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XIX

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Lorsque Frantz Mathéus et le pasteur arrivèrent à la maison, tout le monde était endormi. M. le pasteur, laissant Mathéus sur le seuil de la grande salle, entra seul dans la cuisine et revint au bout de quelques minutes avec de la lumière.

Un calme étrange avait remplacé l’agitation du bonhomme; il suivit machinalement son hôte, qui le conduisit au premier étage, dans une petite chambre à coucher donnant sur le jardin du presbytère.

La cime des arbres s’agitait doucement aux fenêtres, les draps du lit étaient d’une blancheur merveilleuse, et les vieux meubles de chêne semblaient vous annoncer la bienvenue d’un air de familiarité naïve.

Mais l’illustre philosophe, dans sa douleur, ne remarquait point ces détails et s’assit en exhalant un profond soupir.

«Allons, mon cher monsieur, lui dit le pasteur, oubliez les petits désagréments de la carrière philosophique, faites un bon somme, et demain vous serez frais et dispos comme si vous aviez remporté la plus magnifique victoire. »

Puis il serra la main de maître Frantz, déposa la chandelle sur la table et descendit tranquillement se reposer de ses fatigues.

Quand les pas du pasteur eurent cessé de se faire entendre, et que le silence de la nuit régna dans toute la maison, Mathéus, les deux coudes sur la table et la tête entre les mains, se prit à regarder brûler la chandelle avec un accablement indicible; il ne songeait à rien, et cependant il était triste... triste comme si le grand Démiourgos l’eût abandonné.

Vers une heure il entendit un enfant qui pleurait dans la maison voisine, et la mère qui cherchait à le consoler par de tendres paroles; cette voix d’enfant, si faible et si douce, et cette voix de mère plus douce encore, remuerent le cœur du bonhomme; une larme mouilla ses yeux! Puis, l’enfant s’étant apaisé, le silence redevint plus grand, et maître Frantz, accablé de fatigue, finit par s’endormir le front sur la table.

Lorsqu’il s’éveilla, le jour commençait à grisonner les vitres, et la chandelle montait en flamme rouge du fond du chandelier. Alors tous les événements de la nuit se retracèrent à sa mémoire. Il se leva et ouvrit une fenêtre.

Déjà les oiseaux gazouillaient dans le jardin; quelques ouvriers, la pioche sur l’épaule, passaient en causant le long de la grille, et leurs voix, à cette heure matinale, s’entendaient d’un bout de la rue à l’autre. Les fraîches laitières de la montagne, leur grande cruche d’étain sous le bras, se reposaient autour des bornes voisines, et les servantes en petites jupes, et les bras nus, venaient une à une acheter le lait du ménage. Toutes ces bonnes gens avaient un air de santé qui faisait plaisir à voir. Les servantes s’arrêtaient à jaser entre elles de baptêmes, de mariages, du départ des conscrits, de ceci, de cela.

Puis tout à coup l’une d’elles s’écriait:

«Ah! mon Dieu! mon feu qui brûle depuis une demi-heure! mon pain qui roussit... et moi qui reste là ! Bonjour, mademoiselle Charlotte!...

—Bonjour, mademoiselle Christine.»

Et les voilà qui se dispersent et qui courent, regrettant de n’en avoir pas assez dit et se promettant bien de recommencer le lendemain.

Les marchands ouvraient aussi leurs boutiques et suspendaient leurs étalages aux crochets de la porte.

A chaque instant c’était du nouveau; puis l’air de la montagne vous arrivait si vif, si pur, que la poitrine se dilatait de bonheur et respirait en quelque sorte d’elle-même.

Maître Frantz, ranimé par ce joyeux spectacle, commençait à voir les choses d’un point de vue plus agréable; il s’étonnait même de ses craintes chimériques, car enfin personne ne pouvait l’empêcher d’enseigner une doctrine fondée sur la plus haute morale, sur la plus saine logique. Peu s’en fallut qu’il ne prît alors la résolution sérieuse de se dénoncer à M. le procureur, afin de confondre les envieux; mais sa prudence lui fit entrevoir qu’on pourrait bien l’enfermer d’abord, sauf à juger la doctrine plus tard, et cette réflexion judicieuse refroidit son enthousiasme: «Frantz, se dit-il, tu es possédé d’une ardeur philosophique trop grande. Sans doute il serait beau de souffrir la persécution et le martyre pour l’immuable vérité, ce serait même très-beau; mais à quoi cela servirait-il? Si l’on te mettait en prison, qui enseignerait l’anthropo zoologie au genre humain? Ce ne serait pas Coucou Peter, homme de peu de foi et naturellement enclin aux jouissances de la chair. Il vaut mieux t’en aller... c’est la sagesse qui l’ordonne! Surtout, Frantz, défie-toi de ton audace extraordinaire: le vrai courage consiste à dompter ses passions!»

Quand l’illustre philosophe se fut ainsi moralisé lui-même, il résolut de partir pour Strasbourg sans perdre une minute. En conséquence il mit son large feutre et descendit à tâtons dans le corridor. Mais comme il passait devant une petite chambre sous l’escalier et qu’il hésitait, ne sachant s’il devait prendre à droite ou à gauche, la voix de son disciple cria de l’intérieur:

«Qui est là ?

—C’est moi, mon ami..

—Ah! c’est vous, monsieur le docteur.»

En même temps Mathéus entendit quelqu’ un sauter du lit, et Coucou Peter en chemise apparut sur le seuil.

«Comment, diable! vous êtes déjà debout de si grand matin! fit le joyeux ménétrier.

—Ah! ce n’est pas sans cause, mon garçon. Tu sauras que j’ai appris hier, au casino, que nous sommes poursuivis.

—Poursuivis! s’écria Coucou Peter en renversant son bonnet de coton sur sa nuque, et par qui?

—Par les gendarmes.

—Et pourquoi?

—Pour avoir prêché la doctrine!

—La doctrine! Ah! les gueux! Voyez-vous, ils veulent garder leurs places, tandis que si nous étions les maîtres, c’est nous qui serions les rabbins.

—Oui, mon garçon. On nous menace des galères!»

Coucou Peter ouvrit de grands yeux et resta bouche béante.

En même temps une voix lui cria du fond de la chambre:

«Sauve-toi, Peter! au nom du ciel, sauve-toi!

—Sois tranquille, Grédel, sois tranquille, dit le ménétrier. Pauvre petite femme, comme elle m’aime? Nous allons décamper tout de suite... Dieu de Dieu, les galères! Ah! les gredins... Où allons-nous, maître Frantz?

—A Strasbourg.

—Oui, allons à Strasbourg. Grédel, lève-toi pour nous préparer un bon déjeuner. Maître Frantz, rentrez chez vous; dans cinq minutes je suis prêt.»

L’illustre philosophe rentra dans sa chambre, et bientôt Coucou Peter arrivait en attachant ses bretelles:

«Maître Frantz, dit-il, ma femme est déjà dans la cuisine; je vais seller Bruno, et avant une heure nous serons en route.»

Cependant Mathéus le retint encore quelques minutes, pour lui faire part de ce qui s’était passé la veille. Coucou Peter apprit avec plaisir qu’on les cherchait du côté de Haslach.

«C’est bon, dit-il, c’est bon, rien ne nous presse; nous pouvons déjeuner tranquillement. »

Puis ils descendirent ensemble à la cuisine, et trouvèrent Grédel en train de mettre des côtelettes sur le gril et d’arranger la cafetière.

Malgré ses inquiétudes, l’illustre philosophe fut charmé de cette petite scène matinale. L’activité de Grédel, allant, venant, arrangeant le feu, retournant les côtelettes, lui rappelait sa bonne vieille Martha, qui, sans doute, à la même heure, prenait des soins semblables. Il s’assit tout rêveur en face de l’âtre, et Coucou Peter courut donner un picotin à Bruno.

Le jour répandait alors ses teintes bleuâtres dans la cuisine, le feu pétillait, des milliers d’étincelles couraient sur la plaque noire du foyer, et maître Frantz contemplait cela d’un air grave en songeant au Graufthal.

Au bout d’un quart d’heure, Coucou Peter revint dire que Bruno mangeait son picotin d’avoine avec une satisfaction visible. Puis, se tournant vers sa femme:

«Grédel, donne-moi ton meilleur couteau, j’en ai besoin.

—Pourquoi faire? lui demanda-t-elle?

—Tu verras, tu verras tout à l’heure.» Dès qu’il eut reçu le couteau, le gaillard se dressa sur l’âtre, saisit dans la cheminée une andouille grosse comme le bras et la coupa en deux; il fit de même d’un jambon et parut fort satisfait de sa besogne.

«Maître Frantz, dit-il, si nous sommes forcés de courir les bois, nous ne mangerons pas des glands comme les amis de saint Antoine.

—Ah! ce n’est pas toi, mauvais gueux, qui mourras jamais de faim, lui dit sa femme; tu mettrais plutôt ta culotte en gage!

—Que tu me connais bien, Grédel, que tu me connais bien!» s’écria le joyeux ménétrier en l’embrassant avec amour.

Il sortit alors pour mettre ses provisions dans le hâvre-sac, et Grédel se prit à dire:

«Est-ce bien vrai, monsieur le docteur, que vous voulez le nommer grand rabbin de la pérégrination des âmes? Voyez-vous, il m’en a tant conté... tant conté... que je ne peux plus le croire.

—Oui, mon enfant, c’est vrai, dit le bonhomme; votre mari, malgré son humeur joyeuse et sa légèreté naturelle, est un bon cœur; je l’aime... il me succédera dans le gouvernement des âmes.

—Ah! fit-elle, je sais bien que c’est un bon garçon et un brave homme aussi; mais il est si léger, il m’a donné tant de chagrin, ce gueux-là ! Eh bien! je ne peux pas m’empêcher de l’aimer tout de même; il a son bon côté, pourvu qu’on sache le prendre.

—C’est bien, mon enfant, c’est bien, dit Mathéus touché de l’air naïf de Grédel; Coucou Peter vous fera beaucoup d’honneur; on parlera de lui jusque dans les siècles des siècles.»

Grédel, toute fière de ces paroles, courut mettre la nappe dans la grande salle, et Coucou Peter étant rentré de nouveau, on fit un excellent déjeuner de tartines au beurre, de café et de côtelettes; si bien que M. le pasteur, entendant le bruit des verres, ne tarda point à paraître en simple culotte, et, voyant ses convives attablés, il partit d’un grand éclat de rire:

«A la bonne heure, dit-il, à la bonne heure! je vois avec plaisir que vous êtes tout consolé. »

On aurait dit deux œufs de Pâques. ( Page 55.)


Maître Frantz lui fit aussitôt connaître son prochain départ.

«Eh bien! mon cher monsieur, lui dit le pasteur en s’asseyant, malgré la joie que j’aurais eue de vous garder plus longtemps, je dois approuver votre prudence. Kitzig finirait par vous découvrir ici, et toute l’affection qu’il me porte ne pourrait vous sauver d’une vilaine affaire. Sur ce, buvons un coup. Grédel, voici la clef de la petite cave; tu prendras une bouteille de wolxheim.

—Oui, monsieur le pasteur.»

Alors on but et l’on mangea de fort bon appétit.

Maître Frantz était triste de quitter de si braves gens; mais, vers huit heures, il fallut bien se séparer. Le bonhomme embrassa le pasteur; Coucou Peter embrassa sa femme, qui versa bien des larmes sur ce mauvais sujet; on les reconduisit jusque dans la cour où les attendait Bruno, et Mathéus était en selle, que le pasteur Schweitzer lui serrait encore la main avec expression, et que la petite Grédel ne pouvait se détacher du cou de Coucou Peter.

Ils partirent enfin, au milieu des bénédictions et des bons souhaits de toute la famille.

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