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Émile Gaboriau
Monsieur Lecoq
Partie 1.
L'Enquête
Chapitre 22
ОглавлениеLe prévenu sorti, M. Segmuller se laissa tomber sur son fauteuil, épuisé, écrasé, anéanti, comme il arrive après d’exorbitants efforts dépensés en pure perte.
À l’éréthisme immodéré de toutes les facultés de son esprit et de son âme, une invincible prostration succédait.
C’est à peine s’il lui restait la force de tamponner avec son mouchoir trempé dans de l’eau fraîche, son front brûlant et ses yeux qui lui cuisaient.
Cette effroyable séance d’instruction n’avait pas duré moins de sept heures.
Le riant greffier qui, lui, pendant tout ce temps, était resté assis à sa table, écrivant, se leva, très heureux de se dégourdir les jambes et de faire claquer ses doigts, las de tenir la plume.
Il ne s’était pourtant pas ennuyé. Les drames, que depuis tant d’années il voyait se dérouler, n’avaient jamais cessé de lui offrir un intérêt quasi théâtral, émoustillé par l’incertitude du dénouement et la conscience d’une petite part de collaboration.
– Quel gredin !… s’écria-t-il, après avoir attendu vainement un mot du juge ou de l’agent de la sûreté ; quel scélérat !…
D’ordinaire, M. Segmuller accordait une certaine confiance à la vieille expérience de Goguet. Il lui était même arrivé de le consulter, un peu sans doute comme Molière consultait sa servante.
Mais cette fois, il ne pouvait accepter son opinion.
– Non, dit-il, d’un ton pensif, non, cet homme n’est pas un coquin. Quand je lui ai parlé si doucement, il a été réellement ému, il a pleuré. Il a hésité, je le jurerais, à me tout confier…
– Ah !… il est fort, approuva Lecoq, prodigieusement fort !…
L’éloge du jeune policier était sincère. Loin d’en vouloir à ce prévenu qui avait trompé ses calculs et qui même l’avait injurié, il l’admirait pour son habileté et son audace.
Il s’apprêtait à le combattre à outrance, il espérait le vaincre… N’importe ! il éprouvait pour lui cette secrète sympathie qu’inspire l’adversaire qu’on sent digne de soi.
– Quelle organisation, poursuivait Lecoq, quel sang-froid, quelle hardiesse !… Ah !… il n’y a pas à dire non, son système de dénégation absolue est un chef-d’œuvre ; il est complet, tout s’y tient. Et comme il a soutenu ce personnage impossible de pitre !… Oui, il y a eu des instants où je me suis tenu à quatre pour ne pas applaudir. Que seraient près de lui les comédiens vantés ?… Les plus grands acteurs, pour donner l’illusion, ont besoin de l’optique de la scène … Lui, à deux pas de moi, surprenait ma raison.
Peu à peu, le juge d’instruction se remettait.
– Savez-vous, monsieur l’agent, dit-il, ce que prouvent vos justes réflexions ?
– J’écoute, monsieur.
– Eh bien, voici ma conclusion : Ou cet homme est véritablement Mai, « pour tourner le compliment, » comme il dit, ou il appartient aux plus hautes sphères sociales. Pas de milieu. Ce n’est qu’aux derniers échelons, ou aux premiers de la société, qu’on rencontre la sombre énergie dont il a fait preuve, ce mépris de la vie, tant de présence d’esprit et de résolution. Un vulgaire bourgeois attiré à la Poivrière par quelque passion inavouable, eût tout avoué il y a longtemps, et réclamé la faveur de la pistole…
– Mais, monsieur, ce prévenu n’est pas le pitre Mai, dit le jeune policier.
– Non certes, répondit M. Segmuller ; c’est donc à vous à voir en quel sens doivent être dirigées les investigations.
Il sourit amicalement, et de sa meilleure voix ajouta :
– Était-il bien besoin de vous dire cela, monsieur Lecoq ?… Non, car à vous revient l’honneur d’avoir pénétré la fraude. Pour moi, je le confesse, si je n’eusse été averti, je serais en ce moment la dupe de ce grand artiste.
Le jeune policier s’inclina, le vermillon de la modestie sur les joues ; mais la vanité heureuse éclatait dans ses yeux plus brillants que des escarboucles.
Quelle différence entre ce juge expansif et bienveillant et l’autre, si taciturne et si hautain !
Celui-ci, au moins, le comprenait, l’appréciait, l’encourageait, et c’est avec des présomptions communes et une égale ardeur qu’ils allaient s’élancer à la découverte de la vérité.
S’il n’eût fallu que remuer le petit doigt, ce doigt qui tue les mandarins, pour guérir subitement la jambe cassée de M. d’Escorval, Lecoq eût peut-être hésité.
Ainsi pensait le jeune agent…
Mais il songea aussi que sa satisfaction était un peu bien prématurée, et que le succès était encore des plus problématiques.
Le souvenir de la peau de l’ours vendue trop tôt lui rendit tout son sang-froid.
– Monsieur, reprit-il d’un ton calme, il m’est venu une idée.
– Voyons ?…
– La veuve Chupin, vous vous le rappelez sans doute, nous a parlé de son fils, un certain Polyte….
– Oui, en effet.
– Ce garçon, un détestable garnement, a obtenu de rester au Dépôt jusqu’à son jugement. Pourquoi ne l’interrogerait-on pas ? Il doit connaître tous les habitués de la Poivrière, et nous donnerait peut-être sur Gustave, sur Lacheneur et sur le meurtrier lui-même des renseignements précieux. Comme il n’est pas au secret, il a probablement appris l’arrestation de sa mère, mais il me paraît impossible qu’il se doute des perplexités de la justice.
– Ah !… vous avez cent fois raison !… s’écria le juge. Comment n’ai-je pas songé à cela ! Demain, dès le matin, j’interrogerai cet individu, que sa situation d’inculpé rendra plus maniable qu’un autre. Je veux aussi questionner sa femme…
Il se retourna vers son greffier et ajouta :
– Vite, Goguet, préparez une citation au nom de la femme Hippolyte Chupin, et remplissez une ordonnance d’extraction.
Mais la nuit était venue, on n’y voyait plus assez pour écrire ; le greffier sonna et demanda de la lumière.
L’huissier qui avait apporté les lampes se retirait, quand on frappa à la porte. Il ouvrit et le directeur du Dépôt fit son entrée, son chapeau à la main.
Depuis vingt-quatre heures, ce digne fonctionnaire était fort préoccupé de ce locataire mystérieux qu’il avait logé au numéro 3 des secrets, et il venait aux informations.
– Je viens vous demander, monsieur, dit-il au juge, si je dois continuer à maintenir séquestré le prévenu Mai ?
– Oui, monsieur.
– C’est que je redoute sa fureur, et que d’un autre côté, il me répugne de lui remettre la camisole de force.
– Laissez-le libre dans sa cellule, dit M. Segmuller, recommandez qu’on le traite doucement, et contentez-vous de faire exercer sur lui une incessante surveillance.
Aux termes de l’article 613, quoique la police des prisons soit confiée à l’autorité administrative, le juge y peut faire exécuter tout ce qu’il croit utile à l’instruction.
Le directeur s’inclina donc, puis il ajouta :
– Vous avez sans doute, monsieur, réussi à constater l’identité du prévenu ?
– Non, malheureusement.
Le directeur secoua la tête d’un air sagace.
– En ce cas, fit-il, mes conjectures étaient justes. Il me paraît surabondamment démontré que cet homme est un malfaiteur de la pire catégorie, un récidiviste, très certainement, qui a le plus puissant intérêt à dissimuler son individualité. Vous verrez, monsieur, que nous avons affaire à quelque forçat à vie, revenu de Cayenne sans congé.
– Peut-être vous trompez-vous…
– Hum !… j’en serais surpris. Je dois avouer que mon sentiment est celui de M. Gévrol, le plus expérimenté et le plus habile des inspecteurs de sûreté. Après cela, il arrive parfois que des agents jeunes et trop zélés se montent la tête, et courent après les chimères de leur imagination.
Lecoq, tout rouge de colère, allait sans doute répliquer vertement lorsque M. Segmuller, d’un geste, lui imposa silence.
Ce fut le juge qui répondit en souriant :
– Ma foi !… cher monsieur, plus j’étudie cette affaire, plus je tiens pour le système de l’agent trop zélé. Après cela, je ne suis pas infaillible, et je compte bien sur vos services…
– Oh !… j’ai mes moyens de vérification, interrompit l’entêté directeur, et j’espère bien qu’avant vingt-quatre heures notre homme aura été positivement reconnu, soit par les agents du service de la sûreté, soit par les détenus à qui on le montrera.
Il se retira sur cette promesse, et Lecoq se dressa furieux.
– Voyez-vous, ce Gévrol, monsieur le juge, s’écria-t-il, déjà il dit du mal de moi, il est jaloux….
– Eh bien !… que vous importe ! Si vous réussissez, vous êtes vengé…. Si vous échouez, je suis là.
Et aussitôt, comme l’heure avançait, M. Segmuller remit au jeune policier les pièces de conviction qu’il avait recueillies et qui devaient aider les investigations : la boucle d’oreille d’abord, dont il était indispensable de rechercher l’origine, puis la lettre signée Lacheneur, trouvée dans la poche de Gustave, le faux soldat.
Il lui donna divers ordres encore, et après lui avoir recommandé l’exactitude pour le lendemain, il le congédia par ces mots :
– Allez… et bonne chance.