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Émile Gaboriau
Monsieur Lecoq
Partie 1.
L'Enquête
Chapitre 29
ОглавлениеResté seul, M. Segmuller reprit le chemin de son cabinet, guidé bien plus par l’instinct machinal de l’habitude que par une volonté délibérée.
Toutes les facultés de son intelligence étaient à « l’affaire, » et telle était sa préoccupation, que lui, la politesse même, il oubliait de rendre les saluts qu’il recueillait sur son passage.
Comment avait-il procédé, jusqu’ici ? Au hasard ; selon le caprice des événements, il avait couru au plus pressé, ou du moins à ce qu’il jugeait tel. Pareil à l’homme égaré dans les ténèbres, il avait erré à l’aventure, sans direction, marchant vers tout ce qui, dans le lointain, lui semblait être une lumière.
À courir ainsi on s’épuise vainement ; il se l’avouait en reconnaissant l’impérieuse et pressante nécessité d’un plan.
Il n’avait pu enlever la place d’un coup de main, force lui était de se résigner aux méthodiques lenteurs d’un siège en règle.
Et il se hâtait, car il sentait les heures lui échapper. Il savait que le temps est une obscurité de plus, et que la recherche d’un crime devient plus difficile à mesure qu’on s’éloigne de l’instant où il a été commis.
Que de choses à faire encore cependant.
Ne devait-il pas confronter avec les cadavres des victimes le meurtrier, la veuve Chupin et Polyte ?
Ces tristes confrontations sont fécondes en résultats inespérés.
Leverd, l’assassin, allait être relâché faute de preuves, quand mis brusquement en présence de sa victime, il changea de visage et perdit son assurance. Une question à brûle-pourpoint lui arracha alors un aveu.
M. Segmuller avait aussi les témoins à interroger : Papillon le cocher, la concierge de la maison de la rue de Bourgogne, où les deux femmes s’étaient un instant réfugiées, enfin Mme Milner, la maîtresse de l’hôtel de Mariembourg.
N’était-il pas de même indispensable d’entendre dans le plus bref délai un certain nombre de gens du quartier de la Poivrière, quelques camarades de Polyte et les propriétaires du bal de l’Arc-en-Ciel où les victimes et le meurtrier avaient passé une partie de la soirée ?
Certes, on ne pouvait pas espérer de grands éclaircissements de chacun de ces témoins en particulier. Les uns ignoraient les faits, les autres avaient à les dénaturer un intérêt qui demeurait un problème.
Mais chacun d’eux devait apporter sa part de conjectures, dire quelque chose, émettre une opinion, proposer une fable.
Et là éclate le génie du juge d’instruction, habitué à éprouver les unes par les autres les réponses les plus contradictoires, exercé à tirer d’une certaine quantité de mensonges une moyenne qui est à peu près la vérité.
Goguet, le souriant greffier, achevait de remplir, sur les indications du juge, une douzaine de citations, quand Lecoq reparut.
– Eh bien ?… lui cria le juge.
Réellement la question était superflue. Le résultat de la démarche était visiblement écrit sur la figure du jeune policier.
– Rien, répondit-il, toujours rien.
– Comment !… On ne sait pas à qui on a donné une carte pour visiter Polyte Chupin au Dépôt ?
– Pardon, monsieur, on ne le sait que trop. Nous retrouvons là une preuve nouvelle de l’infernale habileté du complice à profiter de toutes les circonstances. La carte dont on s’est servi hier est au nom d’une sœur de la veuve Chupin, Rose-Adélaïde Pitard, marchande des quatre-saisons à Montmartre. Cette carte a été délivrée il y a huit jours, sur une demande apostillée du commissaire de police. Il est dit, dans cette demande, que la femme Rose Pitard a besoin de voir sa sœur pour le règlement d’une affaire de famille.
Si grande était la surprise du juge, qu’elle arrivait à une expression presque comique.
– Cette tante serait-elle donc du complot !… murmura-t-il.
Le jeune policier hocha la tête.
– Je ne le pense pas, répondit-il. Ce n’est pas elle, en tout cas, qui était hier au parloir du Dépôt. Les employés de la Préfecture se rappellent très bien la sœur de la Chupin, et d’ailleurs nous avons trouvé son signalement… C’est une femme de cinq pieds passés, très brune, très ridée, hâlée et comme tannée par la pluie, le vent et le soleil, enfin âgée d’une soixantaine d’années. Or, la visiteuse d’hier était petite, blonde, blanche et ne paraissait pas plus de quarante-cinq ans…
– Mais s’il en est ainsi, interrompit M. Segmuller, cette visiteuse doit être une de nos fugitives.
– Je ne le pense pas.
– Qui donc serait-elle, à votre avis ?
– Eh !… la propriétaire de l’hôtel de Mariembourg, cette fine mouche qui s’est si bien moquée de moi. Mais qu’elle y prenne garde !… Il est des moyens de vérifier mes soupçons…
Le juge écoutait à peine, tout ému qu’il était de l’inconcevable audace et du merveilleux dévouement de ces gens qui risquaient tout pour assurer l’incognito du meurtrier.
– Reste à savoir, prononça-t-il, comment le complice a pu apprendre l’existence de ce laisser-passer.
– Oh ! rien de si simple, monsieur. Après s’être entendus au poste de la barrière d’Italie, la veuve Chupin et le complice ont compris combien il était urgent de prévenir Polyte. Ils ont cherché comment arriver jusqu’à lui, la vieille s’est souvenue de la carte de sa sœur, et l’homme est allé l’emprunter sous le premier prétexte venu…
– C’est cela, approuva M. Segmuller, oui, c’est bien cela, le doute n’est pas possible… Il faudra vous informer cependant…
Lecoq eut ce geste résolu de l’homme dont le zèle impatient n’a pas besoin d’être stimulé.
– Et je m’informerai !… répondit-il, que monsieur le juge s’en remette à moi. Rien de ce qui peut préparer le succès ne sera négligé. Avant ce soir, j’aurai deux observateurs sous les armes, l’un ruelle de la Butte-aux-Cailles, l’autre à la porte de l’hôtel de Mariembourg. Si le complice du meurtrier a l’idée de visiter Toinon-la-Vertu ou Mme Milner, il est pris. Il faudra bien que notre tour vienne, à la fin !…
Mais ce n’était pas le moment de se dépenser en paroles, en vanteries surtout. Il s’interrompit, et alla prendre son chapeau déposé en entrant.
– Maintenant, dit-il, je demanderai à monsieur le juge ma liberté ; s’il avait des ordres à donner, je laisse en faction dans la galerie un de mes collègues, le père Absinthe. J’ai, moi, à utiliser nos deux plus importantes pièces de conviction : la lettre de Lacheneur et la boucle d’oreille…
– Allez donc, dit M. Segmuller, et bonne chance !…
Bonne chance !… Le jeune policier l’espérait bien. Si même, jusqu’à ce moment, il avait si facilement pris son parti de ses échecs successifs, c’est qu’il se croyait bien assuré d’avoir en poche un talisman qui lui donnerait la victoire.
– Je serais plus que simple, pensait-il, si je n’étais pas capable de découvrir la propriétaire d’un objet de cette valeur. Or, cette propriétaire trouvée, nous constatons du coup l’identité de notre homme-énigme.
Avant tout, il s’agissait de savoir de quel magasin sortait la boucle d’oreille. Aller de bijoutier en bijoutier, demandant : « Est-ce votre ouvrage ? » eût été un peu long.
Heureusement Lecoq avait sous la main un homme qui s’estimerait très heureux de mettre son savoir à son service.
C’était un vieil Hollandais, nommé Van-Nunen, sans rival à Paris, dès qu’il s’agissait de joaillerie ou de bijouterie.
La Préfecture l’utilisait en qualité d’expert. Il passait pour riche et l’était bien plus qu’on ne le supposait. Si sa mise était toujours sordide, c’est qu’il avait une passion : il adorait les diamants. Il en avait toujours quelques-uns sur lui, dans une petite boîte qu’il tirait dix fois par heure, comme un priseur sort sa tabatière.
Le bonhomme reçut bien le jeune policier. Il chaussa ses besicles, examina le bijou avec une grimace de satisfaction, et d’un ton d’oracle dit :
– La pierre vaut huit mille francs, et la monture vient de chez Doisty, rue de la Paix.
Vingt minutes plus tard, Lecoq se présentait chez le célèbre bijoutier.
Van-Nunen ne s’était pas trompé. Doisty reconnut la boucle d’oreille, elle sortait bien de chez lui. Mais à qui l’avait-il vendue ? Il ne put se le rappeler, car il y avait bien trois ou quatre ans de cela.
– Seulement, attendez, ajouta-t-il, je vais appeler ma femme qui a une mémoire incomparable.
Mme Doisty méritait cet éloge. Il ne lui fallut qu’un coup d’œil pour affirmer qu’elle connaissait cette boucle et que la paire avait été vendue vingt mille francs à Mme la marquise d’Arlange.
– Même, ajouta-t-elle, en regardant son mari, tu devrais te rappeler que la marquise ne nous avait donné que neuf mille francs comptant, et que nous avons eu toutes les peines du monde à obtenir le solde.
Le mari se souvint en effet de ce détail.
– Maintenant, dit le jeune policier, je voudrais bien avoir l’adresse de cette marquise.
– Elle demeure au faubourg Saint-Germain, répondit Mme Doisty, près de l’esplanade des Invalides…