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DEUXIÈME PARTIE
LE GÉNÉRAL DELORGE
IV

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C'était encore une soirée que Mme Delorge allait passer, comme tant d'autres, hélas! depuis quelques mois, seule entre ses deux enfants, entre sa fille, la petite Pauline, qui ne tardait pas à s'endormir, et Raymond, qui achevait ses devoirs pour la classe du lendemain.

Deux circonstances pourtant la rassuraient.

Au lieu de sortir en bourgeois, comme d'ordinaire, le général s'était mis en tenue, ce qui semblait annoncer qu'il se rendait à quelque réunion officielle.

Et il lui avait promis de rentrer de bonne heure.

N'importe! Ainsi qu'il arrive toujours lorsqu'on sent devant soi de longues heures d'attente, elle cherchait à s'occuper, s'efforçant de tromper son impatience et de perdre la notion du temps.

Raymond ayant achevé sa tâche, elle fit avec lui cinq ou six parties de dames, avant de l'envoyer coucher…

Jusqu'à ce qu'enfin, onze heures sonnant, elle demeura seule dans le salon.

– Onze heures! se dit-elle. Il ne peut pas rentrer encore…

Elle avait pris un livre, mais c'est vainement qu'elle essayait de s'y intéresser ou seulement d'y appliquer son attention. Sa pensée lui échappait. Elle se reportait, et avec quels regrets! à ces temps heureux où son mari, sans autres soucis que ceux de sa profession, lui appartenait si entièrement. Alors il fallait un événement pour l'arracher, après le dîner, aux douceurs de son foyer. Et, s'il se trouvait contraint de sortir, elle savait où il allait et pour quelle cause. Alors il n'avait pas de secrets pour elle, alors elle ne se sentait pas enlacée dans les fils de quelque mystérieuse intrigue…

Minuit sonna…

– Maintenant, murmura-t-elle, je ne dois plus avoir longtemps à attendre… C'est avec une étrange netteté que se représentaient à son esprit tous les événements qui se succédaient depuis cette visite de M. de Maumussy et de M. de Combelaine, et en tout elle croyait reconnaître, leur influence mystérieuse et fatale.

Ces passe-droits dont le général avait été victime ne provenaient-ils pas d'eux? N'était-ce pas à cause d'eux qu'il avait eu l'idée de donner sa démission?.. Ah! folle! Ah! imprudente!.. pourquoi l'en avait-elle détourné!..

Mais il était une heure; et le général ne paraissait toujours pas.

Mme Delorge se leva, et après quelques tours dans le salon, alla s'accouder à la fenêtre, prêtant l'oreille…

Nul bruit ne troublait le morne silence de ce paisible quartier de Passy. Rien, on n'entendait rien, ni roulement de voiture, ni voix, ni pas… La nuit était sombre et froide; un brouillard dense, qui par moments se résolvait en pluie, enveloppait tout comme d'un linceul.

Bientôt elle se sentit prise de frissons. Elle referma la fenêtre et vint se rasseoir près de la cheminée, dont elle raviva le feu.

Elle songeait que c'était une grande fauté qu'ils avaient commise, son mari et elle, que de prendre une habitation si éloignée du centre de Paris… Passy, l'hiver, passé dix heures du soir, c'est le bout du monde, on ne trouve plus de cochers qui consentent à y aller… Peut-être, en ce moment même, le général cherchait-il un fiacre… Peut-être avait-il été forcé de se mettre en route à pied.

– Donc, pensait-elle, il n'y a pas encore trop de temps de perdu… Pauvre Pierre! ne devrais-je pas savoir qu'il souffre autant que moi!..

Elle disait cela, mais de moins en moins elle réussissait à se défendre de l'indéfinissable tristesse qui l'envahissait.

Quelle vie!.. Est-ce que cela durerait encore longtemps!.. En était-ce donc fait à tout jamais de son repos et de son bonheur!.. Ah! pourquoi aussi avait-elle été si faible et si réservée! Pourquoi n'avait-elle pas arraché à son mari le secret des soucis poignants qu'elle avait lus sur son front!..

Deux heures!..

L'inquiétude la gagnait. Elle ne pouvait détacher les yeux de la pendule. Elle comptait les minutes. Elle se disait:

– Avant que la grande aiguille soit là, il sera près de moi.

Lentement, de son mouvement égal et imperceptible, la grande aiguille avançait, et dépassait le point fixé… Personne!

La malheureuse femme pensait maintenant à cette lettre, qui était venue lui enlever la bonne soirée qu'elle se promettait. D'où venait-elle, cette lettre maudite? En la recevant, le général s'était troublé. Que lui demandait-on donc, qu'il s'était écrié: «Non, mille fois non, jamais!..» Qui donc l'avait écrite?..

La sonnerie de quatre heures lui sembla, dans le silence, comme un glas funèbre.

– Mon Dieu! murmura-t-elle, que lui est-il arrivé?

Pour la première fois, l'idée d'un accident se présentait à son esprit. Quel? elle ne savait, mais terrible, à coup sûr!..

Incapable de demeurer en place, elle quitta le salon et gagna le vestibule, faiblement éclairé par une petite lampe qui agonisait dans son globe de verre dépoli.

Sur une des banquettes, Krauss était étendu. Mais il ne dormait pas. Au froissement léger du peignoir de Mme Delorge le long de la rampe de l'escalier, il se dressa d'un bond, et du ton dont il eût répondu présent:

– Madame!.. fit-il.

Pourquoi ne dormait-il pas, lui qui d'ordinaire tombait de sommeil sitôt la nuit venue? Était-il donc inquiet, lui aussi? Avait-il des raisons d'être inquiet?

Voilà ce que se dit la pauvre femme. Et tout aussitôt:

– Krauss, demanda-t-elle, savez-vous où est allé le général?

– Non, madame.

– Vous ne l'avez donc pas accompagné jusqu'au fiacre?

– Si, madame, je portais son manteau.

– Et vous n'avez pas entendu l'adresse qu'il donnait au cocher?

– Non, madame.

Et vivement:

– Mais il ne peut rien être arrivé au général, madame… Il a son épée, et quand il a son épée…

– Merci, Krauss, interrompit Mme Delorge.

Elle remonta. Maintenant, elle ne doutait plus. Maintenant, elle était sûre d'un grand malheur… Elle passa par la chambre de son fils, qui dormait de ce bon sommeil de l'enfance, et le baisant au front:

– Pauvre Raymond! murmura-t-elle, Dieu te garde à ton réveil!..

Le jour venait, cependant, blafard et livide, lorsqu'un coup de cloche retentit à la porte de la villa.

– Lui! s'écria la malheureuse femme, c'est lui!..

Elle croyait reconnaître sa manière de sonner, elle voulait s'élancer à sa rencontre… Mais cette immense joie après de si cruelles souffrances achevant de la briser, ses forces trahirent sa volonté et elle retomba sur son fauteuil…

Cependant elle percevait nettement tous les bruits de la maison.

Elle entendit Krauss ouvrir la porte du vestibule, elle entendit grincer sur ses gonds rouillés la grille de la villa… Elle distingua le murmure de plusieurs voix, puis des pas sous lesquels criait le sable du jardin…

– C'est singulier, pensa-t-elle, Pierre ne rentre-t-il donc pas seul?..

Déjà, ces mêmes pas retentissaient dans le vestibule, et bientôt elle les entendit dans les escaliers et sur le palier même, pesants, embarrassés comme les pas de gens qui portent un fardeau et mêlés à des chuchotements étouffés…

Folle de terreur, cette fois, elle réussit à se lever… Mais au même instant, la porte du salon s'ouvrit, et deux hommes entrèrent qu'elle ne connaissait pas, suivis de Krauss plus blanc que le plâtre du mur contre lequel il s'appuyait…

– Mon mari!.. s'écria-t-elle, mon mari!..

Un des deux hommes, pâle et tremblant d'émotion, s'avança:

– Du courage, madame, commença-t-il, du courage!..

Elle comprit, la malheureuse, et d'une voix à peine distincte:

– Mort! balbutia-t-elle; il est mort!..

Elle chancelait sous ce coup horrible, ses yeux se fermaient, et Krauss étendait les bras pour la soutenir…

Mais elle le repoussa, et se redressant, par un prodige d'énergie:

– Conduisez-moi près de lui, s'écria-t-elle, je veux le voir; où est-il?

L'homme qui avait parlé désigna du doigt une porte et répondit:

– Là!..

D'un élan éperdu, Mme Delorge se précipita contre cette porte, et si rude fut le choc que les battants cédèrent…

Alors apparut la chambre à coucher, à peine éclairée par les lueurs tremblantes d'une seule bougie.

Sur le lit, dont l'édredon avait été retiré et jeté dans un coin, gisait le corps déjà roide et glacé du général Delorge.

Ses yeux grands ouverts et sa face convulsée gardaient encore une terrible expression de haine et de mépris…

Une écume sanglante frangeait ses lèvres violacées…

Son habit, souillé de terre, était déboutonné, et une de ses épaulettes manquait.

Sur une chaise, près du lit, étaient déposés le grand manteau du général, son chapeau, dont la pluie avait fripé les plumes, et son épée nue…

A ce spectacle affreux, la malheureuse femme demeura comme clouée sur le seuil, la pupille dilatée, les bras tendus en avant comme pour repousser quelque terrifiante vision. Elle ne pouvait croire, elle ne pouvait se résigner à cette soudaine survenue du néant…

Ce ne fut qu'une seconde…

Elle s'avança en trébuchant et s'abattit sur le lit, serrant entre ses bras d'une étreinte convulsive ce corps inanimé, collant ses lèvres contre ces lèvres glacées et muettes pour toujours… Comme si, dans la démence de sa douleur, elle eût espéré qu'à la chaleur de ses embrassements allait se réchauffer et battre de nouveau ce cœur qui, pendant tant d'années, n'avait battu que pour elle…

– Pauvre femme!.. murmura un des inconnus, assez haut pour être entendu de Krauss, pauvre femme!..

Déjà elle s'était redressée, et d'un air égaré, d'un accent indicible d'épouvante et d'horreur:

– Du sang! s'écria-t-elle, du sang! voyez!..

Elle étendait le bras en disant cela, et sa main en effet était rouge de sang, et même quelques caillots avaient éclaboussé la dentelle de ses manches.

– Ah! mon mari a été lâchement assassiné! cria-t-elle encore.

Celui des deux étrangers qui avait déjà parlé, le plus jeune, hochait la tête:

– Non, madame, prononça-t-il, non! ce surcroit de douleur, du moins, vous est épargné. Le général Delorge a succombé en duel…

– Et après un combat loyal, ajouta l'autre.

Elle les regardait sans paraître comprendre, et c'est comme des mots vides de sens qu'elle répétait:

– Un duel!.. un combat loyal!..

Mais depuis un moment déjà les deux inconnus se consultaient et se concertaient du coin de l'œil… Le plus jeune s'avança, et s'inclinant profondément:

– Nous étions chargés, madame, dit-il, d'une douloureuse et pénible mission… Nous l'avons remplie… Et, à moins que vous n'ayez des ordres à nous donner, à moins que nous ne puissions vous être utiles en quelque chose, nous vous demandons la permission de nous retirer…

Il attendit respectueusement une réponse… Cette réponse ne venant pas:

– Pour mon compte, madame, ajouta-t-il, je serai toujours à votre disposition; voici ma carte…

Il déposa, en effet, une carte de visite sur la cheminée, fit un signe à son compagnon, et tous deux se retirèrent sur la pointe du pied, sans que personne songeât à les retenir…

Mme Delorge s'était agenouillée près du lit, le front appuyé sur une des mains glacées du mort, et d'une voix haletante:

– Pierre, disait-elle, Pierre, pardonne-moi!.. C'est par moi, qui t'aimais tant, que tu meurs… Oui, c'est moi qui te tue, ô mon unique ami!.. Cette mort horrible, tu la prévoyais peut-être, le jour où tu voulais te retirer à Glorière… Et c'est moi, insensée, qui n'ai pas voulu, c'est moi, misérable, qui ai abusé de l'indulgence de ton amour, pour t'amener ici, contre ton gré, contre toute raison, au milieu de tes ennemis!..

Si déchirante était l'expression de son désespoir, que Krauss, demeuré jusque-là hébété de douleur près de la porte, eut peur et s'approcha…

– Madame, fit-il en lui touchant l'épaule, madame!..

Elle ne tourna seulement pas la tête. Suffoquant sous l'abondance de ses souvenirs, elle continuait:

– A Glorière, c'était le bonheur qui nous attendait… Ici c'était la mort terrible, soudaine… Mais je sais mon devoir, ô mon bien-aimé!.. Dans la mort comme dans la vie, je t'appartiens uniquement, je suis à toi!.. Est-ce que je pourrais te survivre, alors même que je le voudrais!..

Le bon, l'honnête Krauss sanglotait…

– Mon Dieu! se disait-il, elle devient folle, elle veut se tuer. Qu'allons-nous devenir, les enfants et moi?..

Et il demandait au ciel une inspiration, quand un cri, lamentable, désespéré, retentit…

Frémissant, il se retourna…

Raymond, enfin réveillé par les allées et les venues, accourait à peine vêtu…

Il avait tout compris, le malheureux enfant, et il se jeta au cou de sa mère en s'écriant:

– Mort!.. mon pauvre père est mort!..

Peut-être fut-ce le salut de cette femme si cruellement éprouvée! L'étreinte de son fils, les larmes chaudes dont il inondait son visage, la rappelèrent à elle-même, à la raison, à la vie…

Elle songea que si elle était épouse, elle était mère aussi, qu'elle ne s'appartenait pas, qu'elle n'avait pas le droit de mourir, qu'elle se devait à ses enfants…

Elle se releva donc, s'affaissa sur un fauteuil, et attira Raymond contre sa poitrine, en murmurant:

– Oh! mon enfant, nous sommes bien malheureux!.. Oh! oui, bien malheureux!..

Ainsi, ils restèrent longtemps serrés l'un contre l'autre, mêlant leurs larmes, jusqu'à ce qu'enfin Mme Delorge se redressa, puisant dans le sentiment de ses devoirs une sombre énergie.

– Maintenant, Krauss, commença-t-elle, je veux tout savoir… Je suis forte. Je puis tout entendre… parlez.

Une immense stupeur se peignit sur le visage du vieux et dévoué soldat.

– Qu'est-ce que madame veut que je lui dise? balbutia-t-il.

– Comment le général est mort, Krauss. Où a eu lieu ce duel, à quel sujet, avec qui?

– Hélas! madame, je ne le sais pas…

– Quoi! ces hommes, qui étaient sans doute les témoins du général, ne vous ont rien appris?

– Rien…

Elle crut qu'il la trompait, qu'il pensait en se taisant ménager sa sensibilité, et d'un ton sec:

– Je vous ordonne de parler, Krauss! commanda-t-elle.

Le pauvre soldat semblait désespéré.

– Sur mon honneur, madame, répondit-il, je ne sais rien… J'étais si troublé, que je n'ai pas adressé une seule question… Au surplus, madame va comprendre. Quand on a sonné, je me suis hâté d'aller ouvrir, car sans savoir pourquoi, j'étais dans une inquiétude mortelle. Devant la grille était une voiture. Deux hommes en sont descendus, qui m'ont demandé s'ils étaient bien à la maison du général Delorge. Naturellement, j'ai répondu: «Oui.» Alors, ils ont voulu savoir à qui ils parlaient. Et quand je leur ai appris que je suis au service du général et son ordonnance: «Alors, se sont-ils écriés, on peut tout vous dire… Un grand malheur est arrivé… le général vient d'être tué en duel!..» Moi, naturellement, ça m'a fait l'effet d'un coup de crosse sur la tête, et j'ai répondu: «Ce n'est pas possible!» Ils ont haussé les épaules et ont repris: «C'est tellement possible que son corps est là dans la voiture, et que vous allez nous aider à le porter sur son lit.» Ensuite, ils m'ont demandé si le général était marié. J'ai répondu que oui. Ils m'ont demandé si madame était couchée. J'ai répondu que madame attendait le général et qu'elle était debout. Alors, ils ont dit que cela peut-être valait mieux ainsi, que nous monterions le corps le plus doucement possible, et qu'après je les conduirais auprès de madame… C'est ce qui a été fait, et madame sait le reste.

Pendant que parlait Krauss, l'indignation empourprait la joue pâle de Mme Delorge…

– C'est bien tout? interrogea-t-elle.

– Absolument tout, madame!

L'infortunée eut un geste d'amère ironie, et d'une voix vibrante:

– Voilà donc le monde! s'écria-t-elle. Un homme se bat, il succombe, et ses amis, ses témoins, ceux peut-être qui l'ont poussé sur le terrain, croient avoir tout fait lorsqu'ils ont reporté le corps du malheureux à sa maison… Ils arrivent au petit jour, ils tirent le cadavre du fiacre et ils le jettent à la veuve, en lui disant: «Voici votre mari… Notre mission est remplie… le reste ne nous regarde plus!..»

Si l'honnête Krauss était digne de comprendre l'immense douleur de Mme Delorge, il était incapable de s'expliquer son indignation.

Selon son jugement de vieux soldat, un duel malheureux rentrait dans la catégorie des accidents familiers et prévus, tels qu'une chute de cheval ou un boulet de canon. Et qu'on mourût sur le terrain, sur le champ de bataille ou dans son lit, au milieu des siens, il n'y voyait pas de différence appréciable, ni de raison de se plus ou moins désoler.

Quant à la conduite des deux inconnus qui avaient rapporté le corps du général, et qu'il supposait avoir été ses témoins, il l'estimait si naturelle qu'il prit leur défense.

– Excusez-moi, madame, fit-il, ces deux messieurs, avant de se retirer, vous ont demandé s'ils pouvaient vous être utiles.

Elle ne discuta pas. Elle se souvenait de rien.

– C'est possible, fit-elle.

– Même, continua le digne troupier, l'un d'eux a laissé sa carte, et si madame veut le voir…

– Oui, donnez-la-moi…

Il la lui remit, et elle lut à haute voix: Le docteur J. Buiron, rue des Saussayes.

Ainsi, un médecin avait assisté au combat, ou tout au moins avait été mandé immédiatement après. Cette pensée, pour la malheureuse femme, était un soulagement. Elle songeait que s'il y eût eu quelque chose à faire pour sauver son mari, ce quelque chose eût été fait.

– Eh bien! reprit-elle après un moment de réflexion, il faudrait voir le docteur Buiron, et lui demander des détails…

– Je pars, dit simplement Krauss.

– Attendez, ce n'est pas à vous de faire cette démarche, et j'ai besoin de vous ici… Qui envoyer, cependant, qui?

De tout temps, M. et Mme Delorge avaient eu une existence fort retirée, – l'existence des gens heureux et qui ont la sagesse de cacher leur bonheur. Mais depuis leur arrivée à Paris, leur isolement était complet. Tout entière à l'éducation de ses enfants, Mme Delorge n'avait point cherché de relations et ne voyait absolument personne. A peine connaissait-elle les gens que recevait son mari.

– A qui m'adresser? répétait-elle…

Mais, de son côté, Krauss réfléchissait.

– Si j'allais chercher, proposa-t-il, notre voisin, M. Ducoudray? Madame sait combien il aimait mon général…

– Oui, vous avez raison, courez le prier…

Elle n'acheva pas, déjà Krauss était en route.

Ce M. Ducoudray, qu'il allait prévenir, était le plus proche voisin de Mme Delorge. Une haie vive séparait seule son jardin du jardin de la villa. C'était un bonhomme qui avait été dans le commerce, et qui s'était retiré le jour où il s'était vu à la tête d'une douzaine de mille livres de rentes.

En lui se résumaient assez exactement les qualités et les défauts de l'ancien bourgeois de Paris, naïf et roué tout ensemble, sceptique et superstitieux, le plus obligeant du monde et d'un égoïsme féroce. Ignorant superlativement, il avait une opinion sur tout, ne manquait pas d'esprit, ne doutait de rien, s'occupait de politique, frondait le gouvernement et poussait à la révolution, quitte à se réfugier au fond de sa cave le jour où elle éclaterait.

Veuf, n'ayant qu'une fille mariée en province, fort soigneux de sa personne et très passablement conservé, M. Ducoudray n'avait pas renoncé à plaire, et parlait quelquefois de se remarier.

Il était entré en relations avec le général à propos de fleurs et d'arbustes qu'il lui avait donnés et dont il avait tenu à surveiller la transportation, – car il se prétendait jardinier. – Il était venu ensuite s'enquérir de ses sujets. Et depuis, il était revenu presque tous les jours, à l'issue du déjeuner, ou le soir, pour chercher ou apporter des nouvelles ou pour échanger des journaux.

Sa connaissance parfaite de la vie de Paris l'avait mis à même de rendre quelques petits services. Il aimait à se charger des commissions, cela l'occupait. Il était ravi quand son ami le général lui disait, par exemple: «Vous qui savez où on vend du bon bois, pas trop cher, papa Ducoudray, vous devriez bien m'en acheter quelques stères…»

Tel était le bonhomme qui, moins de cinq minutes après la sortie de Krauss, apparut dans le salon, où Mme Delorge était allée l'attendre.

Il était pâle et tout tremblant d'émotion, et s'était tant hâté d'accourir, qu'il avait oublié de mettre une cravate.

– Quelle catastrophe! s'écria-t-il dès le seuil, quel épouvantable malheur!..

Et la malheureuse veuve en eut pour cinq minutes à subir ces doléances, qui tombent sur une grande douleur comme de l'huile bouillante sur une plaie vive.

– Bien évidemment, disait M. Ducoudray, il a fallu à ce duel fatal des causes terriblement graves et tout à fait exceptionnelles… Quoi que prétende Krauss, à qui tout d'abord j'ai fait cette observation, il n'est pas naturel qu'on aille sur le pré au milieu de la nuit…

Mme Delorge tressaillit… Étourdie par le coup terrible qui la frappait, elle n'avait pas fait cette réflexion, si simple et si juste pourtant.

– Que diable! continuait le bonhomme, les affaires d'honneur ne se règlent pas ainsi, entre gens du monde. On choisit des témoins qui se réunissent, qui négocient, qui débattent les conditions de la rencontre… C'est ainsi que les choses se passèrent lors de mon duel, en 1836, et même mes témoins arrangèrent l'affaire…

Cependant le flux de ses paroles tarit, et Mme Delorge put lui expliquer ce qu'elle attendait de lui.

Dès qu'il fut au courant:

– Voilà qui est convenu! s'écria-t-il. Je prends une voiture, j'interroge ce médecin, et je reviens vous rendre compte…

Il se précipita dehors, sur ces mots, et il sortait à peine par une porte du salon, que Krauss apparaissait à l'autre, celle de la chambre à coucher.

Le fidèle serviteur avait profité de l'instant où il voyait sa maîtresse occupée, pour donner à son général ces soins suprêmes que l'on doit aux morts…

– Madame!.. s'écria-t-il d'une voix rauque, madame…

Lui, si blême l'instant d'avant, il était plus rouge que le feu, ses yeux flamboyaient, un tremblement convulsif le secouait.

– Mon Dieu! murmura Mme Delorge épouvantée, qu'y a-t-il?..

– Il y a, répondit le vieux soldat, avec un geste terrible de menace, il y a que mon général n'a pas été tué en duel, madame!..

Elle crut positivement qu'il perdait l'esprit et doucement:

– Krauss, fit-elle, songez-vous à ce que vous dites!..

– Si j'y songe! répondit-il… Oui, madame, oui, et trop pour notre malheur… Un duel, c'est un combat, et mon général ne s'est pas battu!..

Cette fois, l'infortunée comprit. Elle se dressa d'une pièce, et toute frémissante:

– Expliquez-vous, Krauss, dit-elle. Je suis la femme, je suis… la veuve d'un soldat, je suis brave. Qui avez-vous vu? Qui vous a parlé?..

– Personne… C'est la blessure de mon général qui m'a tout dit… Ah! tenez, madame, écoutez-moi, et vous serez sûre comme je le suis moi-même. Vous nous avez vus faire des armes, n'est-ce pas, quand mon général ou moi nous donnions des leçons à M. Raymond? Vous avez vu que nous nous placions de côté, et effacés le plus possible, pour présenter moins de surface au fleuret? Eh bien! en duel, sur le terrain, on se place de même. Par conséquent, si on reçoit une blessure, ça ne peut être que du côté qu'on présente à l'adversaire, c'est-à-dire du côté du bras dont on tient son épée…

Mme Delorge haletait.

– Or, reprit Krauss plus lentement, si mon général s'était battu, quel côté eût-il présenté à son adversaire? Le côté droit? Non, évidemment, puisque depuis Isly, il ne pouvait plus se servir du bras droit…

– Mon Dieu!.. hier encore, il n'a pu tenir un pistolet que de la main gauche…

– Juste! et quand il faisait des armes, c'était toujours de la main gauche. Eh bien! c'est au-dessous du sein droit, et un peu en arrière, que mon général a reçu le terrible coup d'épée qui l'a traversé de part en part et tué roide…

C'était clair cela, et bien admissible, sinon indiscutable.

– Cependant, reprit le vieux soldat, je n'ai pas que cette preuve de ce que je dis. Hier, j'avais donné à mon général une épée neuve, une épée qu'il portait pour la première fois… j'en ai manié la lame, et je jure, sur l'honneur et sur ma vie, que cette épée n'a même pas été croisée avec une autre…

Foudroyée, Mme Delorge s'affaissa sur son fauteuil, en murmurant:

– Plus de doute… mon mari a été lâchement assassiné!..

La dégringolade

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