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Émile Gaboriau
Monsieur Lecoq
Partie 1.
 L'Enquête
Chapitre 28

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D’un seul mot, Delamorte-Felines a défini l’instruction : « Une lutte. » Lutte terrible, entre la justice qui veut arriver à la vérité et le crime qui prétend garder son secret.

Mandataire de la société, investi de pouvoirs discrétionnaires, ne relevant que de sa conscience et de la loi, le juge d’instruction dispose du plus formidable appareil.

Rien ne le gêne, personne ne lui commande. Administration, police, force armée, il a tout à ses ordres. Sur un mot de lui, vingt agents, cent s’il le faut, vont remuer Paris, fouiller la France, explorer l’Europe.

Pense-t-il qu’un homme peut éclairer un point obscur, il cite cet homme à comparaître dans son cabinet, et il arrive, fût-il à cent lieues. Voilà pour le juge.

Seul, sous les verrous, au secret le plus souvent, l’homme accusé d’un crime se trouve comme retranché du nombre des vivants. Nul bruit de l’intérieur n’arrive jusqu’au cabanon où il vit sous l’œil des gardiens. Ce qu’on dit, ce qui se passe… il l’ignore. Quels témoins ont été interrogés et ce qu’ils ont répondu, il ne sait. Et il en est réduit à se demander, dans l’effroi de son âme, jusqu’à quel point il est compromis, quels indices ont été recueillis, quelles charges accablantes sont près de l’écraser.

Voilà pour le prévenu.

Eh bien !… en dépit de cette terrible disproportion d’armes des deux adversaires, parfois l’homme au secret l’emporte.

S’il est bien sûr de n’avoir laissé derrière lui aucune preuve du crime, s’il n’a pas d’antécédents qui se lèvent contre lui, il peut, inexpugnable dans un système de négation absolue, braver tous les efforts de la justice.

Telle était, en ce moment, la situation de Mai, le mystérieux meurtrier.

M. Segmuller et Lecoq se l’avouaient avec une douleur mêlée de dépit.

Ils avaient pu, ils avaient dû espérer que Polyte Chupin ou sa femme donneraient la mot de l’irritant problème… cette espérance s’envolait.

Le système du soi-disant artiste « bonisseur » sortait intact de cette épreuve si périlleuse, et plus que jamais son identité demeurait problématique.

– Et cependant, s’écria le juge avec un geste désolé, et cependant ces gens-là savent quelque chose, et s’ils voulaient…

– Ils ne voudront pas.

– Pourquoi ? Quel intérêt les guide ? Ah ! c’est là, ce qu’il faudrait découvrir. Qui nous dira par quelles éblouissantes promesses on a pu s’assurer du silence d’un misérable tel que Polyte Chupin ? Sur quelle récompense compte-t-il donc, qu’il brave, en se taisant, un véritable danger ?…

Lecoq ne répondit pas. La contraction de ses sourcils trahissait le prodigieux effort de sa réflexion.

– Il est une question, monsieur, dit-il enfin, qui m’embarrasse plus que toutes celles-là ensemble, et qui, si elle était résolue, nous ferait faire un grand pas.

– Laquelle ?

– Vous vous demandez, monsieur, ce qu’on a promis à Chupin ?… Moi je me demande qui lui a promis quelque chose ?

– Qui ?… Le complice, évidemment, cet artisan insaisissable des intrigues qui nous enveloppent.

À cet hommage rendu à une audace et à une habileté trop réelles, le jeune policier serra les poings. Ah ! il lui en voulait terriblement, à ce complice, qui, ruelle de la Butte-aux-Cailles, avait fait la police prisonnière. Il ne lui pardonnait pas d’avoir osé, lui gibier, prendre le rôle de chasseur.

– Certes, répondit-il, je reconnais sa main. Mais quel artifice a-t-il imaginé cette fois ? Qu’il se soit entendu au poste avec la veuve Chupin, rien de mieux, nous savons le moyen. Mais comment s’y est-il pris pour arriver jusqu’à Polyte, prisonnier, et étroitement surveillé ?

Il ne disait pas toute sa pensée, il l’atténuait, et cependant M. Segmuller eut un soubresaut, en homme que surprend une proposition un peu forte.

– Que me dites-vous là !… fit-il. Quoi ! vous pensez qu’un des employés de la prison s’est laissé corrompre ?

Lecoq hocha la tête d’un air passablement équivoque.

– Je ne crois rien, répondit-il, je ne soupçonne personne, surtout ; je cherche. Chupin a-t-il, oui ou non, été prévenu ?

– Oui, à coup sûr.

– C’est donc un fait acquis ! Eh bien ! pour l’expliquer, il faut supposer des intelligences dans la prison ou une visite au parloir.

Il était difficile, en effet, d’imaginer une troisième alternative.

M. Segmuller était très visiblement troublé. Il parut balancer entre plusieurs partis, puis se décidant tout à coup, il se leva et prit son chapeau en disant :

– Je veux en avoir le cœur net, venez, monsieur Lecoq.

Ils sortirent, et, grâce à cette étroite et sombre galerie qui met en communication « la souricière » et le Palais de Justice, ils arrivèrent en deux minutes au Dépôt.

On venait de distribuer la pitance aux prévenus, et le directeur, tout en surveillant le service, se promenait dans la première cour avec Gévrol.

– Dès qu’il aperçut le juge, il s’avança vers lui avec un empressement marqué.

– Sans doute, monsieur, commença-t-il, vous venez pour le prévenu Mai ?

– En effet.

Du moment où il était question d’un prévenu, Gévrol crut pouvoir s’approcher sans indiscrétion.

– J’en causais justement avec monsieur l’inspecteur de la sûreté, poursuivit le directeur, et je lui disais combien j’ai lieu d’être satisfait de la conduite de cet homme. Non-seulement il n’y a pas eu besoin de lui remettre la camisole de force, mais son humeur est changée du tout au tout. Il mange de bon appétit, il est gai comme un pinson, il plaisante avec les gardiens…

– Bast ! fit le Général, en se voyant pincé, le désespoir l’avait pris… Puis il a réfléchi qu’il sauverait probablement sa tête, que la vie au bagne est encore la vie, et que d’ailleurs on sort du bagne.

Le juge et le jeune policier avaient échangé un regard inquiet. Cette gaieté du soi-disant saltimbanque pouvait n’être que la suite de son rôle ; mais elle pouvait aussi venir de la certitude acquise de déjouer les investigations, et qui sait ?… de quelque nouvelle favorable reçue du dehors.

Cette dernière supposition s’offrit si vivement à l’esprit de M. Segmuller, qu’il tressaillit.

– Êtes-vous sûr, monsieur le directeur, demanda-t-il, que nulle communication du dehors ne peut parvenir aux prévenus qui sont au secret ?

Ce doute parut blesser vraiment le digne fonctionnaire. Suspecter ses cachots !… Autant le suspecter lui-même ! Il ne put s’empêcher de lever les bras au ciel comme pour le prendre à témoin de ce blasphème insensé.

– Si j’en suis sûr !… s’écria-t-il. Mais vous n’avez donc jamais visité les secrets ! Vous n’avez donc jamais vu le luxe de précautions qui les entoure, les triples barreaux, les hottes qui interceptent le jour … Et je ne compte pas le factionnaire qui nuit et jour se promène sous les fenêtres. C’est-à-dire qu’une hirondelle, une hirondelle même n’arriverait pas jusqu’aux prisonniers.

Cette seule description devait rassurer.

– Me voici donc tranquille, dit le juge. Maintenant, monsieur le directeur, je désirerais quelques renseignements sur un autre prévenu, un certain Chupin.

– Ah !… je sais, un détestable garnement.

– C’est cela. Je voudrais savoir s’il n’a pas reçu quelque visite hier.

– Diable !… c’est qu’il va falloir que j’aille au greffe, monsieur, si je veux vous répondre avec quelque certitude. C’est-à-dire, attendez donc, voici un gardien, ce petit là-bas, sous le porche, qui peut nous renseigner. Hé ! Ferrau !… cria-t-il.

Le surveillant appelé accourut.

– Sais-tu, lui demanda-t-il, si le nommé Chupin a été au parloir hier ?

– Oui, monsieur, c’est même moi qui l’y ai conduit.

M. Segmuller eut un sourire de satisfaction, cette réponse dissipait tous les soupçons.

– Et qui le visitait, interrogea vivement Lecoq, un gros homme, n’est-ce pas ? très rouge de figure, ayant le nez camard…

– Faites excuse, monsieur, c’était une femme, sa tante, à ce qu’il m’a dit.

Une même exclamation de surprise échappa au juge et au jeune policier, et ensemble ils demandèrent :

– Comment était-elle ?

– Petite, répondit le surveillant, boulotte, très blonde, l’air d’une bien brave femme, pas cossue, par exemple…

– Serait-ce une de nos fugitives de là-bas ?… fit tout haut Lecoq.

Gévrol partit d’un grand éclat de rire.

– Encore une princesse russe, dit-il.

Mais le juge parut goûter médiocrement la plaisanterie.

– Vous vous oubliez, monsieur l’agent !… dit-il sévèrement. Vous oubliez que les plaisanteries que vous adressez à votre camarade arrivent jusqu’à moi !

Le Général comprit qu’il avait été trop loin, et tout en lançant à Lecoq son plus venimeux regard, il se confondit en excuses.

M. Segmuller ne parut pas l’entendre. Il salua le directeur, et faisant signe au jeune policier de le suivre :

– Courez à la Préfecture, lui dit-il, et sachez comment et sous quel prétexte cette femme a obtenu la carte qui lui a permis de voir Polyte Chupin.

Monsieur Lecoq

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