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DEUXIÈME PARTIE
LE GÉNÉRAL DELORGE
II
ОглавлениеMais le commandant Delorge ne battit pas sa femme…
Du jour de leur mariage, ils goûtèrent, dans sa plénitude, ce bonheur qu'ils rêvaient sous les ombrages de Glorière.
Par exemple, le commandant, qui s'attendait d'un jour à l'autre à être nommé lieutenant-colonel, vit lui passer sur le corps, selon l'expression consacrée, deux ou trois chefs d'escadron qui n'avaient d'autre mérite que leur parenté, d'autres droits que la protection.
Puis, en moins d'un an, contrairement à toutes les habitudes et sans qu'on sût pourquoi, son régiment fut changé deux fois de garnison, envoyé de Vendôme à Tarbes au mois de septembre, et de Tarbes à Pontivy, au mois de mars suivant.
– Bast! qu'importe? disait, gaiement Mme Delorge, quand elle voyait son mari tout près de se mettre en colère, qu'importe! puisque nous nous aimons?
Et d'autres fois:
– Eh bien! je les bénis, moi, ces contrariétés, et j'en souhaiterais presque de plus sérieuses… Nous sommes trop heureux, ce n'est pas naturel… cela me fait peur!
C'est surtout pendant les premiers mois de son mariage que Mme Delorge trahissait ainsi le secret des vagues appréhensions qui tressaillaient en elle.
– Tu as la joie inquiète! lui disait en plaisantant son mari.
Rien de si exact.
Il faut en quelque sorte un apprentissage à des félicités inespérées. Les malheureux deviennent sceptiques, à la longue. Accoutumés aux rigueurs de la destinée, ils s'étonnent et se défient de la moindre de ses faveurs. La vie leur a ménagé tant et de si cruelles déceptions, qu'ils n'osent plus s'endormir en pleine sécurité, de crainte de quelque terrible réveil.
La pauvre Élisabeth de Lespéran avait trop souffert pour que la fortunée Mme Delorge se sentît si vite rassurée.
Souvent, lorsqu'elle était seule, elle comparait sa situation passée à sa position actuelle, et, au souvenir de certaines privations qu'elle avait endurées et de toutes les humiliations qu'elle avait subies, elle sentait sa poitrine se gonfler de sanglots et elle fondait en larmes.
Plusieurs fois son mari la surprit ainsi, et, ému, effrayé:
– Qu'as-tu? mon Dieu! lui demandait-il.
Mais elle se levait déjà souriante, et se jetant à son cou:
– Rien, répondit-elle, je n'ai rien, je t'aime.
Peu-à peu, cependant, cette sensibilité exagérée s'émoussa, ses nerfs se détendirent, l'odieux passé se voila de brumes, et elle s'affermit dans son bonheur.
Femme, elle tenait toutes les promesses de la jeune fille, réalisant avec une touchante simplicité le type achevé de la compagne d'un homme d'action.
Aussi, n'eut-elle qu'à paraître au régiment pour que sa supériorité fût admise même par la femme du colonel, qui ne péchait pas cependant par excès de modestie.
Pas une voix ne s'éleva, non pour la critiquer, mais seulement pour la discuter.
Véritable miracle! car un régiment n'est en somme qu'un village qui se déplace avec son clocher: le drapeau.
Village médisant et cancanier par excellence, qui traîne avec ses bagages, d'un bout de la France à l'autre, ses passions et ses intérêts, ses rancunes, ses convoitises et ses rivalités de femmes qui, chaudement épousées, deviennent de belles et bonnes haines d'hommes.
Il y avait quatre mois que le régiment tenait garnison à Pontivy, quand, pour la plus grande joie de son mari, Mme Delorge accoucha d'un gros garçon.
Depuis longtemps le nom de ce premier-né était irrévocablement choisi.
Ni le chef d'escadron ni sa femme n'avaient oublié tout ce qu'ils devaient de reconnaissance au baron de Glorière, et ils avaient décidé que leur fils, quand il leur en naîtrait un, s'appellerait comme lui: Raymond.
Même en cette occasion, le vieux collectionneur fit le voyage de Bretagne, et il resta près d'un mois à Pontivy, ayant découvert aux environs une véritable mine de curiosités.
Il apportait des nouvelles de Mlle de la Rochecordeau.
La rancunière vieille fille n'avait jamais consenti à le revoir, ne lui pardonnant pas, disait-elle, d'avoir bassement suborné sa nièce et prêté les mains à une mésalliance abominable.
Elle devenait plus dévote de jour en jour, changeait de servante deux fois par semaine, et se portait comme un charme.
– Vous verrez, assurait le baron, qu'elle nous enterrera tous!
Il était singulièrement ému le jour de son départ, qu'il avait sous divers prétextes retardé plusieurs fois, et au moment de monter en voiture, il fit jurer au commandant et à sa femme de venir chaque année passer quinze jours à Glorière.
– Si ce n'est pas pour vous ou pour moi, disait-il, que ce soit pour mon filleul Raymond, qui prendra des forces à jouer au grand air, à se rouler dans les foins et à se tremper dans les eaux fraîches du Loir.
Élisabeth et son mari trouvèrent leur maison bien vide, le soir de cette séparation. Qu'eût-ce donc été, si on leur eût appris que c'était la dernière fois qu'ils voyaient cet homme excellent.
C'était ainsi, pourtant.
A deux mois de là, un matin qu'il était monté sur une haute échelle pour épousseter un tableau, il tomba.
Il avait cessé de vivre quand François, son vieux domestique, accouru au bruit de la chute, le releva.
– C'est le ciel qui se venge! soupira pieusement Mlle de la Rochecordeau, en apprenant la mort de M. de Glorière. Dieu ait son âme! C'est un grand coquin de moins.
Ce coquin, par un testament déposé chez un notaire de Vendôme, instituait sa légataire universelle Mme Pierre Delorge, née Élisabeth de Lespéran, sa petite-nièce.
A son testament était jointe, à l'adresse du commandant et de sa femme, une lettre où il se révélait tout entier.
«Je dormirai plus tranquille, mes chers enfants, écrivait-il, quand j'aurai pris mes dernières dispositions. On ne sait ce qui peut arriver. Je me fais vieux. Ma vue et mon jugement baissent, si bien que l'autre jour, j'ai acheté une croûte ridicule pour un Breughel de Velours.
«Donc, comme vous êtes ce que j'aime le mieux au monde, je vous lègue, en toute propriété, meubles et immeubles, tout ce que je possède:
«1º Trois mille deux cents francs de rentes, en un titre trois pour cent.
«2º Mon château de Glorière, tel qu'il se poursuit et comporte, avec les quelques arpents qui l'entourent et les collections qu'il renferme.
«Ne me remerciez pas, c'est de ma part un trait de savant égoïsme d'outre-tombe. Je sais que vous ne vous déferez jamais de Glorière. Vous ne sauriez oublier que ses vieux ormes ont ombragé vos premières amours. Ce vous serait un deuil de savoir foulés par des indifférents ces sentiers aimés où vous vous êtes promenés appuyés l'un sur l'autre pour la première fois.
«J'escompte votre sensibilité. Moi aussi je souffrirais de cette idée que Glorière appartiendrait à des étrangers. Si on le mettait en vente, je suis sûr que Pigorin, l'ancien mercier de la rue de l'Hôpital, l'achèterait et s'y installerait. Et les ricanements stupides de ses quatre filles en chasseraient mon ombre.
«Mes collections aussi me sont chères. Elles ont été l'occupation et le charme de ma vie. Cependant je vous ordonne de les vendre.
«Votre existence vagabonde vous interdit de les garder près de vous, et, laissées au château, sous la seule garde de François, elle se détérioreraient.
«Attendez, pourtant!
«J'ai choisi et je désigne par leurs numéros, dans mon testament, une soixantaine de pièces, les plus remarquables parmi mes tableaux et mes bronzes, dont je vous prie de vous charger en souvenir de notre amitié.
«J'ai calculé que le tout tiendra aisément dans une douzaine de grandes caisses que vous mettrez au roulage, quand vous changerez de garnison.
«Ce sera un souci, mais de cette façon vous aurez, en quelque sorte, un intérieur à vous au milieu des meubles banals des appartements que vous êtes forcés d'habiter.
«Quant à ce qui est du reste, vendez-le dans le plus bref délai.
«Et si vous tenez à honorer ma mémoire, vendez-le au plus haut prix possible. Il ne faut pas qu'on puisse dire que ma collection n'était qu'une boutique à vingt-neuf sous.
«Si vous m'en croyez, vous ferez la vente à Tours, où mes collections étaient bien connues, et où habitent une vingtaine d'amateurs, tant du pays que d'Angleterre.
«Ayez soin de faire poser des affiches à Blois, à Orléans et au Mans, et n'épargnez pas les annonces dans les journaux…
«Est-ce bien tout? Oui. Alors, chers enfants, adieu… Parlez quelquefois à votre petit Raymond de votre vieux et bien affectionné ami
«RAYMOND D'ARCES, BARON DE GLORIÈRE.
«P. S.– Je souhaite que, jusqu'à sa mort, mon vieux et fidèle serviteur François reste à Glorière. Une rente viagère de quatre cents francs lui suffira.»
Le commandant Delorge avait les yeux pleins de larmes lorsqu'il acheva cette lettre où éclataient tant d'exquise sensibilité et la plus ingénieuse des délicatesses.
– Voilà, dit-il à sa femme, qui sanglotait près de lui, depuis notre mariage le premier malheur: un tel ami ne se remplace pas…
Pour cela même, il devait leur répugner étrangement de se conformer à ses instructions.
Pourtant, ils ne pouvaient faire autrement, il leur fallut bien le reconnaître.
Et après bien des perplexités et de longues délibérations, le commandant Delorge prit un congé de quinze jours et partit pour Vendôme.
Déjà, le baron y était presque oublié. Il s'y trouvait des gens qui étaient bien aises de n'avoir plus à éviter son petit œil perspicace ou à subir son persiflage familier.
Mais son souvenir se réveilla avec une vivacité singulière, le matin où les désœuvrés aperçurent, s'étalant sur les murs, d'immenses affiches jaunes où on lisait en gros caractères:
VENTE
AUX ENCHÈRES PUBLIQUES
des Meubles anciens, Tableaux, Statues, Gravures, Bronzes, Faïences,
Tapisseries, Armes, Livres, etc.,
AYANT COMPOSÉ LES COLLECTIONS DE
M. LE BARON DE GLORIÈRE
L'idée de cette vente, annoncée comme devant avoir lieu à Tours, à la fin du mois, faisait sourire les bourgeois positifs.
– Ah ça! disaient-ils, les héritiers de ce vieil original s'imaginent donc sérieusement qu'il a entassé des trésors dans sa masure de Glorière!
A quoi d'autres, hochant la tête, répondaient:
– Bast! on tirera toujours un millier d'écus de ces antiquailles… Seulement, il fallait les vendre ici. Les frais d'affiches et de transport absorberont le produit…
Ce n'était pas l'avis du commandant Delorge.
Sans être ce qu'on appelle un connaisseur, il avait été souvent frappé de la beauté de certains objets. Il avait de plus trop confiance en l'intelligence de M. de Glorière pour admettre qu'il se fût si longtemps et si étrangement abusé sur la valeur de ce qu'il possédait.
Du reste, s'il se préoccupait du résultat probable de la vente, c'était beaucoup moins pour lui que pour la mémoire de son vieil ami.
– Plus le chiffre en sera élevé, pensait-il, plus seront confondus les imbéciles qui ne voulaient voir en M. de Glorière qu'un maniaque ridicule.
Son seul tort fut d'exprimer ces sentiments devant des gens incapables de le comprendre, et qui se disaient, dès qu'il avait tourné les talons:
– En vérité, ce brave commandant devrait bien se dispenser de cet étalage de désintéressement! Il nous croit par trop simples!..
Lui, cependant, et avant toutes choses, avait mis de côté les numéros désignés par le testament du baron. A ceux-là, il en joignit une centaine encore, choisis surtout parmi les tableaux, les tapisseries et les armes.
Le reste, tous frais payés, produisit cent vingt-trois mille cinq cents francs.
– Et notez, mon commandant, disait à Pierre Delorge l'expert qu'il avait fait venir de Paris, notez que vous vous êtes réservé la crème, si j'ose m'exprimer ainsi, la fleur des collections. Ce que vous gardez vaut mieux et plus que tout ce que nous avons vendu. Rien que de quatre de vos tableaux, à mon choix, je suis prêt à vous compter, hic et nunc, trente mille francs.
Ce résultat fabuleux et les propos plus fabuleux de l'expert devaient produire à Vendôme une profonde impression.
On vit les gens qui avaient le plus raillé M. de Glorière se gratter l'oreille d'un air penaud:
– Diable! disaient-ils, ce n'est décidément pas une si mauvaise spéculation que de ramasser des vieilleries!
Et c'est de ce jour que M. Pigorin, de la rue de l'Hôpital, prit l'habitude de faire chaque matin sa tournée chez tous les revendeurs de la ville, espérant y rencontrer de ces merveilles méconnues qu'on achète cent sous et qu'on revend dix ou quinze mille francs.
Mlle de la Rochecordeau, elle, s'était mise au lit, ainsi qu'il arrivait à chacune de ses grandes contrariétés.
– Qui jamais, gémissait-elle, se fût douté que ce vieil original de Glorière possédait une fortune!.. Il n'y avait à le savoir que ma nièce et son soudard. Aussi, voyez comme ils ont chambré le bonhomme!.. Ah! ils doivent bien rire, maintenant…
Le commandant ne riait pas, mais son cœur bondissait de reconnaissance, au souvenir de l'homme excellent, de l'ami incomparable qu'il avait perdu.
Après lui avoir dû le bonheur de sa vie présente, voici qu'il allait encore lui devoir la sécurité de l'avenir.
– Vienne la guerre, se disait-il, une maladie, un accident, la mort… mon agonie ne sera pas torturée par cette idée désolante que je laisse sans pain ma femme et mon enfant!
Aussi est-ce avec une sorte d'attendrissement pieux que Mme Delorge et son mari suspendirent aux murs et dressèrent sur les cheminées et sur les consoles les tableaux et les bronzes de leur vieil ami.
Leur banal appartement meublé de Pontivy en recevait un lustre singulier, et prenait désormais, selon l'expression d'un capitaine connaisseur, un faux air de résidence royale.
Mais en dépit du bruit qui se répandit que M. et Mme Delorge venaient d'hériter d'un oncle millionnaire, le train de leur maison resta le même.
Train bien modeste, assurément, car deux petites servantes suffisaient à tout, aidées seulement pour les gros ouvrages par l'ordonnance du commandant.
C'était un vieil Alsacien, nommé Krauss, qui avait été le camarade de lit de son officier, quand celui-ci était entré au service, ce dont il n'était pas médiocrement fier, qui ne l'avait pas quitté vingt-quatre heures depuis vingt-quatre ans, et qui lui avait voué un de ces attachements aveugles qui font pâlir le fanatisme.
Et encore, depuis la naissance de Raymond, Krauss ne se rendait-il plus guère utile dans la maison. Les servantes, Mme Delorge, le commandant lui-même ne pouvaient plus rien obtenir de lui.
Le digne troupier s'était, de son autorité privée, constitué la bonne du petit garçon, et il le gardait avec des attentions maternelles, une jalousie d'amant et la soumission d'un caniche, lui inspirant des fantaisies et des caprices pour avoir le plaisir de s'y soumettre.
– Et même, il faut mettre ordre à cela, disait le commandant; cet animal de Krauss finirait par faire de notre fils un être insupportable.
Ce fils avait un peu plus d'un an, lorsque son père fut nommé lieutenant-colonel.
En ce temps-là, toutes les administrations, même, ou plutôt surtout celle de la guerre, considéraient la fortune comme un titre à l'avancement.
Elles se tenaient ce raisonnement qui ne manquait pas de justesse:
– Si nous mécontentons par trop un homme qui a de quoi vivre indépendant, il nous plantera là, et nous discréditera par ses clabauderies…
C'est pourquoi le lieutenant-colonel Delorge, qui passait pour avoir vingt mille livres de rentes, ne tarda pas à être fait colonel.
C'est en Afrique, à Oran, que tenait garnison le régiment dont Pierre Delorge était appelé à prendre le commandement, et sa lettre de service lui notifiait de le rejoindre dans le plus bref délai.
Cette circonstance troublait quelque peu sa joie au milieu des félicitations qu'il recevait de toutes parts, et l'agitait de graves perplexités.
Devait-il emmener sa femme et son enfant et les exposer aux fatigues d'un long voyage et à tous les périls d'un climat brûlant, au plus fort de l'été?
Mais au premier mot qu'il dit de ses incertitudes à Mme Delorge:
– Je savais ce que je faisais en t'épousant, interrompit-elle, de ce ton qui annonce une inébranlable résolution. Je suis la femme d'un soldat. Partout où on enverra mon mari, j'irai.
Ils partirent donc ensemble, et quinze jours plus tard, tant ils avaient précipité leur voyage, ils arrivaient à Oran, et ils s'installaient dans une des maisons charmantes dont les jardins ombreux s'étagent en terrasses le long des pentes du ravin de Santa-Cruz.
Déjà le nouveau colonel connaissait les raisons qui avaient fait hâter son départ. Il les avait apprises en mettant le pied sur les quais d'Alger.
Notre colonie était en feu.
Partout, en Algérie et dans le Maroc, on prêchait la guerre sainte et on soulevait les populations. Une formidable expédition s'organisait dans le but de rejeter les Français à la mer et de rétablir les gloires et la puissance de l'islamisme.
Le fils de l'empereur du Maroc était le chef de cette croisade.
Il campait sur les bords de l'Isly, occupant avec ses troupes un espace de plus de deux lieues. Chaque jour des contingents nouveaux ajoutaient à ses forces et à son orgueil.
Et il se croyait si sûr de la victoire, que déjà il avait choisi parmi ses chefs ceux qui commanderaient en son nom à Tlemcen, à Oran et à Mascara.
Seulement il comptait sans le héros «à la casquette», le maréchal, ou plutôt, comme on disait alors, «le père Bugeaud».
Reconnaissant le danger de rester plus longtemps sur la défensive, sentant bien que notre inaction exaltait les espérances et le fanatisme des tribus, le maréchal venait de se décider à attaquer.
Ayant rallié la division Bedeau, il se hâtait de réunir tout ce qu'il avait de troupes à sa portée.
Si bien que le colonel Delorge n'était pas à Oran depuis tout à fait quarante-huit heures, lorsqu'il reçut du «père Bugeaud» l'ordre de lui amener sur-le-champ son régiment.
C'est à quatre heures du soir que cet ordre lui arriva, et il dut se hâter de rentrer chez lui pour prendre ses dernières dispositions.
Intérieurement, il se félicitait d'être arrivé à temps pour marcher à l'ennemi, ce qui n'empêche que le cœur lui battait un peu, au moment d'annoncer à sa jeune femme cette grave nouvelle.
– Le régiment part à minuit! lui dit-il de l'air le plus gai qu'il put prendre.
Il s'attendait à une émotion terrible, à des larmes, à une scène déchirante, peut-être… Point.
Elle pâlit, ses beaux yeux se voilèrent, mais c'est d'un ton ferme qu'elle répondit simplement:
– C'est bien.
Et tout aussitôt, sans réflexions vaines, sans inutiles questions, elle se mit à s'occuper de ce que son mari emporterait, veillant autant qu'il était en elle à ce qu'il ne manquât de rien, quoi qu'il pût arriver, lui préparant de la charpie et des bandes, et tout ce qu'il faut pour un pansement provisoire sur le champ de bataille.
Plus ému de ce sang-froid qu'il ne l'eût été par des larmes, il s'efforçait de la rassurer.
– Bast! lui disait-il, est-ce que j'aurai besoin de tout cela! Laisse donc faire Krauss, c'est un vieil Africain, qui connaît son affaire…
Les vingt mille habitants d'Oran étaient sur pied cette nuit-là, et une immense acclamation salua le régiment lorsqu'il sortit de la ville, étendard déployé et trompettes sonnant.
Mme Delorge avait été stoïque…
Dominant l'émotion terrible qui l'écrasait, c'est avec un bon sourire aux lèvres qu'elle embrassa son mari, qui avait déjà le pied à l'étrier.
Sa voix d'un timbre si pur ne trembla pas, lorsqu'elle dit à son fils:
– Embrasse ton père et dis-lui: Au revoir!
– Au revoir, papa! bégaya l'enfant…
Il est vrai que, rentrée chez elle, elle s'évanouit…
– Sois sans crainte, lui avait dit Pierre Delorge, avant la fin du mois nous serons de retour, ayant ôté pour longtemps aux Arabes l'envie de recommencer.
Pour cette fois, il devait avoir raison, car, à huit jours de là, le «père Bugeaud» gagnait, avec dix mille hommes contre trente mille, la bataille d'Isly.
Lancé avec ses quatre escadrons de guerre contre une masse de dix ou douze mille cavaliers marocains, le colonel Delorge n'avait pas peu contribué au succès de la journée.
Un instant, son régiment avait disparu, comme englouti au milieu du plus effroyable tourbillon.
Mais commandés par un tel chef, les soldats français sont tous des héros. Les siens se battirent en désespérés, laissant le temps aux spahis de Jussuf et aux fantassins de Bedeau de se reformer et de venir les dégager.
Lui-même devait en être quitte à assez bon marché.
– A très bon marché même, affirmait Krauss, pour un homme qui étrenne ses épaulettes d'une pareille façon!
Lancé au plus épais de la mêlée, le colonel Delorge avait eu deux chevaux tués sous lui. Ses habits n'étaient plus qu'une loque, tant ils avaient été hachés littéralement de coups de yatagan. Mais il n'avait reçu qu'une blessure au bras droit.
– Va! j'étais bien sûre que tu me reviendrais, lui dit sa femme, lorsque le régiment rentra à Oran… Est-ce que si tu avais été tué là-bas, je ne l'aurais pas senti, moi, ici!..
Cependant sa blessure, que plusieurs jours de fatigue et de chaleurs excessives avaient envenimée, fut longue à guérir…
Et encore lui laissa-t-elle pour toujours une roideur gênante dans le bras, lui rendant difficiles certains mouvements, comme celui de mettre le sabre en main, qui exige un renversement du coude et une torsion du poignet.
En revanche, il fut une fois de plus porté à l'ordre du jour de l'armée, et investi d'un grand commandement, où éclatèrent ses rares aptitudes et ses qualités d'organisateur.
C'est en parlant de lui que le ministre de la guerre disait, en 1847, à la Chambre des députés: «Avec des officiers de cette trempe, je répondrais de la colonisation parfaite de l'Algérie en dix ans!»
Sa réputation de soldat et d'administrateur n'avait donc plus rien à gagner, lorsque arriva la révolution de 1848… S'il s'en préoccupa, ce fut pour bénir la destinée, qui l'éloignait de Paris en une année où la guerre civile y fit couler des flots de sang.
Mais il ne s'en préoccupa guère, distrait par un souci meilleur.
Sa femme venait de lui donner une fille qui reçut le nom de Pauline.
Alors Mme Delorge n'avait plus aucune de ces vagues appréhensions des premiers mois de son mariage… Accoutumée à son bonheur, elle s'y endormait en sécurité profonde, entre son mari et ses enfants.
Pauvre femme!.. Le malheur est un créancier impitoyable qui vient toujours… Il venait.