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IV

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–Monsieur Frédéric, vous ne venez donc plus en mer? demanda un soir le père Micoulin.

Madame Rostand, assise sur la terrasse, à l’ombre des pins, brodait un mouchoir, tandis que son fils, couché près d’elle, s’amusait à jeter des petits cailloux.

Ma foi, non! répondit le jeune homme. Je deviens paresseux.

Vous avez tort, reprit le méger. Hier, les jambins étaient pleins de poissons. On prend ce qu’on veut, en ce moment. Cela vous amuserait. Accompagnez-moi demain matin.

Il avait l’air si bonhomme, que Frédéric, qui songeait à Naïs et ne voulait pas le contrarier, finit par dire:

Mon Dieu! je veux bien. Seulement, il faudra me réveiller. Je vous préviens qu’à cinq heures je dors comme une souche.

Madame Rostand avait cessé de broder, légèrement inquiète.

— Et surtout soyez prudents, murmura-t-elle. Je tremble toujours, lorsque vous êtes en mer.

Le lendemain matin, Micoulin eut beau appeler monsieur Frédéric, la fenêtre du jeune homme resta fermée. Alors, il dit à sa fille, d’une voix dont elle ne remarqua pas l’ironie sauvage:

— Monte, toi… Il t’entendra peut-être.

Ce fut Naïs qui, ce matin-là, réveilla Frédéric. Encore tout ensommeillé, il l’attirait dans la chaleur du lit; mais elle lui rendit vivement son baiser et s’échappa. Dix minutes plus tard, le jeune homme parut, tout habillé de toile grise. Le père Micoulin l’attendait patiemment, assis sur le parapet de la terrasse.

— Il fait déjà frais, vous devriez prendre un foulard, dit-il.

Naïs remonta chercher un foulard. Puis, les deux hommes descendirent l’escalier, aux marches raides, qui conduisait à la mer, pendant que la jeune fille, debout, les suivait des yeux. En bas, le père Micoulin leva la tête, regarda Naïs; et deux grands plis se creusaient aux coins de sa bouche.

Depuis cinq jours, le terrible vent du nord-ouest, le mistral, soufflait. La veille, il était tombé vers le soir. Mais, au lever du soleil, il avait repris, faiblement d’abord. La mer, à cette heure matinale, houleuse sous les haleines brusques qui la fouettaient, se moirait de bleu sombre; et, éclairée de biais par les premiers rayons, elle roulait de petites flammes à la crête de chaque vague. Le ciel était presque blanc, d’une limpidité cristalline. Marseille, dans le fond, avait une netteté de détails qui permettait de compter les fenêtres sur les façades des maisons; tandis que les rochers du golfe s’allumaient de teintes roses, d’une extrême délicatesse.

— Nous allons être secoués pour revenir, dit Frédéric.

— Peut-être, répondit simplement Micoulin.

Il ramait en silence, sans tourner la tête. Le jeune homme avait un instant regardé son dos rond, en pensant à Naïs; il ne voyait du vieux que la nuque brûlée de hâle, et deux bouts d’oreilles rouges, où pendaient des anneaux d’or. Puis, il s’était penché, s’intéressant aux profondeurs marines qui fuyaient sous la barque. L’eau se troublait, seules de grandes herbes vagues flottaient comme des cheveux de noyé. Cela l’attrista, l’effraya même un peu.

— Dites donc, père Micoulin, reprit-il après un long silence, voilà le vent qui prend de la force. Soyez prudent. Vous savez que je nage comme un cheval de plomb.

— Oui, oui, je sais, dit le vieux de sa voix sèche.

Et il ramait toujours, d’un mouvement mécanique. La barque commençait à danser, les petites flammes, aux crêtes des vagues, étaient devenues des flots d’écume qui volaient sous les coups de vent. Frédéric ne voulait pas montrer sa peur, mais il était médiocrement rassuré, il eût donné beaucoup pour se rapprocher de la terre. Il s’impatienta, il cria:

— Où diable avez-vous fourré vos jambins, aujourd’hui?. Est-ce que nous allons à Alger?

Mais le père Micoulin répondit de nouveau, sans se presser:

— Nous arrivons, nous arrivons.

Tout d’un coup, il lâcha les rames, il se dressa dans la barque, chercha du regard, sur la côte, les deux points de repère; et il dut ramer cinq minutes encore, avant d’arriver au milieu des bouées de liège, qui marquaient la place des jambins. Là, au moment de retirer les paniers, il resta quelques secondes tourné vers la Blancarde. Frédéric, en suivant la direction de ses yeux, vit distinctement, sous les pins, une tache blanche. C’était Naïs, toujours accoudée à la –terrasse, et dont on apercevait la robe claire.

— Combien avez-vous de jambins? demanda Frédéric.

— Trente-cinq. Il ne faut pas flâner.

Il saisit la bouée la plus voisine, il tira le premier panier. La profondeur était énorme, la corde n’en finissait plus. Enfin, le panier parut, avec la grosse pierre qui le maintenait au fond; et, dès qu’il fut hors de l’eau, trois poissons se mirent à sauter comme des oiseaux dans une cage. On aurait cru entendre un bruit d’ailes. Dans le second panier, il n’y avait rien. Mais, dans le troisième, se trouvait, par une rencontre assez rare, une petite langouste qui donnait de violents coups de queue. Dès lors, Frédéric se passionna, oubliant ses craintes, se penchant au bord de la barque, attendant les paniers avec un battement de cœur. Quand il entendait le bruit d’ailes, il éprouvait une émotion pareille à celle du chasseur qui vient d’abattre une pièce de gibier. Un à un, cependant, tous les paniers rentraient dans la barque; l’eau ruisselait, bientôt les trente-cinq y furent. Il y avait au moins quinze livres de poisson, ce qui est une pêche superbe pour la baie de Marseille, que plusieurs causes, et surtout l’emploi de filets à mailles trop petites, dépeuplent depuis de longues années.

— Voilà qui est fini, dit Micoulin. Maintenant, nous pouvons retourner.

Il avait rangé ses paniers à l’arrière, soigneusement. Mais, quand Frédéric le vit préparer la voile, il s’inquiéta de nouveau, il dit qu’il serait plus sage de revenir à la rame, par un vent pareil. Le vieux haussa les épaules. Il savait ce qu’il faisait. Et, avant de hisser la voile, il jeta un dernier regard du côté de la Blancarde. Naïs était encore là, avec sa robe claire.

Alors, la catastrophe fut soudaine, comme un coup de foudre. Plus tard, lorsque Frédéric voulut s’expliquer les choses, il se souvint que, brusquement, un souffle s’était abattu dans la voile, puis que tout avait culbuté. Et il ne se rappelait rien autre, un grand froid seulement, avec une profonde angoisse. Il devait la vie à un miracle: il était tombé sur la voile, dont l’ampleur l’avait soutenu. Des pêcheurs, ayant vu l’accident, accoururent et le recueillirent, ainsi que le père Micoulin, qui nageait déjà vers la côte.

Madame Rostand dormait encore. On lui cacha le danger que son fils venait de courir. Au bas de la terrasse, Frédéric et le père Micoulin, ruisselant d’eau, trouvèrent Naïs qui avait suivi le drame.

— Coquin de sort! criait le vieux. Nous avions ramassé les paniers, nous allions rentrer. C’est pas de chance.

Naïs, très pâle, regardait fixement son père.

.–Oui, oui, murmura-t-elle, c’est pas de chance. Mais quand on vire contre le vent, on est sûr de son affaire.

Micoulin s’emporta.

–Fainéante, qu’est-ce que tu fiches?. Tu vois bien que monsieur Frédéric grelotte. Allons, aide-le à rentrer.

Le jeune homme en fut quitte pour passer la journée dans son lit. Il parla d’une migraine à sa mère. Le lendemain, il trouva Naïs très sombre. Elle refusait les rendez-vous; et, le rencontrant un soir dans le vestibule, elle le prit d’elle-même entre ses bras, elle le baisa avec passion. Jamais elle ne lui confia les soupçons qu’elle avait conçus. Seulement, à partir de ce jour, elle veilla sur lui. Puis, au bout d’une semaine, des doutes lui vinrent. Son père allait et venait comme d’habitude; même il semblait plus doux, il la battait moins souvent.

Chaque saison, une des parties des Rostand était d’aller manger une bouillabaisse au bord de la mer, du côté de Niolon, dans un creux de rochers. Ensuite, comme il y avait des perdreaux dans les collines, les messieurs tiraient quelques coups de fusil. Cette année-là, madame Rostand voulut emmener Naïs, qui les servirait; et elle n’écouta pas les observations du méger, dont une contrariété vive ridait la face de vieux sauvage.

On partit de bonne heure. La matinée était d’une douceur charmante. Unie comme une glace sous le blond soleil, la mer déroulait une nappe bleue; aux endroits où passaient des courants, elle frisait, le bleu se fonçait d’une pointe de laque violette, tandis qu’aux endroits morts, le bleu pâlissait, prenait une transparence laiteuse; et l’on eût dit, jusqu’à l’horizon limpide, une immense pièce de satin déployée, aux couleurs changeantes. Sur ce lac endormi, la barque glissait mollement.

L’étroite plage où l’on aborda se trouvait à l’entrée d’une gorge, et l’on s’installa au milieu des pierres, sur une bande de gazon brûlé, qui devait servir de table.

C’était toute une histoire que cette bouillabaisse en plein air. D’abord, Micoulin rentra dans la barque et alla seul retirer ses jambins, qu’il avait placés la veille. Quand il revint, Naïs avait arraché des thyms, des lavandes, un tas de buissons secs suffisant pour allumer un grand feu. Le vieux, ce jour là, devait faire la bouillabaisse, la soupe au poisson classique, dont les pêcheurs du littoral se transmettent la recette de père en fils. C’était une bouillabaisse terrible, fortement poivrée, terriblement parfumée d’ail écrasé. Les Rostand s’amusaient beaucoup de la confection de cette soupe.

— Père Micoulin, dit. madame Rostand qui daignait plaisanter en cette circonstance, allez-vous la réussir aussi bien que l’année dernière?

Micoulin semblait très gai. Il nettoya d’abord le poisson dans de l’eau de mer, pendant que Naïs sortait de la barque une grande poêle. Ce fut vite bâclé: le poisson au fond de la poêle, simplement couvert d’eau, avec de l’oignon, de l’huile, de l’ail, une poignée de poivre, une tomate, un demi-verre d’huile; puis, la poêle sur le feu, un feu formidable, à rôtir un mouton. Les pêcheurs disent que le mérite de la bouillabaisse est dans la cuisson: il faut que la poêle disparaisse au milieu des flammes. Cependant, le méger, très grave, coupait des tranches de pain dans un saladier. Au bout d’une demi-heure, il versa le bouillon sur les tranches et servit le poisson à part.

— Allons! dit-il. Elle n’est bonne que brûlante.

Et la bouillabaisse fut mangée, au milieu des plaisanteries habituelles.

— Dites donc, Micoulin, vous avez mis de la poudre dedans?

— Elle est bonne, mais il faut un gosier en fer.

Lui, dévorait tranquillement, avalant une tranche à chaque bouchée. D’ailleurs, il témoignait, en se tenant un peu à l’écart, combien il était flatté de déjeuner avec les maîtres.

Après le déjeuner, on resta là, en attendant que la grosse chaleur fût passée. Les rochers, éclatants de lumière, éclaboussés de tons roux, étalaient des ombres noires. Des buissons de chênes verts les tachaient de marbrures sombres, tandis que, sur les pentes, des bois de pins montaient, réguliers, pareils à une armée de petits soldats en marche. Un lourd silence tombait avec l’air chaud.

Madame Rostand avait apporté l’éternel travail de broderie qu’on lui voyait toujours aux mains. Naïs, assise près d’elle, paraissait s’intéresser au va-et-vient de l’aiguille. Mais son regard guettait son père. Il faisait la sieste, allongé à quelques pas. Un peu plus loin, Frédéric dormait lui aussi, sous son chapeau de paille rabattu, qui lui protégeait le visage.

Vers quatre heures, ils s’éveillèrent. Micoulin jurait qu’il connaissait une compagnie de perdreaux, au fond de la gorge. Trois jours auparavant, il les avait encore vus. Alors, Frédéric se laissa tenter, tous deux prirent leur fusil.

— Je t’en prie, criait madame Rostand, sois prudent. Le pied peut glisser, et l’on se blesse soi-même.

–Ah! ça arrive, dit tranquillement Micoulin.

Ils partirent, ils disparurent derrière les rochers. Naïs se leva brusquement et les suivit à distance, en murmurant:

— Je vais voir.

Au lieu de rester dans le sentier, au fond de la gorge, elle se jeta vers la gauche, parmi des buissons, pressant le pas, évitant de faire rouler ]es pierres. Enfin, au coude du chemin, elle aperçut Frédéric. Sans doute, il avait déjà fait lever les perdreaux, car il marchait rapidement, à demi courbé, prêt à épauler son fusil. Elle ne voyait toujours pas son père. Puis, tout d’un coup, elle le découvrit de l’autre côté du ravin, sur la pente où elle se trouvait elle-même: il était accroupi, il semblait attendre. A deux reprises, il leva son arme. Si les perdreaux s’étaient envolés entre lui et Frédéric, les chasseurs, en tirant, pouvaient s’atteindre. Naïs, qui se glissait de buisson en buisson, était venue se placer, anxieuse, derrière le vieux.

Les minutes s’écoulaient. En face, Frédéric avait disparu dans un pli de terrain. Il reparut, il resta un moment immobile. Alors, de nouveau, Micoulin, toujours accroupi, ajusta longuement le jeune homme. Mais, d’un coup de pied, Naïs avait haussé le canon, et la charge partit en l’air, avec une détonation terrible, qui roula dans les échos de la gorge.

Le vieux s’était relevé. En apercevant Naïs, il saisit par le canon son fusil fumant, comme pour l’assommer d’un coup de crosse. La jeune fille se tenait debout, toute blanche, avec des yeux qui jetaient des flammes. Il n’osa pas frapper, il bégaya seulement en patois, tremblant de rage:

— Va, va, je le tuerai.

Au coup de feu du méger, les perdreaux s’étaient envolés, Frédéric en avait abattu deux. Vers six heures, les Rostand rentrèrent à la Blancarde. Le père Micoulin ramait, de son air de brute têtue et tranquille.

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