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Le jour commençait à bleuir l’unique fenêtre du donjon, lorsque je fus éveillé dans ma niche de granit par les sons lointains d’une trompe de chasse

Rien de triste, de mélancolique, comme les vibrations de cet instrument au crépuscule, alors que tout se tait, que pas un souffle, pas un soupir ne vient troubler le silence de la solitude; la dernière note surtout, cette note prolongée, qui s’étend sur la plaine immense, éveillant au loin, bien loin, les échos de la montagne, a quelque chose de la grande poésie, qui remue le cœur.

Le coude sur ma peau d’ours, j’écoutais cette voix plaintive, évoquant les souvenirs des âges féodaux. La vue de ma chambre, de cette voûte basse, sombre, écrasée, antique repaire du loup de Nideck, et plus loin cette petite, fenêtre à vitraux de plomb, en plein cintre, plus large que haute, et profondément enclavée dans le mur, ajoutait encore à la sévérité de mes réflexions.

Son regard me paralysait. (Page 34.)


Je me levai brusquement, et je courus ouvrir la fenêtre tout au large.

Là m’attendait un de ces spectacles que nulle parole humaine ne saurait décrire, le spectacle que l’aigle fauve des hautes Alpes voit chaque matin au lever du rideau pourpre de l’horizon: des montagnes!... des montagnes!... et puis des montagnes!...—flots immobiles qui s’aplanissent et s’effacent dans les brumes lointaines des Vosges;—des forêts immenses, des lacs, des crêtes éblouissantes, traçant leurs lignes escarpées sur le fond bleuâtre des vallons comblés de neige. Au bout de tout cela, l’infini!

Quel enthousiasme serait à la hauteur d’un semblable tableau!

Je restais confondu d’admiration. A chaque regard se multipliaient les détails: hameaux, fermes, villages, semblaient poindre dans chaque pli de terrain; il suffisait de regarder pour les voir!

J’étais là depuis un quart d’heure, quand une main se posa lentement sur mon épaule; je me retournai, la figure calme et le sourire silencieux de Gédéon me saluèrent d’un:

«Gouden tâg, Fritz!»

Puis il s’accouda près de moi, sur la pierre, fumant son bout de pipe.—Il étendait la main dans l’infini et me disait:

«Regarde, Fritz, regarde... Tu dois aimer ça, fils du Schwartz-Wald! Regarde là-bas... tout là-bas... la Roche-Creuse... La vois-tu? Te rappelles-tu Gertrude?... Oh! que toutes ces choses sont loin!»

Sperver essuyait une larme; que pouvais-je lui répondre?

Nous restâmes longtemps contemplatifs, émus de tant de grandeur. Parfois le vieux braconnier, me voyant fixer les yeux sur un point de l’horizon, me disait:

«Ceci, c’est le Wald-Horn! ça, le Tienfenthal! Tu vois, Fritz, le torrent de la Steinbach; il est arrêté, il est pendu en franges de glaces sur l’épaule du Harberg: un froid manteau pour l’hiver!—Et là-bas, ce sentier, il mène à Fribourg; avant quinze jours, nous aurons de la peine à le retrouver.»

Ainsi se passa plus d’une heure.

Je ne pouvais me détacher de ce spectacle. Quelques oiseaux de proie, l’aile échancrée, la queue en éventail, planaient autour du donjon; des hérons filaient au-dessus, se dérobant à la serre par la hauteur de leur vol.

Du reste, pas un nuage: toute la neige était à terre. La trompe saluait une dernière fois la montagne.

«C’est mon ami Sébalt qui pleure là-bas, dit Sperver, un bon connaisseur en chiens et en chevaux, et, de plus, la première trompe d’Allemagne. Écoute-moi ça, Fritz, comme c’est. moelleux!...—Pauvre Sébalt! il se consume depuis la maladie de monseigneur, il ne peut plus chasser comme autrefois. Voici sa seule consolation: tous les matins, au lever du jour, il monte sur l’Altenberg et sonne les airs favoris du comte. Il pense que ça pourra le guérir!»

Sperver, avec ce tact de l’homme qui sait admirer, n’avait pas interrompu ma contemplation; mais quand, ébloui de tant de lumière, je regardai dans l’ombre de la tour:

«Fritz, me dit-il, tout va bien, le comte n’a pas eu d’attaque.»

Ces paroles me ramenèrent au sentiment du réel.

«Ah! tant mieux... tant mieux!

—C’est toi, Fritz, qui lui vaut ça.

—Comment, moi? Je ne lui ai rien prescrit!

—Eh! qu’importe! tu étais là !

—Tu plaisantes, Gédéon; que fait ici ma présence, du moment que je n’ordonne rien au malade?

—Ça fait que tu lui portes bonheur.»

Je le regardai dans le blanc des yeux, il ne riait pas.

«Oui, reprit-il sérieusement, tu es un porte-bonheur, Fritz; les années précédentes notre seigneur avait une deuxième attaque le lendemain de la première, puis une troisième, une quatrième. Tu empêches tout cela, tu arrêtes le mal. C’est clair!

—Pas trop, Sperver; moi je trouve, au contraire, que c’est très-obscur.

—On apprend à tout âge, reprit le brave homme. Sache, Fritz, qu’il y a des porte-bonheur dans ce monde, et des porte-malheur aussi. Par exemple, ce gueux de Knapwurst est mon porte-malheur à moi. Chaque fois que je le rencontre, en partant pour la chasse, je suis sûr qu’il m’arrivera quelque chose: mon fusil rate, je me foule le pied, un de mes chiens est éventré... Que sais-je? Aussi, moi, sachant la chose, j’ai soin de partir au petit jour, avant que le drôle, qui dort comme un loir, n’ait ouvert l’œil; ou bien je file par la porte de derrière, par une poterne, tu comprends!

—Je comprends très-bien; mais tes idées me paraissent singulières, Gédéon.

—Toi, Fritz, poursuivit-il sans m’écouter, tu es un brave et digne garçon; le ciel a placé sur ta tête des bénédictions innombrables; il suffit de voir ta bonne figure, ton regard franc, ton sourire plein de bonhomie, pour être joyeux... enfin tu portes bonheur aux gens, c’est positif... je l’ai toujours dit, et la preuve... en veux-tu la preuve?...

—Oui, parbleu! je ne serais pas fâché de reconnaître tant de vertus cachées dans ma personne.

—Eh bien! fit-il en me saisissant au poignet, regarde là-bas!»

Il m’indiquait un monticule à deux portées de carabine du château.

«Ce rocher enfoncé dans la neige, avec une broussaille à gauche, le vois-tu?

—Parfaitement.

—Regarde autour, tu ne vois rien?

—Non.

—Eh! parbleu! c’est tout simple, tu as chassé la Peste-Noire. Chaque année, à la deuxième attaque, on la voyait là, les pieds dans les mains. La nuit elle allumait du feu, elle se chauffait et faisait cuire des racines. C’était une malédiction! Ce matin, la première chose que je fais, c’est de grimper ici. Je monte sur la tourelle des signaux, je regarde: partie la vieille coquine! J’ai beau me mettre la main sur les yeux, regarder à droite, à gauche, en haut, en bas, dans la plaine, sur la montagne, rien! rien! Elle t’avait senti, c’est sûr.»

Et le brave homme, m’embrassant avec enthousiasme, s’écria d’un accent ému:

«Oh! Fritz... Fritz.... quelle chance de t’avoir amené ici! C’est la vieille qui doit être vexée... Ha! ha! ha!»

Je l’avoue, j’étais un peu honteux de me trouver tant de mérite, sans m’en être jamais aperçu jusqu’alors.

«Ainsi, Sperver, repris-je, le comte a bien passé la nuit?

—Très-bien!

—Alors, tout est pour le mieux, descendons. »

Nous traversâmes de nouveau la courtine, et je pus mieux observer ce passage, dont les remparts avaient une hauteur prodigieuse; ils se prolongeaient à pic avec le roc jusqu’au fond de la vallée. C’était un escalier de précipices échelonnés les uns au-dessus des autres.

En y plongeant le regard, je me sentis pris de vertige, et, reculant épouvanté jusqu’au milieu de la plate-forme, j’entrai rapidement dans le couloir qui mène au château.

Sperver et moi, nous avions déjà parcouru de vastes corridors, lorsqu’une grande porte ouverte se rencontra sur notre passage; j’y jetai les yeux et je vis, tout au haut d’une échelle double, le petit gnome Knapwurst, dont la physionomie grotesque m’avait frappé la veille.

La salle elle-même attira mon attention par son aspect imposant: c’était la salle des archives du Nideck, pièce haute, sombre, poudreuse, à grandes fenêtres ogivales prenant au sommet de la voûte et descendant en courbe, à deux mètres du parquet.

Là se trouvaient disposés, sur de vastes rayons, par les soins des anciens abbés, non-seulement tous les documents, titres, arbres généalogiques des Nideck, établissant leurs droits, alliances, rapports historiques avec les plus illustres familles de l’Allemagne, mais encore toutes les chroniques du SchwartzWald, les recueils des anciens Minnesinger, et les grands ouvrages in-folio sortis des presses de Gutenberg et de Faust, aussi vénérables par leur origine que par la solidité monumentale de leur reliure.—Les grandes ombres de la voûte, drapant les murailles froides de leurs teintes grises, rappelaient le souvenir des anciens cloîtres du moyen âge, et ce gnome, assis tout au haut de son échelle, un énorme volume à tranche rouge sur ses genoux cagneux, la tête enfoncée dans un mortier de fourrure, l’œil gris, le nez épaté, les lèvres contractées par la réflexion, les épaules larges, les membres grêles et le dos arrondi, semblait bien l’hôte naturel, le farmulus, le rat, comme l’appelait Sperver, de ce dernier refuge de la science au Nideck.

Mais ce qui donnait à la salle des archives une importance vraiment historique, c’étaient les portraits de famille, occupant tout un côté de l’antique bibliothèque. Ils y étaient tous, hommes et femmes, depuis Hugues-le-Loup jusqu’à Yéri-Hans, le seigneur actuel; depuis la grossière ébauche des temps barbares jusqu’ à l’œuvre parfaite des plus illustres maîtres de notre époque.

Mes regards se portèrent naturellement de ce côté.

Hugues Ier, la tête chauve, semblait me regarder comme vous regarde un loup au détour d’un bois. Son œil gris, injecté de sang, sa barbe rousse et ses larges oreilles poilues, lui donnaient un air de férocité qui me fit peur.

Près de lui, comme l’agneau près du fauve, une jeune femme,—l’œil doux et triste, le front haut, les mains croisées sur la poitrine supportant un livre d’Heures, la chevelure blonde, soyeuse, abondante, entourant sa pâle figure d’une auréole d’or,—m’attira par un grand caractère de ressemblance avec Odile de Nideck.

Rien de suave et de charmant comme cette vieille peinture sur bois, un peu roide et sèche de contours, mais d’une adorable naïveté.

Je la regardais depuis quelques instants, lorsqu’un autre portrait de femme, suspendu à côté, attira mon attention. Figurez-vous le type wisigoth dans sa vérité primitive: front large et bas, yeux jaunes, pommettes saillantes, cheveux roux, nez d’aigle.

«Que cette femme devait convenir à Hugues!» me dis-je en moi-même.

Et je me pris à considérer le costume; il répondait à l’énergie de la tête: la main droite s’appuyait sur un glaive, un corselet de fer serrait la taille.

Il me serait difficile d’exprimer les réflexions qui m’agitèrent en présence de ces trois physionomies; mon œil allait de l’une à l’autre avec une curiosité singulière. Je ne pouvais m’en détacher.

Sperver, s’arrêtant sur le seuil de la bibliothèque, avait lancé un coup de sifflet aigu. Knapwurst le regardait de toute la hauteur de son échelle sans bouger.

«Est-ce moi que tu siffles comme un chien? dit le gnome.

—Oui, méchant rat, c’est pour te faire honneur.

—Écoute, reprit Knapwurst d’un ton de suprême dédain, tu as beau faire, Sperver, tu ne peux cracher à la hauteur de mon soulier; je t’en défie!»

Il lui présentait la semelle.

«Et si je monte?

—Je t’aplatis avec ce volume.»

Gédéon se mit à rire et reprit:

«Ne te fâche pas, bossu, ne te fâche pas. Je ne te veux pas de mal, au contraire, j’estime ton savoir; mais que diable fais-tu là de si bonne heure auprès de ta lampe? On dirait que tu as passé la nuit.

—C’est vrai, je l’ai passée à lire.

—Les jours ne sont-ils pas assez longs pour toi?

—Non, je suis à la recherche d’une question grave; je ne dormirai qu’après l’avoir résolue.

—Diable!... Et cette question?

—C’est de connaître par quelle circonstance Ludwig de Nideck trouva mon ancêtre, Otto le Nain, dans les forêts de la Thuringe. Tu sauras, Sperver, que mon aïeul Otto n’avait qu’une coudée de haut: cela fait environ un pied et demi. Il charmait le monde par sa sagesse, et figura très - honorablement au couronnement du duc Rodolphe. Le comte Ludwig l’avait fait enfermer dans un paon garni de toutes ses plumes: c’était l’un des plats les plus estimés de ce temps-là, avec les petits cochons de lait, mi-partie dorés et argentés. Pendant le festin, Otto déroulait la queue du paon, et tous les seigneurs, courtisans et grandes dames, s’émerveillaient de cet ingénieux mécanisme. Enfin Otto sortit, l’épée au poing, et d’une voix retentissante il cria: «Vive le duc Rodolphe!» ce qui fut répété par toute la salle. Bernard Hertzog mentionne ces circonstances; mais il ne dit pas d’où venait ce nain, s’il était de haut lignage, ou de basse extraction, chose du reste peu probable: le vulgaire n’a pas tant d’esprit.»

J’étais stupéfait de l’orgueil d’un si petit être; cependant une curiosité extrême me portait à le ménager: lui seul pouvait me fournir quelques renseignements sur le premier et le deuxième portraits à la droite de Hugues.

«Monsieur Knapwurst, lui dis-je d’un ton respectueux, auriez-vous l’obligeance de m’éclairer sur un doute?»

Le petit bonhomme, flatté de mes paroles, répondit:

«Parlez, Monsieur; s’il s’agit de chroniques, je suis prêt à vous satisfaire. Quant au reste, je ne m’en soucie pas.

—Précisément, ce serait de savoir à quels personnages se rapportent le deuxième et le troisième portraits de votre galerie.

—Ah! ah! fit Knapwurst, dont les traits s’animèrent, vous parlez d’Edwige et de Huldine, les deux femmes de Hugues!»

Et déposant son volume il descendit l’échelle pour converser plus à l’aise avec moi. Ses yeux brillaient, on voyait que les plaisirs de la vanité dominaient le petit homme; il était glorieux d’étaler son savoir.

Arrivé près de moi, il me salua gravement. Sperver se tenait derrière nous, fort satisfait de me faire admirer le nain du Nideck. Malgré le mauvais sort attaché, selon lui, à sa personne, il estimait et glorifiait ses vastes connaissances.

«Monsieur, dit Knapwurst en étendant sa longue main jaune vers les portraits, Hugues von Nideck, premier de sa race, épousa, en 832, Edwige de Lutzelbourg, laquelle lui apporta en dot les comtés de Giromani, du Haut-Barr, les châteaux du Geroldseck, du Teufels-Horn, et d’autres encore. Hugues-le-Loup n’eut pas d’enfants de cette première femme, qui mourut toute jeune, en l’an du Seigneur 837. Alors Hugues, seigneur et maître de la dot, ne voulut pas la rendre. Il y eut de terribles batailles entre ses beaux-frères et lui. Mais cette autre femme, que vous voyez en corselet de fer, Huldine, l’aida de ses conseils. C’était une personne de grand courage. On ne sait ni d’où elle venait, ni à quelle famille elle appartenait; mais cela ne l’a pas empêchée de sauver Hugues, fait prisonnier par Frantz de Lutzelbourg. Il devait être pendu le jour même, et l’on avait déjà tendu la barre de fer aux créneaux, quand Huldine, à la tête des vassaux du comte qu’elle avait entraînés par son courage, s’empara d’une poterne, sauva Hugues et fit pendre Frantz à sa place. Hugues-le-Loup épousa cette seconde femme en 842; il en eut trois enfants.

—Ainsi, repris-je tout rêveur, la première de ces femmes s’appelait Edwige, et les descendants du Nideck n’ont aucun rapport avec elle?

—Aucun.

—En êtes-vous bien sûr?

—Je puis vous montrer notre arbre généalogique. Edwige n’a pas eu d’enfants; Huldine, la seconde femme, en a eu trois.

—C’est surprenant!

—Pourquoi?

—J’avais cru remarquer quelque ressemblance...

—Hé ! les ressemblances, les ressemblances!... fit Knapwurst, avec un éclat de rire strident. Tenez... voyez-vous cette tabatière de vieux buis à côté de ce grand lévrier, elle représente Hans-Wurst, mon bisaïeul. Il a le nez en éteignoir et le menton en galoche; j’ai le nez camard et la bouche agréable; est-ce que ça m’empêche d’être son petit-fils?

—Non, sans doute.

—Eh bien! il en est de même pour les Nideck. Ils peuvent avoir des traits d’Edwige, je ne dis pas le contraire, mais c’est Huldine qui est leur souche-mère. Voyez l’arbre généalogique; voyez, Monsieur!»

Nous nous séparâmes, Knapwurst et moi, les meilleurs amis du monde.

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