Читать книгу La vie infernale - Emile Gaboriau, Emile Gaboriau - Страница 9

PASCAL ET MARGUERITE
IX

Оглавление

Depuis un moment déjà, on entendait au dehors, dans le vestibule, un mouvement inusité, des pas qui allaient et venaient, des trépignements et le murmure étouffé de voix se consultant.

Impatienté et croyant comprendre ce dont il s’agissait, le juge de paix se leva et courut ouvrir.

Il ne s’était pas trompé. Le greffier était revenu de déjeuner; il n’osait troubler le magistrat, et cependant, le temps lui paraissait long.

– Ah!.. c’est vous, monsieur, fit le vieux juge. Eh bien! commencez l’inventaire des objets en vue, je ne tarderai pas à vous rejoindre.

Et refermant la porte, il revint s’asseoir…

C’est à peine si Mlle Marguerite s’était aperçue de son mouvement, et il n’avait pas repris sa place que déjà elle poursuivait:

– De ma vie je n’avais aperçu un homme aussi imposant que le comte de Chalusse… Tout en lui, son attitude, sa haute taille, la façon dont il était vêtu, son visage, son regard, devait frapper de respect et de crainte une pauvre enfant comme moi…

Et c’est à peine si j’eus assez de présence d’esprit pour m’incliner devant lui respectueusement.

Lui me dévisagea d’un œil indifférent, et du bout des lèvres laissa tomber ces froides paroles:

– Ah!.. c’est là cette jeune fille dont vous me parliez!

L’accent du comte trahissait si bien une surprise désagréable, que Mme la supérieure en fut frappée.

Elle me regarda et parut indignée et désolée de mon accoutrement plus que modeste.

– Il est honteux, s’écria-t-elle, de laisser sortir une enfant ainsi vêtue!

Et tout aussitôt elle m’arracha, plutôt qu’elle ne dénoua mon tablier de cuisine, et de ses propres mains se mit à relever mes cheveux, comme pour mieux faire valoir ma personne.

– Ah!.. ces patrons, répétait-elle, les meilleurs ne valent rien… Comme ils abusent!.. Impossible de se fier à leurs promesses… On ne peut cependant pas être toujours sur leur dos…

Mais les efforts de Mme la supérieure devaient être perdus. M. de Chalusse s’était détourné d’un air distrait, et il s’entretenait avec des messieurs qui se trouvaient là.

Car, alors seulement je le remarquai, «le bureau» était plein de monde. A côté du monsieur à calotte de soie noire, cinq ou six autres se tenaient debout, de ceux que j’avais vus venir assez souvent pour inspecter l’hospice.

De qui s’entretenaient-ils?

De moi, bien évidemment, je le reconnaissais aux regards que tous m’adressaient, regards où il n’y avait, d’ailleurs, que bienveillance.

Mme la supérieure était allée se mêler à leur groupe; elle parlait avec une vivacité que je ne lui avais jamais vue, et moi, seule, dans mon embrasure de fenêtre, tout embarrassée de mon personnage, j’écoutais de toutes les forces de mon attention…

Mais j’avais beau tendre outre mesure mon intelligence, je ne comprenais pas grand’chose aux phrases qui se succédaient, non plus qu’aux observations et aux objections. Et à tout moment revenaient les mots de «tutelle officieuse, d’adoption ultérieure, de commission administrative, d’émancipation, de dot, de compensation, d’indemnité pour les aliments fournis…»

Un seul fait précis ressortait pour moi de tout ce que je voyais et entendais.

M. le comte de Chalusse demandait une certaine chose, et les messieurs, en échange, en exigeaient d’autres, et encore, et toujours davantage, à mesure qu’il répondait:

– Oui, oui, c’est accordé, c’est entendu!

Même, à la fin, il me sembla qu’il s’impatientait, car c’est de la voix brève que donne l’habitude du commandement qu’il répondit:

– Je ferai tout ce que vous voulez… Souhaitez-vous quelque chose de plus?..

Les messieurs aussitôt se turent, et Mme la supérieure se mit à protester que M. le comte était trop bon mille fois, mais qu’on n’avait pas attendu moins de lui, dernier représentant d’une de ces grandes et anciennes familles, où la charité est une tradition.

Je ne saurais rendre à cette heure la surprise et l’indignation que j’éprouvai alors…

Je devinais, je sentais, une voix au-dedans de moi me criait que c’était mon sort, mon avenir, ma vie, qui s’agitaient et se décidaient en ce moment… et je n’étais même pas consultée.

On disposait de moi, comme si on eût été sûr que je ne pouvais refuser mon assentiment après qu’on se serait engagé pour moi.

Mon orgueil se révoltait à cette idée, mais mon esprit ne me fournissait pas une parole pour traduire ma colère. Rouge, confuse, furieuse, je me demandais comment intervenir quand tout à coup la délibération cessa et je fus entourée de tous ces messieurs.

L’un d’eux, un petit vieux, qui avait un sourire béat et des yeux étincelants, me tapa doucement sur la joue en disant:

– Et elle est aussi sage que jolie!

Je l’aurais battu ce petit vieux, mais les autres approuvèrent, sauf pourtant M. de Chalusse, dont l’attitude devenait de plus en plus glaciale, et qui avait aux lèvres ce sourire contraint de l’homme bien élevé résolu à ne se froisser de rien.

Il me parut qu’il souffrait, et je sus plus tard que je ne m’étais pas trompée.

Loin d’imiter la familiarité du vieux monsieur, il me salua gravement avec une sorte de respect qui me confondit, et sortit en déclarant qu’il reviendrait le lendemain pour en finir.

J’étais enfin seule avec Mme la supérieure, j’allais pouvoir l’interroger; elle ne m’en laissa pas le temps, et la première, avec une volubilité extraordinaire, elle se mit à m’expliquer mon bonheur inouï, preuve irrécusable et manifeste de la protection de la Providence.

Le comte, me dit-elle, allait devenir mon tuteur, il me doterait certainement, et plus tard, si je savais reconnaître ses bontés, il m’adopterait, moi, pauvre fille sans père ni mère, je porterais ce grand nom de Durtal de Chalusse, et je recueillerais une fortune immense…

Elle ajoutait que là ne se bornait pas la bienfaisance du comte, qu’il consentait à rembourser tout ce que j’avais coûté, qu’il se proposait de doter on ne savait combien de pauvres filles, et qu’enfin il avait promis des fonds pour faire bâtir une chapelle.

Comment cela était arrivé, c’était à n’y pas croire.

Le matin même, M. de Chalusse s’était présenté, déclarant que vieux, célibataire, sans enfants, sans famille, il prétendait se charger de l’avenir d’une pauvre orpheline.

On lui avait présenté la liste de toutes les orphelines de l’hospice, et c’était moi qu’il avait choisie…

– Et au hasard, ma chère Marguerite, répétait Mme la supérieure; au hasard… c’est un véritable miracle…

Cela me semblait tenir du miracle, en effet; mais j’étais bien plus étourdie encore que joyeuse.

Je sentais le vertige envahir mon cerveau, et j’aurais voulu demeurer seule pour me recueillir, pour réfléchir, car j’étais libre, je le savais, de refuser ces éblouissantes perspectives…

Timidement je demandai la permission de retourner chez mes patrons, pour les prévenir, pour les consulter… Cette permission me fut refusée.

Il me fut dit que je délibérerais et que je me déciderais seule, et que ma résolution prise, il n’y aurait plus à revenir…

Je restai donc à l’hospice, et je dînai à la table de Mme la supérieure.

Pour la nuit, on me donna la chambre d’une sœur qui était absente.

Ce qui m’étonnait le plus, c’est qu’on me traitait avec une visible déférence, comme une personne appelée à de hautes destinées, et dont sans doute on attendait beaucoup…

Et cependant, j’hésitais à me décider…

Mon indécision dut paraître une ridicule hypocrisie; elle était sincère et réelle…

Assurément, je n’avais pas à regretter beaucoup ma situation chez mes patrons, mais enfin je la connaissais, cette situation; je l’avais expérimentée, le plus pénible était fait, j’arrivais à la fin de mon apprentissage, j’avais pour ainsi dire arrangé ma vie, l’avenir me paraissait sûr…

L’avenir! que serait-il avec le comte de Chalusse?.. On me le faisait si beau, si éblouissant, que j’en étais épouvantée. Pourquoi le comte m’avait-il choisie de préférence à toute autre?.. Était-ce vraiment le hasard qui avait déterminé son choix?.. Le miracle, en y réfléchissant, me paraissait préparé de longue main, et devait, pensais-je, cacher quelque mystère…

Enfin, plus que tout, l’idée de m’abandonner à un inconnu, d’abdiquer ma volonté, de lui confier ma vie, me répugnait.

On m’avait accordé quarante-huit heures pour prendre un parti; jusqu’à la dernière seconde, je demeurai en suspens.

Qui sait?.. C’eût été un bonheur peut-être si j’eusse su me résigner à l’humilité de ma condition… Je me serais épargné bien des souffrances que je ne pouvais même pas concevoir…

Je n’eus pas ce courage, et, le délai expiré, je répondis que je consentais à tout.

Mlle Marguerite se hâtait.

Après avoir trouvé une sorte de douceur triste à s’attarder parmi les lointaines impressions de sa première enfance, elle souffrait davantage à mesure que son récit se rapprochait du moment présent…

– Je vivrais des milliers d’années, reprit-elle, que je n’oublierais jamais le jour où j’abandonnai l’hospice des Enfants-Trouvés, pour devenir la pupille de M. de Chalusse. C’était un samedi… La veille, j’avais rendu ma réponse à Mme la supérieure. Dès le matin, je vis arriver mes anciens patrons. On était allé les prévenir et ils venaient me faire leurs adieux… La rupture de mon contrat d’apprentissage avait présenté quelques difficultés, mais le comte avait tout aplani avec de l’argent.

N’importe!.. Ils me regrettaient, je le vis bien… leurs yeux étaient humides… Ils regrettaient l’humble petite servante qui leur avait été si dévouée…

Mais en même temps je remarquai dans leurs manières une visible contrainte… Plus de tutoiement, plus de voix rude… ils me disaient: vous, ils m’appelaient: mademoiselle… Pauvres gens! ils s’excusaient avec des paroles grotesques et attendrissantes d’avoir osé accepter mes services, déclarant en même temps qu’ils ne me remplaceraient jamais pour le même prix…

La femme surtout me jurait qu’elle ne se consolerait jamais de n’avoir pas remis vertement à sa place son frère, un mauvais gars, comme la suite l’avait bien prouvé, lorsqu’il avait osé hausser son caprice jusqu’à moi…

Pour la première fois, ce jour-là, je me sentis sincèrement aimée, si véritablement que si ma réponse n’eût pas été donnée et signée, je serais retournée chez ces braves relieurs…

Mais il n’était plus temps.

Une converse vint me dire de descendre, que Mme la supérieure me demandait.

Une dernière fois j’embrassai le père et la mère Greloux, comme nous disions à l’atelier, et je descendis.

Chez Mme la supérieure, une dame et deux ouvrières chargées de cartons m’attendaient.

C’était une couturière qui arrivait avec les vêtements qui convenaient à ma nouvelle situation. C’était, on me l’apprit, une prévenance de M. de Chalusse. Ce grand seigneur pensait à tout et ne dédaignait pas, entouré qu’il était de trente domestiques, de descendre aux plus minutieux détails…

Donc, pour la première fois, je sentis sur mon épaule le frissonnement de la soie et le moelleux du cachemire… J’essayai aussi de mettre des gants… je dis j’essayai, car jamais je n’y pus parvenir.

Tout en parlant ainsi, sans arrière-pensée de coquetterie, certes, la jeune fille agitait ses mains mignonnes et exquises sans exiguité, rondes, pleines, blanches, avec des ongles qui avaient des reflets nacrés…

Et le juge de paix se demandait s’il était bien possible que ces mains de duchesse, faites pour le désespoir de la statuaire, eussent été condamnées aux plus grossiers ouvrages.

– Ah!.. ma toilette ne fut pas une petite affaire, reprit-elle avec un sourire qui empruntait aux circonstances quelque chose de navrant. Toutes les bonnes sœurs réunies autour de moi mettaient à me faire belle autant de soins et de patience qu’elles en déployaient à parer, les jours de fête, la vierge de notre chapelle.

Un secret instinct me disait qu’elles se fourvoyaient, que leur goût n’était pas le goût; qu’elles m’habillaient ridiculement… n’importe… je les laissais se contenter sans mot dire. J’avais le cœur horriblement serré… jamais attention faite pour rendre joyeuse n’apporta tant de tristesse.

Je croyais sentir encore sur ma main les larmes de Mme Greloux, et ces parures criardes me paraissaient aussi funèbres que la dernière toilette du condamné…

Enfin, elles trouvèrent leur œuvre parfaite, et alors j’entendis autour de moi comme une clameur d’admiration… Jamais les sœurs, à les entendre, n’avaient contemplé rien de si merveilleux… Celles qui étaient à la classe ou à la couture furent mandées pour juger, et même les plus sages d’entre les orphelines furent admises… Peut-être, pour ces dernières, devais-je être un exemple destiné à rendre les bons conseils palpables, car Mme la supérieure disait à toutes:

– Vous voyez, mes chères filles, où mène une bonne conduite… Soyez sages autant que notre chère Marguerite, et Dieu vous récompensera comme elle…

Et moi, roide sous mes superbes atours, plus qu’une momie sous ses bandelettes, les bras écartés du corps, pâle d’appréhension, j’attendais.

J’attendais M. de Chalusse, qui devait venir me prendre après avoir terminé toutes les formalités qui allaient substituer son autorité à l’autorité de la commission administrative de l’hospice.

Une heure sonna, M. le comte de Chalusse parut…

C’était bien lui, tel que je l’avais entrevu, tel qu’il assiégeait ma mémoire. C’était ce même flegme hautain qui m’avait glacée, ce même œil impassible…

A peine daigna-t-il me regarder, et moi, qui l’observais avec une anxiété poignante, je ne pus lire sur son visage ni approbation ni blâme.

– Vous voyez, monsieur le comte, dit Mme la supérieure en me montrant, que vos intentions ont été scrupuleusement suivies.

– Je vous en remercie, ma sœur, dit-il, et c’est à vos pauvres que je prouverai l’étendue de ma reconnaissance.

Puis, se retournant vers moi:

– Marguerite, me dit-il, prenez congé de… vos mères, et dites-leur bien que vous ne les oublierez jamais…

Elle s’interrompit, les larmes rendaient sa voix presque inintelligible…

Mais dominant aussitôt son attendrissement:

– A ce moment seulement monsieur, poursuivit-elle, je compris combien j’aimais ces pauvres sœurs que parfois j’avais presque maudites… Je sentis par combien d’affections je tenais à cette hospitalière maison, et toutes ces petites infortunées, mes compagnes de misère et d’abandon…

Mon cœur se brisait, et Mme la supérieure, toujours si impassible, ne semblait guère moins émue que moi… Elle l’était… N’emportais-je pas, et pour quels hasards, cette fraction de son cœur qu’elle m’avait donnée!..

Enfin, M. de Chalusse me prit le bras et m’entraîna.

Dans la rue, nous attendait une voiture moins belle que celle qui était venue me prendre à mon atelier, mais beaucoup plus vaste et chargée de malles et de coffres.

Elle était attelée de quatre chevaux gris conduits par des postillons portant l’uniforme de la poste de Paris.

– Montez, mon enfant, me dit M. de Chalusse.

J’obéis, plus morte que vive, et je me plaçai, comme il me l’indiquait, sur la banquette du fond.

Lui-même, alors, monta et se plaça en face de moi.

Ah!.. ce fut là, monsieur, une de ces émotions dont la seule pensée, bien des années après, remue l’âme jusqu’en ses plus intimes profondeurs…

Sur la porte de l’hospice, toutes les sœurs se pressaient, fondant en larmes; Mme la supérieure même pleurait sans chercher à se cacher.

– Adieu!.. me criaient-elles, adieu, chère fille aimée, adieu, chère petite… souvenez-vous de vos vieilles amies… nous prierons Dieu pour votre bonheur.

Dieu ne devait pas les entendre.

Sur un signe de M. de Chalusse, un laquais ferma la portière, les postillons firent claquer leur fouet et la lourde berline partit à fond de train.

Le sort en était jeté… Il y avait comme un abîme désormais entre moi et cet hospice, où à peine née j’avais été apportée à demi morte, enveloppée de langes dont les angles chiffrés avaient été coupés.

Je sentais que mon passé m’échappait, quel serait l’avenir? Mais j’étais trop hors de moi pour réfléchir, et blottie dans un angle de la voiture, j’épiais M. de Chalusse avec la poignante angoisse de l’esclave qui étudie son nouveau maître.

Ah!.. monsieur, quelle stupeur tout à coup!..

La physionomie du comte changea comme s’il eût laissé tomber un masque, ses lèvres tremblèrent, des éclairs de tendresse jaillirent de ses yeux et il m’attira à lui en s’écriant:

– Oh! Marguerite!.. Ma Marguerite adorée!.. Enfin, enfin!..

Il sanglotait ce vieux homme, que dans mon ignorance j’avais jugé plus froid et plus insensible que le marbre, il m’étreignait entre ses bras, il me meurtrissait de ses baisers.

Et moi, je me sentais affreusement bouleversée par des sentiments étranges, inconnus, indéfinissables… Mais je ne tremblais plus…

Une voix au dedans de moi me criait que c’était comme une chaîne mystérieuse brusquement rompue, qui tout à coup se renouait entre M. de Chalusse et moi.

Et cependant, je me rappelais les explications de la supérieure de l’hospice; ce miracle en ma faveur, cette admirable intervention de la Providence, dont elle m’avait parlé.

– Ce n’est donc pas le hasard, monsieur le comte, demandai-je, qui a décidé votre choix entre toutes les orphelines?

Ma question parut le confondre.

– Pauvre Marguerite, murmura-t-il, chère fille adorée, voici des années que je prépare ce hasard!..

A l’instant même, toutes les histoires romanesques de l’hospice me revinrent en mémoire.

Et Dieu sait s’il s’en raconte, que les sœurs converses se transmettent de génération en génération, et qui sont comme la légende d’or des enfants trouvés.

Cette formule désolante «père et mère inconnus,» sur un acte de naissance, est comme une excitation aux plus dangereuses imaginations, une porte ouverte aux espérances les plus extravagantes…

Et je me mis à fixer le comte de Chalusse, essayant de découvrir dans ses traits quelque chose des miens, m’efforçant de saisir une vague ressemblance. Lui ne paraissait pas s’apercevoir de l’obstination de mon regard, et poursuivant une pensée obsédante, il murmurait:

– Le hasard!.. il fallait qu’on y crût… on y a cru… Et cependant, les plus habiles chercheurs de Paris, depuis le vieux Tabaret jusqu’à Fortunat, le dénicheur d’héritages, les maîtres dans l’art de suivre une piste, ont épuisé leurs ressources à seconder mes recherches acharnées!..

L’angoisse me devenait intolérable, aussi, n’y tenant plus:

– Alors, monsieur le comte, dis-je avec un horrible battement de cœur, vous êtes mon père, c’est vous…

De la main, il me ferma la bouche si violemment qu’il me fit mal, et d’une voix sourde:

– Imprudente!.. malheureuse enfant, balbutia-t-il, que venez-vous de dire!.. Oubliez jusqu’à cette funeste pensée… Ce nom de père, ne le prononcez jamais. Vous m’entendez: jamais!.. je vous le défends!..

Il était devenu extraordinairement pâle, et ses regards effarés erraient de tous côtés, comme s’il eût frémi qu’on ne m’eût écoutée, comme s’il eût oublié que nous étions seuls, dans une voiture emportée au galop.

Moi, cependant, j’étais perdue de stupeur, et mortellement épouvantée de ce soudain effroi que M. de Chalusse n’avait pu maîtriser.

Qu’est-ce que cela signifiait? Quels douloureux souvenirs, quelles mystérieuses appréhensions avais-je fait tressaillir au fond de l’âme de ce vieillard, mon tuteur, désormais, mon maître!..

Je ne pouvais concevoir ni m’imaginer ce qu’il avait trouvé à ma question d’extraordinaire et d’inattendu. Je la jugeai toute naturelle au contraire, dictée par les circonstances, imposée par la conduite et par les paroles du comte.

Et, en dépit du désordre de ma pensée, cet inexplicable murmure qu’on appelle le pressentiment, bourdonnait au dedans de moi:

– Il t’a défendu de l’appeler ton père, il ne t’a pas dit qu’il ne l’est pas.

Mais je n’eus le loisir ni de réfléchir ni d’interroger surtout, M. de Chalusse. En ce moment, je m’en sentais le courage… Je ne l’osai jamais par la suite.

Notre voiture gravissait alors au grand trot la rampe roide du chemin de fer de Lyon. Bientôt nous mîmes pied à terre dans la cour de la gare.

Là, j’eus la première notion exacte de la féerique puissance de l’argent, moi, pauvre fille élevée par la charité publique, moi qui, depuis trois ans, travaillais pour ma seule subsistance.

M. de Chalusse était attendu par ceux de ses gens qui devaient nous accompagner, ils avaient pensé à tout, ils avaient tout prévu.

Je n’avais pas eu le temps de regarder autour de moi que déjà nous étions sur le quai, devant un train prêt à partir. En face, sur une plate-forme, je reconnus, fixée et amarrée, la berline de voyage qui nous avait amenés. Je m’apprêtais à y monter, car déjà les employés criaient: «En voiture, messieurs les voyageurs!» quand M. de Chalusse m’arrêta.

– Pas ici, me dit-il; venez avec moi.

Je le suivis, et il me mena à un wagon magnifique plus grand et plus haut que tous les autres, portant, au centre, en relief, les armes des Chalusse.

– Voici votre voiture, chère Marguerite, me dit-il.

J’y entrai. La vapeur siffla; le train était parti…

Mlle Marguerite succombait de lassitude, la sueur perlait à ses tempes, sa poitrine haletait, sa voix commençait à se trahir…

Le juge de paix s’effraya presque.

– De grâce, mademoiselle, interrompit-il, reposez-vous, rien ne nous presse.

Mais elle, secouant la tête:

– Mieux vaut finir, fit-elle, après je n’aurais plus la courage de reprendre.

Et elle continua:

– Un tel voyage, pour moi qui n’étais jamais allée plus loin que Versailles, eût dû être un long enchantement…

Notre wagon, le wagon de M. de Chalusse, était une de ces dispendieuses fantaisies que peu de millionnaires se permettent… Il se composait d’un salon, qui était un chef-d’œuvre de goût et de luxe, et de deux compartiments, un à chaque bout, formant deux chambres avec leurs lits de repos…

Et tout cela, le comte ne se lassait pas de me le répéter, était à moi, à moi seule…

C’est appuyée sur des coussins de velours que je regardais par la portière surgir et s’évanouir aussitôt les paysages… Penché près de moi, M. de Chalusse me nommait toutes les villes et les moindres villages que nous traversions: Brunoy, Melun, Fontainebleau, Villeneuve, Sens, Laroche…

Et à toutes les stations, dès qu’il y avait cinq minutes d’arrêt, les domestiques qui voyageaient dans la berline accouraient nous demander nos ordres…

A Lyon, au milieu de la nuit, un souper nous attendait, qu’on servit dès que nous descendîmes de wagon… puis on nous avertit de remonter, et le train repartit…

Quels émerveillements pour une pauvre petite ouvrière de quinze ans, qui, la veille encore, bornait ses plus hautes ambitions à un gain de cinq francs par jour!.. Quel foudroyant changement!.. Le comte m’avait fait me retirer dans une des chambres du wagon, et là, le sommeil me gagnant, je finissais par perdre l’exacte notion de moi, ne sachant plus distinguer la réalité du rêve.

Cependant, une inquiétude m’obsédait, dominant l’étourdissement: l’incertitude de ce qui m’attendait au bout de cette longue route.

M. de Chalusse restait bon et affectueux avec moi; mais il avait repris son flegme habituel, et mon bon sens me disait qu’à le questionner je perdrais mes peines.

Enfin, le lendemain, après trente heures de chemin de fer, nous remontâmes dans la berline attelée de chevaux de poste, et peu après M. de Chalusse me dit:

– Voici Cannes… Nous sommes arrivés.

Dans cette ville, une des plus charmantes qui se mirent aux flots bleus de la Méditerranée, le comte possédait un véritable palais, au milieu d’un bois d’orangers, à deux pas de la mer, en face de ces deux corbeilles de myrtes et de lauriers roses, qu’on appelle les îles Sainte-Marguerite.

Il se proposait d’y passer quelques mois, le temps qu’il faudrait à mon apprentissage du luxe.

C’est que, dans ma situation nouvelle, j’étais incroyablement gauche et sauvage, d’une timidité extraordinaire, que redoublait mon orgueil, et si dépaysée que j’en étais à ne plus savoir, pour ainsi dire, me servir de mes mains, ni marcher, ni me tenir. Tout m’embarrassait et m’effarouchait. Et, pour comble, j’avais conscience de mon étrangeté, je voyais mes maladresses et que je manquais à tous les usages, je comprenais que je ne parlais même pas la langue des gens qui m’entouraient.

Et cependant, le souvenir de cette petite ville de Cannes me sera toujours cher.

C’est là que j’ai entrevu pour la première fois celui qui maintenant est mon unique ami en ce monde. Il ne m’avait pas adressé la parole, mais à la commotion que je ressentis là, dans la poitrine, quand nos yeux se rencontrèrent, je compris qu’il aurait sur ma vie une influence décisive.

L’événement m’a prouvé que je ne m’étais pas trompée.

Dans le moment, cependant, je ne sus rien de lui. Pour rien au monde je n’eusse questionné. Et c’est par hasard que j’appris qu’il habitait Paris, qu’il était avocat, qu’il se nommait Pascal, et qu’il était venu dans le Midi pour accompagner un de ses amis malade…

D’un seul mot, à cette époque, le comte de Chalusse pouvait assurer le bonheur de ma vie et de la sienne… ce mot, il ne le prononça pas.

Il fut pour moi le meilleur et le plus indulgent des pères, et souvent j’ai été touchée jusqu’aux larmes de son ingénieuse tendresse.

Mais s’il était à genoux devant le moindre de mes désirs, il ne m’accordait pas sa confiance.

Il y avait entre nous un secret qui était comme un mur de glace.

Je m’accoutumais cependant à ma nouvelle vie, et mon esprit reprenait son équilibre, quand un soir, le comte rentra plus bouleversé, s’il est possible, que le jour de ma sortie de l’hospice.

Il appela son valet de chambre, et d’un ton qui n’admettait pas de réplique:

– Je veux partir, dit-il, je veux être parti avant une heure, procurez-vous des chevaux de poste à l’instant.

Et comme mes yeux, à défaut de ma bouche, interrogeaient:

– Il le faut, ajouta-t-il, hésiter serait folie, chaque minute ajoute pour ainsi dire au péril qui nous menace.

J’étais bien jeune, monsieur, inexpérimentée, toute ignorante de la vie; mais la souffrance, l’isolement, la certitude de n’avoir à compter que sur moi avaient donné à mon intelligence cette maturité précoce qui est le lot des enfants des pauvres.

Prévenue, aussitôt admise près de M. de Chalusse, qu’il me faisait mystère d’une certaine chose, je m’étais mise à l’étudier avec cette patiente sagacité de l’enfant, redoutable parce qu’on ne la soupçonne pas, et j’en étais arrivée à cette conviction qu’une perpétuelle terreur troublait sa vie.

Était-ce donc pour lui qu’il tremblait, ce grand seigneur que son titre, ses relations et sa fortune faisaient si puissant? Évidemment non. C’était donc pour moi? Sans doute! Mais pourquoi?..

Bientôt il me fut prouvé qu’il me cachait, ou que du moins il empêchait par tous les moyens en son pouvoir, que ma présence près de lui ne fût connue hors d’un cercle très-restreint.

Notre brusque départ de Cannes devait justifier toutes mes conjectures.

Ce fut à proprement parler une fuite.

Nous nous mîmes en route à onze heures du soir, par une pluie battante, avec les premiers chevaux qu’on pût se procurer.

Le seul valet de chambre de M. de Chalusse nous accompagnait; non Casimir, celui qui m’accusait, il n’y a qu’un instant, mais un autre, un vieux et digne serviteur, mort depuis, malheureusement, et qui avait toute la confiance de son maître.

Les autres domestiques, congédiés avec une gratification princière, devaient se disperser le lendemain.

Nous ne revenions pas sur Paris; nous nous dirigions vers la frontière italienne.

Il faisait encore nuit noire quand nous arrivâmes à Nice, devenue depuis peu une ville française. Notre voiture s’arrêta sur le port, le postillon détela ses chevaux, et nous restâmes là…

Le valet de chambre s’était éloigné en courant. Il ne reparut que deux heures plus tard, annonçant qu’il avait eu bien de la peine à se procurer ce que souhaitait M. le comte, mais qu’enfin, en prodiguant l’argent il avait levé toutes les difficultés.

Ce que voulait M. de Chalusse, c’était un navire prêt à prendre la mer. Bientôt celui qu’avait arrêté le valet de chambre vint se ranger le long du quai. Notre berline fut hissée sur le pont et nous mîmes à la voile… le jour se levait.

Le surlendemain, nous étions à Gênes, cachés sous un faux nom dans une hôtellerie du dernier ordre.

Depuis l’instant où le comte avait senti la mer sous ses pieds, il m’avait paru moins violemment agité, mais il était loin d’être calme. Il tremblait d’être poursuivi et rejoint, les précautions dont il s’entourait le prouvaient. Un malfaiteur ne prend pas plus de peine pour dépister la police lancée sur ses traces.

Un fait positif aussi, c’est que, seule, je causais les transes incessantes de M. de Chalusse. Même, une fois je l’entendis délibérer avec son valet de chambre si on ne m’habillerait pas en homme. La difficulté de se procurer un costume empêcha surtout l’exécution de ce projet.

Pour ne négliger aucune circonstance, je dois dire que le domestique ne partageait pas les inquiétudes de son maître.

A trois ou quatre reprises, je l’entendis qui disait:

– M. le comte est trop bon de se faire ainsi du mauvais sang… Elle ne nous rattrapera pas… Nous a-t-elle seulement suivis?.. Sait-elle même quelque chose?.. Et, à tout mettre au pis, que peut-elle?..

Elle!.. qui, elle?.. Voilà ce que je m’épuisais à chercher.

Je dois, du reste, vous l’avouer, monsieur: positive de ma nature et peu accessible aux imaginations romanesques, je finissais par me persuader que le péril existait surtout dans l’esprit du comte, et qu’il se l’exagérait singulièrement s’il ne le créait pas.

Il n’en souffrait pas moins, et la preuve c’est que le mois qui suivit fut employé en courses haletantes d’un bout à l’autre de l’Italie.

Le mois de mai finissait quand M. de Chalusse crut pouvoir rentrer en France. Nous rentrâmes par le Mont-Cenis, et tout d’une traite nous allâmes jusqu’à Lyon.

C’est là qu’après un séjour de quarante-huit heures employées en courses, le comte m’apprit que nous allions nous séparer pour un temps, que la prudence exigeait ce sacrifice…

Et aussitôt, sans me laisser placer une parole, il entreprit de me démontrer les avantages de ce parti.

J’étais d’une ignorance extrême, et il comptait que je profiterais de notre séparation pour hausser mon éducation au niveau de ma position sociale.

Il avait donc arrangé, me dit-il, que j’entrerais comme pensionnaire aux dames de Sainte-Marthe, une maison d’éducation qui a dans le Rhône la célébrité du couvent des Oiseaux à Paris.

Il ajouta que par prudence encore il se priverait de me venir visiter. Il me fit jurer de ne jamais prononcer son nom. Je devais envoyer les lettres que je lui écrirais à une adresse qu’il me donna, et lui-même signerait d’un nom supposé celles qu’il m’adresserait. Enfin, il me dit encore que la directrice de Sainte-Marthe avait son secret, et que je pouvais me fier à elle…

Il était si inquiet, si agité, si visiblement désespéré le jour où cette grave détermination fut prise, que véritablement je le crus… fou.

N’importe, je répondis que j’obéirais, et la vérité est que j’étais loin d’être affligée.

L’existence, près de M. de Chalusse, était d’une tristesse mortelle. Je dépérissais d’ennui, moi toujours accoutumée au travail, au mouvement, au bruit. Et je me sentais tout émue de joie, à l’idée que j’allais me trouver au milieu de jeunes filles de mon âge que j’aimerais et qui m’aimeraient.

Malheureusement, M. de Chalusse, qui prévoyait tout, avait oublié une circonstance qui devait faire des deux années que j’ai passées à Sainte-Marthe, une lente et cruelle agonie.

Je fus d’abord amicalement accueillie de mes compagnes… Une «nouvelle» qui rompt la monotonie est toujours bien venue. Mais on ne tarda pas à me demander comment je m’appelais, et je n’avais d’autre nom à donner que celui de Marguerite… On s’étonna, on voulut savoir ce que faisaient mes parents… je ne sais pas mentir, j’avouai que je ne connaissais ni mon père ni ma mère…

Dès lors, «la bâtarde,» on m’avait surnommée ainsi, fut reléguée à l’écart… On s’éloigna de moi pendant les récréations… Ce fut à qui ne serait pas placée près de moi à l’étude… à la leçon de piano, celle qui devait jouer après moi affectait d’essuyer soigneusement le clavier.

Bravement, j’essayai de lutter contre cette réprobation injuste, et de la vaincre. Inutiles efforts!.. J’étais trop différente de toutes ces jeunes filles… D’ailleurs, j’avais commis une imprudence énorme… J’avais été assez simple pour laisser voir à mes compagnes les magnifiques bijoux dont M. de Chalusse m’avait comblée, et que je ne portais jamais… En deux occasions, j’avais prouvé que je disposais à moi seule de plus d’argent que toutes les élèves ensemble…

Pauvre, on m’eût peut-être fait l’aumône d’une hypocrite pitié… Riche, je devins l’ennemie… Ce fut la guerre, et une de ces guerres sans merci comme il s’en voit parfois au fond des couvents…

Je vous épouvanterais, monsieur, si je vous disais quels raffinements de cruauté inventèrent ces filles de hobereaux pour satisfaire la haine que leur inspirait l’intruse…

Je pouvais me plaindre… je jugeais cela au-dessous de moi…

Comme autrefois, je renfermai en moi le secret de mes souffrances, et je mis mon orgueil à ne montrer jamais qu’un visage placide et souriant, disant à mes ennemies que mon cœur planait si haut au-dessus d’elles, que je les défiais de l’atteindre.

Le travail fut mon refuge et ma consolation; je m’y jetai avec l’âpreté du désespoir.

Cependant je serais sans doute morte à Sainte-Marthe sans une circonstance futile.

Un jour de composition, j’eus une discussion avec ma plus implacable ennemie: elle se nommait Anaïs de Rochecote.

J’avais mille fois raison, je ne voulais pas céder, la directrice n’osait pas me donner tort.

Furieuse, Anaïs écrivit à sa mère je ne sais quels mensonges. Mme de Rochecote intéressa les mères de cinq ou six élèves à la querelle de sa fille, et un soir, ces dames vinrent toutes ensemble, noblement et courageusement demander l’expulsion de «la bâtarde.» Il était inqualifiable, disaient-elles, inouï, monstrueux, qu’on osât admettre dans la maison d’éducation de leurs enfants, une fille comme moi, sans nom, issue on ne savait d’où, et qui, pour comble, humiliait les autres de ses richesses suspectes.

La directrice voulut prendre mon parti; ces dames déclarèrent que si je n’étais pas renvoyée elles retireraient leurs filles… C’était à prendre ou à laisser…

Je ne pouvais pas n’être pas sacrifiée…

Prévenu par le télégraphe, M. de Chalusse accourut, et le lendemain même, je quittais Sainte-Marthe au milieu des huées!..

La vie infernale

Подняться наверх