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XII

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Table des matières

Une heure après ma conversation avec Odile, Sperver et moi nous sortions ventre à terre du Nideck.

Le piqueur, courbé sur le cou de son cheval, n’avait qu’un cri: «Hue!...»

Il allait si vite que son grand mecklembourg, la crinière flottante, la queue droite et les jarrets tendus, semblait immobile: il fendait littéralement l’air. Quant à mon petit ardennais, je crois qu’il avait pris le mors aux dents. Lieverlé nous accompagnait, voltigeant à nos côtés comme une flèche. Le vertige nous emportait sur ses ailes!

Les tours du Nideck étaient loin, et Sperver avait pris l’avance, comme d’habitude, lorsque je m’écriai:

a Halte, camarade! halte!... Avant de poursuivre notre route, délibérons!»

Il fit volte-face.

«Dis-moi seulement, Fritz, s’il faut tourner à droite ou à gauche.

—Non, approche, il est indispensable que tu connaisses le but de notre voyage. En deux mots, il s’agit de prendre la vieille!»

Un éclair de satisfaction illumina la figure longue et jaune du vieux braconnier, ses yeux étincelèrent.

«Ah! ah! fit-il, je savais bien que nous serions forcés d’en venir là.»

Et, d’un mouvement d’épaule, il fit glisser sa carabine dans sa main.

Ce geste significatif me donna l’éveil.

«Un instant, Sperver! il ne s’agit pas de tuer la Peste-Noire, mais de la prendre vivante.

—Vivante?

—Sans doute, et, pour t’épargner bien des remords, je dois te prévenir que la destinée de la vieille est liée à celle de ton maître. Ainsi, la balle qui la frapperait tuerait le comte du même coup.»

Sperver ouvrit la bouche, tout stupéfait

«Est-ce bien vrai, Fritz?

—C’est positif.»

Il y eut un long silence; nos deux chevaux, Fox et Reppel, balançaient la tête l’un en face de l’autre, et se saluaient, grattant la neige du pied, comme pour se féliciter de l’expédition. Lieverlé bâillait d’impatience, allongeant et pliant sa longue échine maigre, comme une couleuvre, et Sperver restait immobile, la main sur sa carabine. Tout à coup il la fit repasser sur son dos et s’écria:

«Eh bien! tâchons de la prendre vivante, cette Peste. Nous mettrons des gants, s’il le faut; mais ce n’est pas aussi facile que tu le penses, Fritz.»

Et la main étendue vers les montagnes qui se déroulaient en amphithéâtre autour de nous, il ajouta:

«Regarde: voici l’Altenberg, le Birkenwald, le Schnéeberg, l’Oxenhorn, le Rhéethâl, le Behrenkopf, et, si nous montions un peu, tu verrais cinquante autres pics à perte de vue, jusque dans les plaines du Palatinat; il y a là-dedans des rochers, des ravins, des défilés, des torrents et des forêts, toujours des forêts: ici des sapins, plus loin des hêtres, plus loin des chênes. La vieille se promène au milieu de tout cela; elle a bon pied, bon œil, elle vous flaire d’une lieue. Allez donc la prendre.

—Si c’était facile, où serait le mérite? Je ne t’aurais pas choisi tout exprès.

—C’est bel et bon, ce que tu me chantes là, Fritz!... Encore si nous tenions un bout de sa piste, je ne dis pas qu’avec du courage, de la patience...

—Quant à sa piste, ne t’en inquiète pas, je m’en charge.

—Toi?

—Moi-même.

—Tu te connais à trouver une piste?

—Et pourquoi pas?

—Ah! du moment que tu ne doutes de rien, que tu penses en savoir plus que moi, c’est autre chose... marche en avant, je te suis.»

Il était facile de voir le dépit du vieux chasseur, irrité de ce que j’osais toucher à ses connaissances spéciales. Aussi, riant dans ma barbe, je ne me fis pas répéter l’invitation, et je tournai brusquement à gauche, sûr de couper les traces de la vieille, qui, de la poterne, après s’être enfuie avec le comte, avait dû traverser la plaine pour regagner la montagne.

Sperver marchait derrière moi, sifflant d’un air d’indifférence, et je l’entendais murmurer:

«Allez donc chercher en plaine les traces de la Louve!... un autre se serait imaginé qu’elle a dû suivre la lisière du bois, comme d’habitude. Mais il paraît qu’elle se promène maintenant à droite et à gauche, les mains dans les poches, comme un bourgeois de Fribourg. »

Je faisais la sourde oreille, quand tout à coup je l’entendis s’exclamer de surprise; puis me regardant d’un œil pénétrant:

«Fritz, dit-il, tu en sais plus que tu n’en dis!

—Comment cela, Gédéon?

—Oui, cette piste que j’aurais cherchée huit jours, tu la trouves du premier coup; ça n’est pas naturel!

—Où la vois-tu donc?

—Eh! n’aie pas l’air de regarder à tes pieds!»

Et m’indiquant au loin une traînée blanche à peine perceptible:

«La voilà !»

Aussitôt il prit le galop; je le suivis, et, deux minutes après, nous mettions pied à terre: c’était bien la trace de la Peste-Noire!

«Je serais curieux de savoir, s’écria Sperver en se croisant les bras, d’où diable cette trace peut venir.

—Que cela ne t’inquiète pas.

—Tu as raison, Fritz, ne fais pas attention à mes paroles; je parle quelquefois en l’air. Le principal est de savoir où la piste nous mènera. »

Et cette fois le piqueur mit le genou dans la neige.

J’étais tout oreilles; lui, tout attention.

«La trace est fraîche, dit-il à la première inspection, elle est de cette nuit! C’est étrange, Fritz, pendant la dernière attaque du comte, la vieille rôdait autour du Nideck.»

Puis, examinant avec plus de soin:

«Elle est de trois à quatre heures du matin.

—Comment le sais-tu?

—L’empreinte est nette, il y a du grésil tout autour. La nuit dernière, vers minuit, je suis sorti pour fermer les portes: il tombait du grésil, il n’y en a pas sur la trace; donc elle a été faite depuis.

—C’est juste, Sperver, mais elle peut avoir été faite beaucoup plus tard: à huit ou neuf heures, par exemple.

—Non, regarde, elle est couverte de verglas. Il ne tombe de brouillard qu’au petit jour. La vieille est passée depuis le grésil, avant le verglas, de trois à quatre heures du matin.»

J’étais émerveillé de la perspicacité de Sperver.

Il se releva, frappant ses mains l’une contre l’autre, pour en détacher la neige, et, me regardant d’un air rêveur, il ajouta, comme se parlant à lui-même:

«Mettons, au plus tard, cinq heures du matin. Il est bien midi, n’est-ce pas, Fritz?

—Midi moins un quart.

—Bon! la vieille a sept heures d’avance sur nous. Il nous faudra suivre, pas à pas, tout le chemin qu’elle a fait. A cheval, nous pouvons la gagner d’une heure sur deux; et, supposé qu’elle marche toujours, à sept ou huit heures du soir, nous la tenons. En route, Fritz, en route!»

Nous repartîmes, suivant les traces. Elles nous guidaient droit vers la montagne.

Tout en galopant, Sperver me disait:

«Si le bonheur voulait que cette maudite Peste fût entrée dans un trou, quelque part, ou qu’elle se fût reposée une heure ou deux, nous pourrions la tenir avant la fin du jour.

—Espérons-le, Gédéon.

—Oh! n’y compte pas, n’y compte pas. La vieille Louve est toujours en route, elle est infatigable, elle balaye tous les chemins creux du Schwartz-Wald. Enfin, il ne faut pas se flatter de chimères. Si, par hasard, elle s’est arrêtée, tant mieux, nous en serons plus contents; et si elle a marché toujours, eh bien! nous ne serons pas découragés!... Allons, un temps de galop, hop! hop! Fox!»

C’est une étrange situation que celle de l’homme à la chasse de son semblable, car, après tout, cette malheureuse était notre semblable; elle était douée comme nous d’une âme immortelle, elle sentait, pensait, réfléchissait comme nous; il est vrai que des instincts pervers la rapprochaient sous quelques rapports de la louve, et qu’un grand mystère planait sur sa destinée. La vie errante avait sans doute oblitéré chez elle le sens moral, et même effacé le caractère humain; mais toujours est-il que rien, rien au monde, ne nous donnait le droit d’exercer sur elle le despotisme de l’homme sur la brute.

Et pourtant, une ardeur sauvage nous entraînait à sa poursuite; moi-même, je sentais bouillonner mon sang, j’étais déterminé à ne reculer devant aucun moyen, pour m’emparer de cet être bizarre. La chasse au loup, au sanglier, ne m’aurait pas inspiré la même exaltation!

La neige volait derrière nous, et quelquefois des fragments de glace, enlevés par le fer comme à l’emporte-pièce, sifflaient à nos oreilles.

Sperver, tantôt le nez en l’air, sa grande moustache rousse au vent, tantôt son œil gris sur la piste, me rappelait ces fameux Baskirs, que j’avais vus traverser l’Allemagne dans mon enfance, et son grand cheval, maigre, sec, musculeux, la crinière développée, le corsage svelte comme un lévrier, complétait l’illusion.

Lieverlé, dans son enthousiasme, bondissait parfois à la hauteur de nos chevaux, et je ne pouvais m’empêcher de frémir, en songeant à sa rencontre avec la Peste: il était capable de la mettre en pièces avant qu’elle eût le temps de jeter un cri.

Du reste, la vieille nous donnait terriblement à courir. Sur chaque colline elle avait fait un crochet, à chaque monticule nous trouvions une fausse trace.

«Encore ici, criait Sperver, ce n’est rien, on voit de loin; mais dans le bois, ce sera bien autre chose. C’est là qu’il faudra ouvrir l’œil!... Vois-tu, la maudite bête, comme elle sait fausser la piste!... La voilà qui s’est amusée à balayer ses pas, et puis, sur cette hauteur exposée au vent, elle s’est glissée jusqu’au ruisseau, elle l’a suivi dans le cresson pour gagner le coin des bruyères. Sans ces deux pas-ci, elle nous dévoyait pour sûr!»

Nous venions d’atteindre la lisière d’un bois de sapins. La neige, dans ces sortes de forêts, ne dépasse jamais l’envergure des rameaux. C’était un passage difficile. Sperver mit pied à terre pour mieux y voir, et me fit placer à sa gauche, afin d’éviter mon ombre.

Il y avait là de grandes places couvertes de feuilles mortes, et de ces brindilles flexibles de sapin, qui ne prennent pas l’empreinte. Aussi n’était-ce que dans les espaces libres, où la neige était tombée, que Sperver retrouvait le fil de la trace.

Il nous fallut une heure pour sortir de ce bouquet d’arbres. Le vieux braconnier s’en rongeait la moustache, et son grand nez formait un demi-cercle. Quand je voulais seulement dire un mot il m’interrompait brusquement et s’écriait.

«Ne parle pas, ça me trouble!»

Enfin nous redescendîmes dans un vallon à gauche, et Gédéon, m’indiquant les pas de la Louve, au versant des bruyères:

«Ceci, vieux, dit-il, n’est pas une fausse sortie, nous pouvons la suivre en toute confiance.

—Pourquoi?

—Parce que la Peste a l’habitude, dans toutes ses contre-marches, de faire trois pas de côté, puis de revenir sur ses brisées, d’en faire cinq ou six de l’autre, et de sauter brusquement dans une éclaircie. Mais, quand elle se croit bien couverte, elle débusque sans s’inquiéter des feintes. Tiens, que t’ai-je dit?... Elle bourre maintenant sous les broussailles comme un sanglier, il ne sera pas difficile de suivre sa voie. C’est égal, mettons-la toujours entre nous, et allumons une pipe.»

Nous fîmes halte, et le brave homme, dont la figure commençait à s’animer, me regardant avec enthousiasme, s’écria:

«Fritz, ceci peut être un des plus beaux jours de ma vie! Si nous prenons la vieille, je veux la ficeler comme un paquet de guenilles sur la croupe de Fox. Une seule chose m’ennuie.

—Quoi?

—C’est d’avoir oublié ma trompe. J’aurais voulu sonner la rentrée en approchant du Nideck. Ha! ha! ha!»

Il alluma son tronçon de pipe, et nous repartîmes.

Les traces de la Louve gagnaient alors le haut des bois sur une pente tellement roide, qu’il nous fallut plusieurs fois mettre pied à terre et conduire nos chevaux par la bride.

«La voilà qui tourne à droite, me dit Sperver; de ce côté les montagnes sont à pic, l’un de nous sera peut-être forcé de tenir les chevaux en main, tandis que l’autre grimpera pour rabattre. C’est le diable, on dirait que le jour baisse!»

Le paysage prenait alors une ampleur grandiose; d’énormes roches grises, chargées de glaçons, élevaient de loin en loin leurs pointes anguleuses, comme des écueils au-dessus d’un océan de neige.

Rien de mélancolique comme le spectacle de l’hiver dans les hautes montagnes: les crêtes, les ravins, les arbres dépouillés, les bruyères scintillantes de givre, ont un caractère d’abandon et de tristesse indicible. Et le silence, —si profond que vous entendez une feuille glisser sur la neige durcie, une brindille se détacher de l’arbre,—le silence vous pèse, il vous donne l’idée incommensurable du néant!...

Que l’homme est peu de chose! deux hivers consécutifs, et la vie est balayée de la terre.

Par instants l’un de nous éprouvait le besoin d’élever la voix, c’était une parole insignifiante:

«Ah! nous arriverons!.... Quel froid de loup!....»

Ou bien:

«Hé ! Lieverlé, tu baisses l’oreille.»

Tout cela pour s’entendre soi-même, pour se dire:

«Oh! je me porte bien... hum! hum!»

Malheureusement, Fox et Reppel commençaient à se fatiguer; ils enfonçaient jusqu’au poitrail et ne hennissaient plus comme au départ.

Et puis les défilés inextricables du SchwartzWald se prolongent indéfiniment. La vieille aimait ces solitudes: ici elle avait fait le tour d’une hutte de charbonnier abandonnée, plus loin elle avait arraché des racines qui croissent sur les roches moussues, ailleurs elle s’était assise au pied d’un arbre, et cela récemment, il y avait tout au plus deux heures, car les traces étaient fraîches; aussi notre espoir et notre ardeur s’en redoublaient. Mais le jour baissait à vue d’œil!

Chose étrange, depuis notre départ du Nideck, nous n’avions rencontré ni bûcherons, ni charbonniers, ni ségares. Dans cette saison, la solitude du Schwartz-Wald est aussi profonde que celle des steppes de l’Amérique du Nord.

A cinq heures, la nuit était venue; Sperver fit halte et me dit:

«Mon pauvre Fritz, nous sommes partis deux heures trop tard. La Louve a trop d’avance sur nous! Avant dix minutes, il va faire noir sous les arbres comme dans un four. Ce qu’il y a de plus simple, c’est de gagner la Roche-Creuse, à vingt minutes d’ici, d’allumer un bon feu, de manger nos provisions et de vider notre peau de bouc. Dès que la lune se lèvera, nous reprendrons la piste, et si la vieille n’est pas le diable en personne, il y a dix à parier contre un, que nous la trouverons morte de froid au pied d’un arbre; car il est impossible qu’une créature humaine puisse supporter de telles fatigues, par un temps comme celui-ci; Sébalt lui-même, qui est le premier marcheur du Schwartz-Wald, n’y résisterait pas!... Voyons, Fritz, qu’en penses-tu?

—Je pense qu’il faudrait être fou pour agir autrement; et d’abord je ne me sens plus de faim.

—Eh bien donc, en route!»

Il prit les devants et s’engagea dans une gorge étroite, entre deux lignes de rochers à pic. Les sapins croisaient leurs branches au-dessus de nos têtes. Sous nos pieds coulait un torrent presque à sec; et, de loin en loin, quelque rayon égaré dans ces profondeurs faisait miroiter le flot terne comme du plomb.

L’obscurité devint telle que je dus abandonner la bride de Reppel. Les pas de nos chevaux sur les cailloux glissants avaient des retentissements bizarres, comme des éclats de rire de Macaques. Les échos des rochers répétaient coup sur coup, et, dans le lointain, un point bleu semblait grandir à notre approche: —c’était l’issue de la gorge.

«Fritz, me dit Sperver, nous sommes ici dans le lit du torrent de la Tunkelbach. C’est le défilé le plus sauvage de tout le SchwartzWald; il se termine par une sorte de cul-de-sac, qu’on appelle la Marmite du Grand Gueulard. Au printemps, à l’époque de la fonte des neiges, la Tunkelbach vomit là-dedans toutes ses entrailles, d’une hauteur de deux cents pieds. C’est un tapage épouvantable. Les eaux jaillissent et retombent en pluie jusque sur les montagnes environnantes. Parfois même elles emplissent la grande caverne de la Roche-Creuse; mais à cette heure elle doit être sèche comme une poire à poudre, et nous pourrons y faire un bon feu.»

Tout en écoutant Gédéon, je considérais ce sombre défilé, et je me disais que l’instinct des fauves, cherchant de tels repaires, loin du ciel, loin de tout ce qui égaye l’âme, que cet instinct tient du remords. En effet, les êtres qui vivent en plein soleil: la chèvre debout sur son rocher pointu, le cheval emporté dans la plaine, le chien qui s’ébat près de son maître, l’oiseau qui se baigne en pleine lumière, tous respirent la joie, le bonheur; ils saluent le jour de leurs danses et de leurs cris d’enthousiasme. Et le chevreuil qui brame à l’ombre des grands arbres, dans ses paquis verdoyants, a quelque chose de poétique comme l’asile qu’il préfère; le sanglier, quelque chose de brusque, de bourru, comme les halliers impénétrables où il s’enfonce; l’aigle, de fier, d’altier comme ses rochers à pic; le lion, de majestueux comme les voûtes grandioses de sa caverne; mais le loup, le renard, la fouine, recherchent les ténèbres, la peur les accompagne; cela ressemble au remords!

Je rêvais encore à ces choses, et je sentais déjà l’air vif me frapper au visage,—car nous approchions de l’issue de la gorge,—quand tout a coup un reflet rougeâtre passa sur la roche à cent pieds au-dessus de nous, empourprant le vert sombre des sapins, et faisant scintiller les guirlandes de givre.

«Ha! fit Sperver d’une voix étouffée, nous tenons la vieille!»

Mon cœur bondit; nous étions pressés l’un contre l’autre.

Le chien grondait sourdement.

«Est-ce qu’elle ne peut pas s’échapper? demandai-je tout bas.

—Non, elle est prise comme un rat dans une ratière, la Marmite du Grand Gueulard n’a pas d’autre issue que celle-ci, et, tout autour, les rochers ont deux cents pieds de haut. Ha! Ha! je te tiens, vieille scélérate!»

Il mit pied à terre dans l’eau glacée, me donnant la bride de son cheval à tenir. Un tremblement me saisit. J’entendis dans le silence le tic-tac rapide d’une carabine qu’on arme. Ce petit bruit strident me passa par tous les nerfs.

«Sperver, que vas-tu faire?

—Ne crains rien, c’est pour l’effrayer.

—A la bonne heure! mais, pas de sang! rappelle-toi ce que je t’ai dit: «La balle qui frapperait la Peste tuerait également le comte!»

—Sois tranquille.»

Il s’éloigna sans m’écouter davantage. J’entendis le clapotement de ses pieds dans l’eau, puis je vis sa haute taille debout à l’issue de la gorge, noire sur le fond bleuâtre. Il resta bien cinq minutes immobile. Moi, penché, attentif, je regardais, m’approchant tout doucement. Comme il se retournait, je n’étais plus qu’à trois pas.

«Chut! fit-il d’un air mystérieux. Regarde! »

Au fond de l’anse, taillée à pic comme une carrière dans la montagne, je vis un beau feu dérouler ses spirales d’or à la voûte d’une caverne, et devant le feu un homme accroupi, qu’à son costume je reconnus pour le baron de Zimmer-Blouderic.

Il était immobile, le front dans les mains. Derrière lui, une forme noire gisait étendue sur le sol, et, plus loin, son cheval à demi perdu dans l’ombre nous regardait l’œil fixe, l’oreille droite, les naseaux tout grands ouverts.

Je restai stupéfait!

Comment le baron de Zimmer se trouvait-il à cette heure dans cette solitude?... Qu’y venait-il faire?... S’était-il égaré ?...

Les suppositions les plus contradictoires se heurtaient dans mon esprit, et je ne savais à laquelle m’arrêter, quand le cheval du baron se prit à hennir.

A ce bruit, son maître releva la tête.

Le piqueur n’avait qu’un cri: «hue!» (Page 43.)


«Qu’as-tu donc, Donner?» dit-il.

Puis, à son tour, il regarda dans notre direction, les yeux écarquillés.

Cette tête pâle aux arêtes saillantes, aux lèvres minces, aux grands sourcils noirs contractés, et creusant au milieu du front une longue ride perpendiculaire, m’aurait frappé d’admiration dans toute autre circonstance; mais alors un sentiment d’appréhension indéfinissable s’était emparé de mon âme, et j’étais plein d’inquiétude.

Tout à coup le jeune homme s’écria:

«Qui va là ?

—Moi, Monseigneur, répondit aussitôt Gédéon en s’avançant vers lui, moi, Sperver, le piqueur du comte de Nideck!...»

Un éclair traversa le regard du baron, mais pas un muscle de sa figure ne tressaillit. Il se leva, ramenant d’un geste sa pelisse sur ses épaules. J’attirai les chevaux et le chien, qui se mit subitement à hurler d’une façon lamentable.

Qui n’est sujet à des craintes superstitieuses? Aux plaintes de Lieverlé, j’eus peur, un frisson glacial me parcourut tout le corps.

Sperver et le baron se trouvaient à cinquante pas l’un de l’autre: le premier, immobile au milieu de l’anse, la carabine sur l’épaule; le second, debout sur la plate-forme extérieure de la caverne, la tête haute, l’œil fier et nous dominant du regard.

«Que voulez-vous? dit le jeune homme d’un accent agressif.

Cela s’était passé dans une seconde. (Page 50.)


—Nous cherchons une femme, répondit le vieux braconnier, une femme qui vient tous les ans rôder autour du Nideck, et nous avons l’ordre de l’arrêter!

—A-t-elle volé ?

—Non.

—A-t-elle tué ?

—Non, Monseigneur.

—Alors que lui voulez-vous? De quel droit la poursuivez-vous?»

Sperver se redressa et fixant ses yeux gris sur le baron:

«Et vous, de quel droit l’avez-vous prise? fit-il avec un sourire bizarre, car elle est là.... je la vois au fond de la caverne. De quel droit mettez-vous la main dans nos affaires?... Ne savez-vous pas que nous sommes ici sur les terres du Nideck, et que nous avons droit de haute et basse justice?»

Le jeune homme pâlit, et d’un ton rude:

«Je n’ai pas de comptes à vous rendre, dit-il.

—Prenez garde, reprit Sperver, je viens avec des paroles de paix, de conciliation. J’agis au nom du seigneur Yéri-Hans, je suis dans mon droit, et vous me répondez mal.

—Votre droit?... fit le jeune homme avec un sourire amer. Ne parlez pas de votre droit, vous me forceriez à vous dire le mien!...

—Eh bien, dites-le! s’écria le vieux braconnier, dont le grand nez se courbait de colère.

—Non, répondit le baron, je ne vous dirai rien, et vous n’entrerez pas!

—C’est ce que nous allons voir!» fit Sperver en avançant vers la caverne.

Le jeune homme tira son couteau de chasse. Alors, moi, voyant cela, je voulus m’élancer entre eux. Malheureusement, le chien que je tenais er laisse m’échappa d’une secousse et m’étendit à terre. Je crus le baron perdu; mais, au même instant, un cri sauvage partit du fond de la caverne, et, comme je me relevais, j’aperçus la vieille debout devant la flamme, les vêtements en lambeaux, la tête rejetée en arrière, les cheveux flottants sur les épaules; elle levait au ciel ses longs bras maigres et poussait des hurlements lugubres, comme la plainte du loup par les froides nuits d’hiver, quand la faim lui tord les entrailles.

Je n’ai rien vu de ma vie d’aussi épouvantable. Sperver, immobile, l’œil fixe, la bouche entr’ouverte, semblait pétrifié, Le chien lui-même, à cette apparition inattendue, s’était arrêté quelques secondes; mais courbant tout à coup son échine hérissée de colère, il reprit sa course avec un grondement d’impatience qui me fit frémir. La plate-forme de la caverne se trouvait à huit ou dix pieds du sol, sans cela il l’eût atteinte du premier bond. Je l’entends encore franchir les broussailles couvertes de givre, je vois le baron se jeter devant la vieille, en criant d’une voix déchirante:

«Ma mère!...»

Puis le chien reprendre un dernier élan, et Sperver, rapide comme l’éclair, le mettre en joue et le foudroyer aux pieds du jeune homme.

Cela s’était passé dans une seconde. Le gouffre s’était illuminé, et les échos lointains se renvoyaient l’explosion dans leurs profondeurs infinies. Le silence parut ensuite grandir, comme les ténèbres après l’éclair.

Quand la fumée de la poudre se fût dissipée, j’aperçus Lieverlé gisant à la base du roc, et la vieille évanouie dans les bras du jeune homme. Sperver, pâle, regardant le baron d’un œil sombre, laissait tomber la crosse de sa carabine à terre, la face contractée et les yeux à demi fermés d’indignation.

«Seigneur de Blouderic, dit-il, la main étendue vers la caverne, je viens de tuer mon meilleur ami, pour sauver cette femme... votre mère!... Rendez grâces au ciel que sa destinée soit liée à celle du comte... Emmenez-la!... Emmenez-la!... et qu’elle ne revienne plus... car je ne répondrais pas du vieux Sperver!...»

Puis, jetant un coup d’œil sur le chien:

«Mon pauvre Lieverlé !... s’écria-t-il d’une voix déchirante. Ah! voilà donc ce qui m’attendait ici... Viens, Fritz... partons... sauvons-nous.... Je serais capable de faire un malheur!...»

Et saisissant Fox par la crinière, il voulut se mettre en selle, mais tout à coup le cœur lui creva, et laissant tomber sa tête sur l’épaule de son cheval, il se prit à sangloter comme un enfant.

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