements sans me plaindre, ayant comme la conscience que je les méritais…

Que de réprimandes, cependant, elles m’ont valu ces déchirures!.. Que de fois j’ai été mise au pain sec après avoir été bien grondée, bien appelée «petite sans soin» ou «méchante brise fer»…

Mais comme j’étais soigneuse, en définitive, studieuse et appliquée, comme j’étais plus intelligente que les autres, les bonnes sœurs m’aimaient assez. Elles disaient que je serais «un bon sujet,» et qu’on me trouverait une place avantageuse avec des bourgeois pieux et riches, de ceux qui composent la clientèle des maisons religieuses…

Elles ne me reprochaient que d’être sournoise…

Je ne l’étais pas, cependant, mais triste et résignée. Tout m’avait tellement heurtée et meurtrie autour de moi, que je m’étais repliée sur moi-même, concentrée, et qu’en dedans de moi je faisais comme un sanctuaire inviolable pour mes pensées et mes inspirations… Peut-être avais-je un mauvais naturel…

Souvent je me le suis demandé dans toute la sincérité de mon âme. Je n’ai pu me répondre, parce qu’on ne saurait être bon juge dans sa propre cause…

Ce qui est sûr, c’est que toutes les actions qui laissent dans la vie des jeunes filles une traînée lumineuse, ne me rappellent à moi que tourments et misères, luttes désespérées, humiliations dévorées avec rage.

J’ai failli ne pas faire ma première communion parce que je ne voulais pas porter une certaine robe dont une «dame bienfaitrice» avait fait cadeau à la communauté, et qui venait, je l’avais entendu dire, d’une petite fille de mon âge, qui était morte de la poitrine…

Mettre cette robe pour m’approcher de la sainte table, me révoltait et m’épouvantait, comme si on m’eût condamnée à me draper dans un suaire…

Et cependant c’était la plus belle de toutes, en mousseline, avec des broderies au bas; elle avait été ardemment convoitée et m’avait été adjugée à titre de récompense…

Et moi, je n’osais avouer les motifs de mon insurmontable répugnance… qui les eût compris!.. Je n’étais que trop accusée déjà de délicatesses et de fiertés ridicules dans mon humble position.

Tout cet orage se passa en moi… j’avais douze ans… ou de moi au vieux prêtre qui nous confessait. A lui, j’osai tout avouer, et lui, du moins, vieillard, mais homme, sut me comprendre et ne me fit pas de reproches…

– Vous porterez cette robe, mon enfant, me dit-il, parce qu’il faut que votre orgueil soit brisé. Allez… je ne vous imposerai pas d’autre pénitence.

Depuis vingt-cinq ans qu’il rendait la justice, le juge avait recueilli bien des aveux, arrachés par la nécessité ou la douleur.Et j’obéis, glacée d’une superstitieuse terreur, car il me semblait que ce devait être là un épouvantable présage, qui toujours, toute ma vie, me porterait malheur…

Et je communiai avec la belle robe brodée de la morte.

Mais jamais il n’avait été remué comme il l’était en ce moment, par des accents où vibrait la vérité de la vie vécue et soufferte…

Ce n’était plus pour lui, pour ainsi dire, que parlait cette jeune fille, mais pour elle-même, montrant son âme tout entière jusqu’en ses plus intimes replis, comme l’Océan qui s’entr’ouvre aux jours de tempête, laissant voir jusqu’aux algues de ses abîmes…

Cependant elle poursuivait:

– Le temps des communions passa, puis celui de la confirmation, et nos journées reprirent leur morne monotonie, toujours entremêlées aux mêmes heures des mêmes lectures pieuses et des mêmes séances de travail.

Il me semblait que j’étouffais, dans cette atmosphère froide, que l’air manquait à mes poumons, et je me disais que tout était préférable à cette apparence de vie, qui n’était pas la vie…

Je songeais à parler de cette «bonne place» dont il avait été question pour moi, autrefois, quand un matin on me fit demander à l’économat.

Nous l’appelions «le bureau,» et c’était pour nous un endroit plein d’effroi et de mystère.

Là, hiver comme été, du matin au soir, dans une grande pièce carrelée, on voyait un monsieur blême, gras et sale, avec des lunettes foncées, la tête couverte d’une calotte de soie noire, qui écrivait derrière une petite grille à rideaux verts.

Là, étaient rangés des registres où nous étions toutes inscrites et décrites, et des cartons renfermant les objets trouvés sur nous, soigneusement conservés pour aider à notre reconnaissance.

Je me rendis à ce bureau le cœur palpitant.

J’y trouvai, outre le monsieur blême, Mme la supérieure, un petit homme malingre à l’œil méchant, et une grosse commère à l’air commun et bon.

A l’instant, Mme la supérieure m’apprit que j’étais en présence de M. et de Mme Greloux, relieurs, lesquels ayant besoin de deux apprenties venaient les chercher à l’hospice. On me demandait si je voulais être une de ces deux…

Ah!.. monsieur, je crus voir les cieux s’entr’ouvrir, et hardiment je répondis:

– Oui!..

Aussitôt le monsieur à calotte de soie sortit de derrière son grillage pour m’expliquer longuement mes obligations et mes devoirs, insistant et revenant sur tout ce que j’aurais à faire pour reconnaître, moi, misérable enfant trouvée, élevée par la charité publique, la générosité de ce bon monsieur et de cette bonne dame qui voulaient bien se charger de moi et m’employer dans leur atelier.

Je ne discernais pas clairement, je l’avoue, cette grande générosité qu’on m’exaltait, ni les raisons d’une reconnaissance anticipée.

N’importe! A toutes les conditions qui m’étaient posées, je répondais de si grand cœur: «oui, oui, oui!..» que la femme du relieur en parut toute réjouie.

– On voit que la petite aura du goût pour la partie… dit-elle.

Alors, Mme la supérieure se mit à détailler longuement à cette femme les obligations que, de son côté, elle contractait, répétant à satiété que j’étais un des meilleurs sujets de l’hospice, pieuse, obéissante, attentive, point bavarde, lisant et écrivant dans la perfection, et sachant broder et coudre comme on ne coud et brode que dans les communautés religieuses.

Elle lui fit jurer de me surveiller comme sa propre fille, de ne jamais me laisser seule, de me conduire aux offices, et de m’accorder de temps en temps le dimanche une après-midi, pour venir à l’hospice.

Le monsieur à lunettes, de son côté, rappelait au relieur les devoirs des patrons envers leurs apprentis. Et même, dans un casier, derrière lui, il prit un gros livre où il se mit à lire des passages que j’écoutais sans les comprendre, encore bien que je fusse sûre que c’était du français.

Enfin, le relieur et sa femme disant: Amen, à tout, le monsieur blême rédigea un acte sur une feuille de papier timbré, et ils signèrent les uns et les autres; Madame, la supérieure signa, et moi de même…

J’appartenais à un patron!..

Elle s’arrêta… Là finissait sa première enfance…

Mais presque aussitôt:

– Je n’ai pas gardé mauvais souvenir de ces gens-là, reprit-elle…

Ils étaient peu aisés, âpres au gain et au travail, et s’épuisaient à soutenir un fils au-dessus de leur condition… Ce fils ne les aimait pas, et pour cela, je les plaignais…

L’homme était bilieux et triste, la femme violente comme la flamme…

Entre cette perpétuelle colère de l’une et l’aigreur de l’autre, les apprenties avaient souvent à souffrir…

Heureusement, entre les tempêtes de Mme Greloux, il y avait parfois des éclaircies…

Après nous avoir battues pour rien, elle nous disait sans plus de raison:

– Allons!.. approche ton museau que je l’embrasse… et ne pleurniche plus… V’là quat’ sous pour avoir de la galette.

Le juge de paix tressauta sur son fauteuil.

Était-ce bien Mlle Marguerite qui parlait, cette jeune fille au maintien de reine, dont la voix harmonieuse et pleine avait les pures sonorités du cristal!..

C’était à en douter, tant elle rendait bien et avec une désespérante justesse d’intonation le verbe coloré de ces braves et rudes commères qui s’enrichissent et engraissent aux alentours du marché du Temple, entre la rue Saint-Denis et la rue Saint-Louis, au Marais…

C’est qu’en ce moment elle revivait son passé, elle retrouvait entières et exactes ses sensations d’autrefois, et elle avait encore dans l’oreille, pour ainsi dire, la phrase et la voix de la femme du relieur.

Elle ne remarqua d’ailleurs pas le sursaut du vieux juge.

– J’étais hors de l’hospice, continua-t-elle, et pour moi c’était tout.

Il me semblait qu’une vie nouvelle allait commencer, toute différente de l’ancienne, qui n’en aurait ni les amertumes ni les dégoûts.

Je me disais que près de ces ouvriers laborieux et honnêtes, je rencontrerais, à défaut d’une famille, une affection moins banale que celle de la maison des enfants trouvés? Et pour gagner leur amitié, pour m’en rendre digne, il n’était rien qui me parût au-dessus de mes forces et de ma bonne volonté.

Eux, sans doute, démêlèrent mes sentiments, et tout naturellement, peut-être sans en avoir conscience, ils en abusèrent avec le plus effroyable égoïsme… Je ne leur en veux point.

J’étais entrée chez eux à de certaines conditions, pour apprendre un état, ils firent de moi peu à peu leur servante… c’était une notable économie.

Ce que tout d’abord j’avais fait par complaisance, devint insensiblement ma tâche quotidienne, impérieusement exigée.

Levée la première, je devais avoir tout mis en ordre dans la maison, quand les autres arrivaient, les yeux encore gonflés de sommeil…

Il est vrai que mes patrons me récompensaient à leur manière.

Ils m’emmenaient à la campagne le dimanche, pour me reposer, disaient-ils, de mes fatigues de la semaine…

Et je les suivais, le long de la route de Saint-Mandé, dans la poussière, sous le plein soleil, haletante, en sueur, portant sur l’épaule les parapluies en cas d’orage, chargée à rompre d’un panier de provisions qu’on mangeait sur l’herbe, dans le bois, et dont on m’abandonnait les reliefs.

Le frère de ma patronne, assez souvent, était de ces parties, et son nom serait resté dans ma mémoire, même sans sa singularité: il se nommait Vantrasson.

C’était un homme très-grand et très-robuste, dont les yeux me faisaient trembler quand il me regardait en frisant sa grosse moustache.

Il était militaire, incroyablement fier de son uniforme, insolent, grand parleur et toujours enchanté de soi: il devait se supposer irrésistible.

C’est de la bouche de cet homme que j’entendis le premier mot… grossier qui offensa mon ignorance… Ce ne devait pas être le dernier.

Il avait déclaré que «la gamine» lui plaisait, et je fus obligée de me plaindre à Mme Greloux des obsessions de son frère. Elle se moqua de moi en disant:

– Bast! il fait son métier de joli garçon!

Oui, voilà ce que ma patronne me répondit:

Et c’était une honnête femme, cependant, une épouse dévouée, une bonne mère… Ah! si elle eût eu une fille!.. Mais pour une pauvre apprentie sans père ni mère, il n’est pas besoin de tant de façons!

Elle avait fait de belles promesses à Mme la supérieure, mais elle s’en croyait quitte avec quelques phrases banales.

– Et enfin, ajoutait-elle toujours, tant pis pour celles qui se laissent attraper.

Heureusement, j’avais pour me garder ce même orgueil que si souvent on m’avait reproché. Ma condition était bien humble, mais mon cœur était haut… Et déjà ma personne me semblait sacrée comme un autel…

Il fut une grâce de Dieu, cet orgueil, car je lui dus de ne pas même être tentée, quand autour de moi j’en voyais tant d’autres succomber…

Je logeais, avec les autres apprenties, hors de l’appartement des patrons, sous les combles, dans une mansarde… C’est-à-dire que la journée finie, l’atelier fermé, nous étions libres, abandonnées à nos seuls instincts, livrées aux plus pernicieuses influences et aux plus détestables inspirations…

Et ce n’étaient ni les conseils ni les exemples mauvais qui manquaient.

Les ouvrières, à l’atelier, ne se gênaient pas devant nous. C’était à qui d’entre elles éblouirait «les gamines» par les plus merveilleux récits.

Ce n’était pas méchanceté de leur part, ni calcul, mais absence complète de sens moral, et parfois forfanterie pure.

Et jamais elles n’en avaient fini de nous énumérer ce qui, selon elles, faisait le bonheur de la vie: les parties fines au restaurant, les promenades sur l’eau à Joinville-le-Pont, les bals masqués au Montparnasse ou à l’Élysée-Montmartre.

Ah! l’expérience vient vite dans les ateliers!..

Il y en avait qui, parties la veille avec une robe en loques et des souliers percés, arrivaient le lendemain avec des toilettes superbes, annonçant qu’on pouvait les remplacer, qu’elles n’étaient plus faites pour travailler, qu’elles allaient devenir des dames… Elles disparaissaient radieuses, mais souvent le mois n’était pas écoulé qu’on les voyait revenir maigres, affamées, éteintes, sollicitant humblement un peu d’ouvrage.

Elle se tut, écrasée sous le poids de ses souvenirs au point d’en perdre la conscience de la situation présente.

Et le juge de paix, lui aussi, gardait le silence, n’osant l’interroger…

A quoi bon, d’ailleurs…

Que lui eût-elle appris des misères des pauvres petites ouvrières qu’il ne connût aussi bien qu’elle?.. S’il avait à s’étonner d’une chose, c’est que cette belle jeune fille qui était là devant lui, abandonnée, délaissée, eût trouvé en elle assez d’énergie pour échapper à tous les dangers…

Cependant, Mlle Marguerite ne tarda pas à se redresser, secouant la torpeur qui l’envahissait…

– Je ne dois pas grandir mes mérites, monsieur, reprit-elle; outre l’orgueil, j’avais pour me soutenir un but auquel je m’étais attachée avec la ténacité du désespoir…

Je voulais devenir la première de mon état, ayant reconnu que les ouvrières qui excellent sont toujours employées et chèrement payées.

Aussi, tout en restant la servante, je trouvais le temps d’apprendre assez vite et assez pour étonner mon patron lui-même.

Je savais que j’arriverais à gagner entre cinq et six francs par jour, et avec cela, je m’arrangeais dans l’avenir une existence dont les perspectives effaçaient ce que le présent avait parfois de trop intolérable.

Pendant le dernier hiver que je passai chez mes patrons, les commandes furent si nombreuses et si pressantes qu’ils renoncèrent à prendre même un jour de repos par semaine. A peine, deux fois par mois, consentaient-ils à m’accorder une heure pour courir à l’hospice rendre visite aux sœurs qui m’avaient élevée.

Je n’avais jamais failli à ce devoir, mais sur la fin il était devenu ma plus vive jouissance.

C’est que mon patron n’avait pu se dispenser de me payer un peu le surcroît de travail qu’il m’imposait. Je disposais de quelques francs toutes les semaines, et je les portais aux pauvres petites filles de l’hospice. Après avoir vécu toute ma vie de la charité publique, je faisais l’aumône à mon tour, je donnais, et cette pensée où se délectait ma vanité me grandissait à mes yeux…

Enfin, j’allais avoir quinze ans, et j’entrevoyais le terme de mon apprentissage, quand par une belle journée du mois de mars, pendant que je vaquais à je ne sais quels soins du ménage, je vis arriver à l’atelier une des sœurs converses de l’hôpital.

Elle était rouge, tout effarée, et si essoufflée d’avoir monté vite l’escalier, que c’est bien juste si elle put ma dire:

– Vite, venez, suivez-moi, on vous attend.

– Qui?.. Où?..

– Arrivez. Ah!.. chère petite, si vous saviez…

J’hésitais, ma patronne me poussa.

– Va donc, petite bête!..

Je suivis la converse sans songer à changer de vêtements, sans retirer seulement le tablier de cuisine que j’avais devant moi.

En bas, devant la porte, était la plus magnifique voiture que j’eusse vue de ma vie… Le dedans, tout capitonné de soie claire, me semblait si beau que je n’osais approcher. Un valet de pied tout chamarré d’or qui tenait respectueusement la portière, achevait de m’intimider.

– Il faut cependant monter, me dit la sœur converse, c’est là dedans que je suis venue.

Je montai, la tête absolument troublée, et avant d’être revenue de mon étourdissement, j’arrivais à l’hospice, dans ce «bureau» où avait été rédigé mon contrat d’apprentissage…

Dès que je parus, Mme la supérieure me prit par la main, et m’attirant vers un homme âgé, debout près de la fenêtre:

– Marguerite, me dit-elle, saluez M. le comte de Chalusse.

La vie infernale

Подняться наверх