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XXI

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Neuf heures sonnaient à la cathédrale, lorsque Frantz Mathéus et son disciple s’arrêtèrent devant la brasserie du Héron

La grande cour, ombragée de tilleuls, était pleine de monde; une troupe de zigeiners accompagnait le tumulte de sa musique sauvage; Kasper Müller, le brasseur, en manches de chemise, allait d’une table à l’autre, échangeant des poignées de main et de joyeux propos avec les buveurs, et toutes ces figures graves, comiques, perdues dans l’ombre ou vaguement éclairées par les lumières tremblotantes, offraient un spectacle vraiment étrange.

Cependant l’illustre philosophe, au lieu de se livrer à ses réflexions habituelles sur l’affinité des races, considérait tout cela d’un œil terne. On eût dit, à le voir le cou tendu et les jambes pendantes, qu’il désespérait du triomphe de la doctrine et de l’avenir des générations.

«Allons, maître Frantz, lui dit Coucou Peter, du courage! entrez chez votre ami Georges Müller, il sera bien forcé de vous reconnaître, que diable! alors, vive la joie! Pourvu que nous trouvions à nous loger ce soir, demain nous convertirons le monde.»

Mathéus obéit machinalement; il mit pied à terre, boutonna sa grande capote brune et s’avança d’un pas tremblant dans la grande cour, promenant ses regards incertains sur tous les groupes et ne sachant à qui s’adresser.

Bientôt Kasper Müller l’aperçut errant sous les tilleuls comme une âme en peine; cette bonne figure, empreinte de tristesse, l’intéressa vivement; il vint à sa rencontre et lui demanda ce qu’il désirait.

«Monsieur, répondit Mathéus avec un grand salut, auriez-vous la bonté de me dire où se trouve Georges Müller?

—Georges Muller? il est mort depuis quinze ans!

—Mon Dieu! est-il possible d’être plus malheureux que moi?» fit le bonhomme d’une voix étouffée.

Il salua de nouveau et se dirigea vers la porte; mais le brasseur, ému de cette exclamation douloureuse, le retint, et, le prenant à part, lui dit avec bonté :

«Pardon, mon cher monsieur; vous me paraissez dans un pressant besoin, ne pourrais-je vous rendre le service que vous attendiez de Georges Müller?

—C’est vrai, dit Mathéus, dont les yeux s’emplirent de larmes, je suis dans un pressant besoin; je venais demander asile pour cette nuit à Georges Müller, l’une de mes plus anciennes et de mes plus chères connaissances. Quoique je ne l’eusse pas revu depuis trente-cinq ans, époque où je terminai mes études, son cœur n’avait pas changé, j’en suis sûr... il m’aurait bien accueilli!

—Je n’en doute pas, je n’en doute pas, répondit le brasseur, et moi, qui suis son fils, je ne vous refuserai pas non plus, croyez-le bien.

—Vous, le fils de Georges Müller! s’écria Mathéus; vous seriez le petit Kasper que j’ai tant de fois bercé sur mes genoux! Ah! mon cher enfant, que je suis donc heureux de vous voir! je ne vous aurais pas reconnu avec ces gros favoris et cette large figure vermeille!»

Kasper Müller ne put s’empêcher de sourire de l’accent naïf du docteur; mais, voyant la foule des buveurs se presser autour d’eux, il l’emmena dans la grande salle, alors déserte, pour s’informer plus exactement de ses affaires. Là, maître Frantz lui fit connaître sans détour par quelles circonstances il avait quitté le Graufthal. Il lui raconta les vicissitudes sans nombre de ses pérégrinations anthropo-zoologiques, et Kasper Müller, lui posant les mains sur les épaules avec familiarité, s’écria:

«Vous êtes un brave et digne homme! Votre nom ne figure-t-il pas sur mon acte de naissance?

—Sans doute, répondit l’illustre docteur, maître Georges m’avait pris pour témoin...

—Hé ! qu’est-il besoin d’autres explications? interrompit le brasseur; vous resterez chez moi ce soir, c’est convenu; je vais faire conduire votre cheval à l’écurie et vous envoyer votre disciple.»

A ces mots, il quitta Mathéus pour aller donner ses ordres.

Coucou Peter avait à peine rejoint l’illustre docteur dans la grande salle, que Charlotte, l’une des servantes de l’auberge, vint les prévenir que tout était prêt.

Malgré cette agréable nouvelle, Frantz Mathéus ne pouvait se défendre d’une profonde mélancolie; il lui semblait que le grand Démiourgos, au lieu de le laisser recourir à Georges Müller, aurait dû le pourvoir lui-même de toutes les choses nécessaires à l’existence philosophique, d’autant plus que c’était pour sa gloire qu’il avait quitté le Graufthal sans emporter un centime.

Mais Coucou Peter, tout surpris de trouver un bon gîte au moment de coucher à la belle étoile, s’étonnait de tout: de la grandeur de l’hôtel, de l’escalier garni d’une belle rampe à pommeau de cuivre, du nombre des appartements; et quand mademoiselle Charlotte leur ouvrit une jolie chambre, et qu’il aperçut la table ronde où fumaient déjà la soupière et la moitié d’une dinde farcie, alors sa reconnaissance éclata en actions de grâces:

«O grand Être, s’écria-t-il, Être des êtres! c’est maintenant que se manifestent ta puissance sans bornes et ta sagesse infinie! Dieu de Dieu! quel festin pour de pauvres diables de philosophes, qui s’attendaient à dormir dans la rue!»

Il dit ces mots d’une voix si expressive, que mademoiselle Charlotte le prit aussitôt en affection; mais l’illustre docteur ne répondit pas, car il était vraiment abattu et faisait les plus tristes réflexions sur la carrière philosophique.

En songeant que le plus grand philosophe des temps modernes, le successeur de Pythagore, de Philolaüs et de tous les sages de l’Inde et de l’Égypte, que l’illustre Frantz Mathéus, du Graufthal, au lieu d’être reçu par les populations avec l’enthousiasme convenable, d’être porté en triomphe et de trouver son chemin couvert de palmes, avait couru le risque de coucher dans la rue et de périr de faim, il devenait tout mélancolique, et tout en mangeant, il récapitulait avec amertume les événements de son voyage:—les coups de bâtons d’Oberbronn, l’attentat de Jacob Fischer contre Bruno, la menace des galères du procureur de Saverne, et la proposition de Coucou Peter d’aller chanter dans les brasseries. Cette dernière circonstance surtout le navrait jusqu’au fond de l’âme, et par instants de grosses larmes remplissaient ses yeux, car il se voyait lui-même, comme Bélisaire, tendant la main au coin d’une borne.

Coucou Peter ne fit pas d’abord attention à sa mine désolée; mais vers la fin du repas il s’en aperçut et s’écria en déposant son verre:

«A quoi diable pensez-vous, maître Frantz? Je ne vous ai jamais vu cette figure.

—Je pense, répondit le bonhomme, que le genre humain est indigne de connaître les sublimes vérités anthropo-zoologiques. Je pense que les peuples sont frappés d’un aveuglement funeste, et je dirai même légitime; car s’ils sont aveugles, c’est par leur propre faute! En vain nous avons essayé de faire entendre à leurs oreilles la voix de la justice. En vain nous avons essayé l’éloquence et la persuasion pour attendrir les cœurs. En vain nous avons fait le sacrifice de nos plus chères affections, nous avons quitté le toit de nos pères, nos amis, nos...»

Mais il ne put achever; son cœur, se gonflant de plus en plus par l’énumération de ces calamités, finit par étouffer sa voix, et s’affaissant au bord de la table, il fondit en larmes.

En ce moment Kasper Müller, qui venait de fermer sa brasserie, car il était onze heures, entra dans la chambre, tenant une bouteille de vieux wolxheim de chaque main. Il fut frappé de cette désolation.

«Mon Dieu! s’écria-t-il, debout sur le seuil, que se passe-t-il donc? moi qui venais trinquer avec un vieil ami de mon père, je trouve tout le monde consterné !»

Coucou Peter lui fit place et lui raconta ce qui venait de se passer.

«Comment! ce n’est que cela? dit Kasper Müller, êtes-vous donc arrivé à votre âge sans connaître les hommes, mon cher monsieur? Ah! s’il me fallait pleurer sur tous les coquins auxquels j’ai rendu service et qui m’ont payé d’ingratitude, j’en aurais pour six mois! Allons... allons, remettez-vous, que diable! vous êtes au milieu de bons et sincères amis, ce n’est pas le moment de répandre des larmes. Voyons... buvez un coup: ce vieux wolxheim vous rendra courage!»

En parlant ainsi, il emplissait les verres et portait la santé de l’illustre philosophe.

Mais Frantz Mathéus était trop affecté pour se laisser consoler aussi vite: malgré l’excellence du vieux wolxheim, malgré les bonnes paroles de son hôte et les encouragements de Coucou Peter, une vague tristesse restait toujours au fond de son âme. Ce ne fut que plus tard, lorsque Kasper Müller le mit sur le chapitre du bon vieux temps, qu’il parut se ranimer. Avec quel charme le bon vieillard retraça les physionomies d’autrefois, la simplicité des mœurs, l’affectueuse cordialité des anciens habitants de Strasbourg, la vie naïve et patriarcale de la famille! On voyait que toutes ses affections, toute son âme, tout son cœur se réfugiaient dans ce passé lointain.

Coucou Peter, le coude sur la table, fumait gravement sa pipe, Kasper Müller souriait aux récits du bonhomme, et Charlotte, assise derrière le fourneau, dormait malgré elle; sa tête s’inclinait lentement... lentement..- puis se relevait par intervalles.

Il était bien une heure lorsque Kasper Müller prit congé de son hôte; alors mademoiselle Charlotte, à moitié endormie, conduisit Coucou Peter dans une chambre voisine et put enfin se reposer de ses fatigues.

Maître Frantz, resté seul, souleva le rideau de la fenêtre, et, pendant quelques minutes, il contempla les rues désertes et silencieuses de la ville, les réverbères près de s’éteindre, la lune répandant sa pâle lumière sur les cheminées... et je ne sais quel sentiment d’abandon et de tristesse s’empara de son âme: il lui semblait être seul au monde!

Enfin il se coucha en murmurant une prière, et, s’étant endormi, la belle vallée du Graufthal lui fut rendue: il entendait le vague frisson du feuillage, et le merle noir chanter sous les sombres colonnades des sapins.

C’était un beau rêve!

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