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XI

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Table des matières

La pâleur de Sperver et l’éclat de son regard annonçaient de nouveaux événements; cependant il était calme et ne parut pas étonné de ma présence chez Knapwurst.

«Fritz, me dit-il d’un ton bref, je viens te chercher.»

Je me levai sans répondre et je le suivis.

A peine étions-nous sortis de la cassine, qu’il me prit par le bras, et m’entraîna vivement vers le château.

«Mademoiselle Odile veut te parler, fit-il en se penchant à mon oreille.

—Mademoiselle Odile!... serait-elle malade?

—Non, elle est tout à fait remise; mais il se passe quelque chose d’extraordinaire. Figure-toi que ce matin, vers une heure, voyant le comte près de rendre l’âme, je vais pour éveiller la comtesse; au moment de sonner, le cœur me manque: «Pourquoi l’attrister? me dis-je, elle n’apprendra le malheur que trop tôt; et puis l’éveiller au milieu de la nuit, si faible et déjà toute brisée par tant de secousses, ça suffirait pour la tuer du coup!» Je reste là dix minutes à réfléchir; enfin, je prends tout sur moi. Je rentre dans la chambre du comte, je regarde... personne! Ce n’est pas possible: un homme à l’agonie! Je cours dans le corridor comme un fou. Rien! J’entre dans la grande galerie. Rien! Alors, je perds la tête, et me voilà de nouveau devant la chambre de mademoiselle Odile. Cette fois, je sonne; elle paraît en criant: «Mon père est mort?—Non... —Il a disparu?—Oui, Madame... J’étais sorti un instant... Lorsque je suis rentré...—Et le docteur Fritz... où est-il?—Dans la tour de Hugues.—Dans la tour de Hugues!» Elle s’enveloppe de sa robe de chambre, prend la lampe et sort. Moi, je reste. Un quart d’heure après, elle revient, les pieds tout couverts de neige, et pâle, pâle, enfin ça faisait pitié. Elle pose sa lampe sur la cheminée, et me dit en me regardant: «C’est vous qui avez installé le docteur dans la tour?—Oui, Madame.—Malheureux!... vous ne saurez jamais le mal que vous avez fait.» Je voulais répondre. «Cela suffit... allez fermer toutes les portes, et couchez-vous. Je veillerai moi-même. Demain matin, vous irez prendre le docteur Fritz, chez Knapwurst, et vous me l’amènerez. Pas de bruit! vous n’avez rien vu!... vous ne savez rien!»

Elle tenait dans ses bras la jeune comtesse évanouie. (Page 31.)


—C’est tout, Sperver?»

Il inclina la tête gravement.

«Et le comte?

—Il est rentré... Il va bien!»

Nous étions arrivés dans l’antichambre 66 déon frappa doucement à la porte, puis il ouvrit, annonçant:

La vieille et lui le balancèrent un instant.... (Page 35.)


«Le docteur Fritz!»

Je fis un pas, j’étais en présence d’Odile, Sperver s’était retiré en fermant la porte.

Une impression étrange se produisit dans mon esprit à la vue de la jeune comtesse, pâle, debout, la main appuyée sur le dossier d’un fauteuil, les yeux brillant d’un éclat fébrile et vêtue d’une longue robe de velours noir.

Elle était calme et fière.

Je me sentis tout ému.

«Monsieur le docteur, dit-elle en m’indiquant un siége, veuillez vous asseoir, j’ai à vous entretenir d’une chose grave.»

J’obéis en silence.

Elle s’assit à son tour et parut se recueillir.

«La fatalité, Monsieur, reprit-elle en fixant sur moi ses grands yeux bleus, la fatalité ou la Providence, je ne sais pas encore laquelle des deux, vous a rendu témoin d’un mystère où se trouve engagé l’honneur de ma famille.»

Elle savait tout.

Je restai stupéfait.

«Madame, balbutiai-je, croyez bien que le hasard seul...

—C’est inutile, fit-elle, je sais tout... C’est affreux!»

Puis d’un accent à fendre l’âme:

«Mon père n’est point coupable!» cria-t-elle.

Je frémis, et les mains étendues:

«Je le sais, Madame, je connais la vie du comte, l’une des plus belles, des plus nobles qu’il soit possible de rêver.»

Odile s’était levée à demi, comme pour protester contre toute pensée hostile à son père. En m’entendant le défendre moi-même, elle s’affaissa et, se couvrant le visage, elle fondit en larmes.

«Soyez béni, Monsieur, murmurait-elle, soyez béni; je serais morte à la pensée qu’un soupçon...

—Ah! Madame, qui pourrait prendre pour des réalités les vaines illusions du somnambulisme?

—C’est vrai, Monsieur, je m’étais dit cela, mais les apparences... je craignais... pardonnez-moi... J’aurais dû me souvenir que le docteur Fritz est un honnête homme.

—De grâce, Madame, calmez-vous.

—Non, fit-elle, laissez-moi pleurer. Ces larmes me soulagent... j’ai tant souffert depuis dix ans!... tant souffert!... Ce secret, si longtemps enfermé dans mon âme... il me tuait... j’en serais morte... comme ma mère!... Dieu m’a prise en pitié... il vous en a confié la moitié... Laissez-moi tout vous dire, Monsieur, laissez-moi...»

Elle ne put continuer; les sanglots l’étouffaient.

Les natures fières et nerveuses sont ainsi faites. Après avoir vaincu la douleur, après l’avoir emprisonnée, enfouie et comme écrasée dans les profondeurs de l’âme, elles passent, sinon heureuses, du moins indifférentes au milieu de la foule, et l’œil de l’observateur lui-même pourrait s’y tromper; mais vienne un choc subit, un déchirement inattendu, un coup de tonnerre, alors tout s’écroule, tout disparaît. L’ennemi vaincu se relève plus terrible qu’avant sa défaite; il secoue les portes de sa prison avec fureur, et de longs frémissements agitent le corps, et les sanglots soulèvent la poitrine, et les larmes, trop longtemps contenues, débordent des yeux, abondantes et pressées comme une pluie d’orage.

Telle était Odile!

Enfin elle releva la tête, essuya ses joues baignées de larmes, et, s’étant accoudée au bras de son fauteuil, la joue dans la main, les yeux fixés sur un portrait suspendu au mur, elle reprit d’une voix lente et mélancolique:

«Quand je descends dans le passé, Monsieur, quand je remonte jusqu’au premier de mes rêves, je vois ma mère!—c’était une femme grande, pâle et silencieuse. Elle était jeune encore à l’époque dont je parle; elle avait trente ans à peine, et pourtant on lui en eût au moins donné cinquante!—Des cheveux blancs voilaient son front pensif. Ses joues amaigries, son profil sévère, ses lèvres toujours contractées par une pression douloureuse, donnaient à ses traits un de ces caractères étranges, où viennent se réfléchir la douleur, et l’orgueil. Il n’y avait plus rien de la jeunesse dans cette vieille femme de trente ans, rien que sa taille droite et fière, ses yeux brillants, et sa voix douce et pure comme un rêve de l’enfance. Elle se promenait souvent des heures entières dans cette même salle, la tête penchée; et moi, je courais heureuse, oui, heureuse autour d’elle, ne sachant point, pauvre enfant! que ma mère était triste, ne comprenant pas ce qu’il y avait de profonde mélancolie sous ce front couvert de rides!... J’ignorais le passé, le présent pour moi, c’était la joie, et l’avenir... oh! l’avenir, c’étaient les jeux du lendemain!»

Odile sourit avec amertume et reprit:

«Quelquefois il m’arrivait, au milieu de mes courses bruyantes, de heurter la promenade silencieuse de ma mère. Elle s’arrêtait alors, baissait les yeux, et, me voyant à ses pieds, elle se penchait lentement, m’embrassait au front avec un vague sourire; puis elle se levait pour reprendre sa marche et sa tristesse interrompues. Depuis, Monsieur, quand j’ai voulu chercher dans mon âme le souvenir des premières années, cette grande femme pâle m’est apparue comme l’image de la douleur. La voilà,—fit-elle en m’indiquant de la main un portrait suspendu au mur,—la voilà telle que l’avait faite, non point la maladie, comme le croit mon père, mais ce terrible et fatal secret... Regardez!»

Je me retournai, et mon regard tombant tout à coup sur le portrait que m’indiquait la jeune fille, je me sentis frémir.

Imaginez une tête longue, pâle, maigre, empreinte de la froide rigidité de la mort, et par les orbites de cette tête, deux yeux noirs, fixes, ardents, d’une vitalité terrible, qui vous regardent!

Il y eut un instant de silence.

«Que cette femme a dû souffrir! me dis-je, et mon cœur se serra douloureusement.

—J’ignore comment ma mère avait fait cette épouvantable découverte, reprit Odile, mais elle connaissait l’attraction mystérieuse de la Peste-Noire, les rendez-vous dans la chambre de Hugues... Tout enfin, tout!—Elle ne doutait pas de mon père. Oh non! seulement, elle mourait lentement, comme je meurs moi-même.»

Je pris mon front dans mes mains... je pleurais!

«Une nuit, poursuivit-elle, j’avais alors dix ans, ma mère, que son énergie seule soutenait encore, était à la dernière extrémité. C’était en hiver, je dormais. Tout à coup une main nerveuse et froide me saisit le poignet; je regarde: en face de moi se trouvait une femme; d’une main elle portait un flambeau, et de l’autre elle m’étreignait le bras. Sa robe était couverte de neige; un tremblement convulsif agitait tous ses membres, et ses yeux brillaient d’un feu sombre, à travers ses longs cheveux blancs déroulés sur son visage: c’était ma mère! «Odile, mon enfant, me dit-elle, lève-toi, habille-toi; il faut que tu saches tout!» Je m’habillai, tremblante de peur. Alors, m’entraînant à la tour de Hugues, elle me montra la citerne ouverte. «Ton père va sortir de là, dit-elle en m’indiquant la tour, il va sortir avec la Louve. Ne tremble pas, il ne peut te voir.» Et en effet, mon père, chargé de son fardeau funèbre, sortit avec la vieille. Ma mère, me portant dans ses bras, les suivit. Elle me fit voir la scène de l’Altenberg. «Regarde, enfant, criait-elle, il le faut, car moi... je vais mourir. Ce secret, tu le garderas. Tu veilleras ton père, seule, toute seule, entends-tu bien?... Il y va de l’honneur de ta famille!» —Et nous revînmes.—Quinze jours après, Monsieur, ma mère mourut, me léguant son œuvre à continuer, son exemple à suivre. Cet exemple, je l’ai suivi religieusement. Au prix de quels sacrifices! vous avez pu le voir: il m’a fallu désobéir à mon père, lui déchirer le cœur!—Me marier, c’était introduire l’étranger au milieu de nous, c’était trahir le secret de notre race J’ai résisté ! Tout le monde ignore au Nideck le somnambulisme du comte, et, sans la crise d’hier, qui a brisé mes forces et m’a empêchée de veiller mon père moi-même, je serais encore seule dépositaire du terrible secret!... Dieu en a décidé autrement, il a mis entre vos mains l’honneur de notre famille. Je pourrais exiger de vous, Monsieur, une promesse solennelle de ne jamais révéler ce que vous avez vu cette nuit. Ce serait mon droit...

—Madame, m’écriai-je en me levant, je suis tout prêt...

—Non, Monsieur, dit-elle avec dignité, non, je ne vous ferai point cette injure. Les serments n’engagent pas les cœurs vils, et la probité suffit aux cœurs honnêtes. Ce secret, vous le garderez, j’en suis sûre, vous le garderez, parce que c’est votre devoir!... Mais j’attends de vous plus que cela, Monsieur, beaucoup plus, et voilà pourquoi je me suis crue obligée de tout vous dire.»

Elle se leva lentement,

«Docteur Fritz, reprit-elle d’une voix qui me fit tressaillir, mes forces trahissent mon courage; je ploie sous le fardeau. J’ai besoin d’un aide, d’un conseil, d’un ami: voulez-vous être cet ami?»

Je me levai tout ému.

«Madame, lui dis-je, j’accepte avec reconnaissance l’offre que vous me faites, et je ne saurais vous dire combien j’en suis fier, mais permettez-moi cependant d’y mettre une condition.

—Parlez, Monsieur.

—C’est que ce titre d’ami, je l’acceptera avec toutes les obligations qu’il m’impose.

—Que voulez-vous dire?

—Un mystère plane sur votre famille, Madame; ce mystère, il faut le pénétrer à tout prix: il faut s’emparer de la Peste-Noire, savoir qui elle est, ce qu’elle veut, d’où elle vient!...

—Oh! fit-elle en agitant la tête, c’est impossible!...

—Qui sait, Madame? la Providence avait peut-être des vues sur moi, en inspirant à Sperver l’idée de venir me prendre à Fribourg.

—Vous avez raison, Monsieur, répondit-elle gravement, la Providence ne fait rien d’inutile. Agissez comme votre cœur vous le conseillera. J’approuve tout d’avance!»

Je portai à mes lèvres la main qu’elle me tendait, et je sortis plein d’admiration pour cette jeune femme si frêle, et pourtant si forte contre la douleur.

Rien n’est beau comme le devoir noblement accompli!

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