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Maître Frantz et son disciple eurent bientôt traversé la ville. Les petites maisons, éparses aux flancs de la côte, se succédaient rapidement l’une à l’autre avec leurs granges, leurs étables, leur escalier de bois où pend la lessive, leurs enfants joufflus qui vous demandent l’aumône, et leurs vieilles femmes curieuses qui se penchent aux lucarnes en branlant la tête.

C’était un coup d’oeil superbe. (Page 59.)


Au bout d’un quart d’heure ils étaient dans la campagne, respirant le grand air, galopant entre deux files de noyers à perte de vue, écoutant le chant des oiseaux, et rêvant encore à ce digne pasteur Schweitzer, qui les avait si bien reçus, à cette tendre petite Grédel, qui pleurait de si bon cœur en les voyant partir.

Quand les toits enfumés de Saverne et la vieille tour carrée de l’église eurent disparu derrière la montagne, Coucou Peter sortit enfin de cette rêverie profonde; il toussa deux ou trois fois, puis, élevant la voix, il chanta d’un air grave l’antique ballade du comte de Géroldsek: le nain jaune en faction sur la plus haute tourelle, et la délivrance de la belle Itha, retenue captive au Haut-Barr. La voix de Coucou Peter avait quelque chose de mélancolique, car il songeait à sa petite Grédel. Bruno relevait le pas en cadence, et Mathéus, écoutant ce vieux langage, se rappelait confusément de vagues souvenirs.

Au dernier couplet, Coucou Peter reprit haleine et s’écria:

«Quelle joyeuse vie menaient ces comtes de Géroldsek! Parcourir la montagne, enlever les filles, battre les maris, boire, chanter, festoyer du matin au soir... Dieu de Dieu! quelle existence! le roi n’était pas digne d’être leur cousin!

—Sans doute, sans doute, c’étaient de hauts et puissants seigneurs que ces comtes de Géroldsek, dit Mathéus; leur empire s’étendait du comté de Barr jusqu’au Sûngau, et du Mundat inférieur jusqu’au Bassigny en Champagne; les plus riches joyaux, les plus belles armes, les plus magnifiques tentures paraient leurs somptueux châteaux d’Alsace et de Lorraine, les vins les plus exquis remplissaient leurs celliers, de nombreux cavaliers chevauchaient sous leurs bannières, dans leurs cours se pressaient force gentilshommes et valets à leurs gages, quelques moines aussi qu’ils tenaient en grande estime. Malheureusement, au lieu de pratiquer les vertus anthropo-zoologiques, ces nobles personnages détroussaient les voyageurs sur la grande route, et l’Être des êtres, lassé de leurs rapines, les a fait redescendre au rang des animaux!

—Ah! s’écria Coucou Peter en riant, il me semble avoir été un de ces bons moines dont vous parliez tout à l’heure... Oui, ça m est tout à fait naturel d’avoir été un de ces bons moines. Il faudra pourtant que je m’en assure quand je passerai au Géroldsek.

—Et comment t’y prendras-tu?

—Je monterai au château, et si j’ai été un de ces bons moines, je retrouverai tout de suite le chemin de la cave.»

Mathéus, tout en déplorant les tendances sensuelles de son disciple, rit intérieurement de sa joyeuse humeur. «On ne peut être parfait, se disait-il; ce pauvre Coucou Peter ne songe qu’à satisfaire ses appétits physiques, mais il est si bon garçon, que le grand Démiourgos ne saurait lui en vouloir. Je crois qu’il rirait lui-même de ses idées de moine et de son épreuve de la cave de Géroldsek!» Et l’illustre philosophe hochait la tête comme pour dire: «Il ne changera jamais! il ne changera jamais!»

Tout en causant de la sorte, ils cheminaient tranquillement le long des noyers. Depuis une heure ils avaient pris l’autre côté de la route, pour recevoir l’ombre des arbres, car le soleil était haut et la chaleur accablante. Aussi loin que pouvait s’étendre le regard, on ne découvrait dans cette immense plaine d’Alsace que l’ondulation des seigles, des blés, des avoines; les tièdes bouffées de la brise vous apportaient le parfum des foins coupés. Mais on regardait malgré soi du côté de la Mossig, sous l’ombre épaisse des vieux saules qui trempaient leur longue chevelure dans l’eau, et l’on rêvait au bonheur de se baigner dans ces ondes vives et limpides.

Vers midi, Frantz Mathéus et son disciple s’arrêtèrent près d’une source entourée d’aulnes, non loin de la route; ils dessellèrent Bruno. Coucou Peter mit rafraîchir dans la source sa gourde de wolxheim; il sortit les provisions du hâvre-sac et s’étendit près de son illustre maître, entre deux sillons d’avoine, qui les dérobaient complétement à l’ardeur du jour.

C’est une sensation délicieuse, après les fatigues et la poussière du chemin, de se reposer à l’ombre, d’entendre l’eau sourdre dans l’herbe, de voir des milliers d’insectes passer au-dessus de votre tête en joyeuses caravanes, et de sentir les grands épis jaunes comme de l’or frissonner autour de vous!

Bruno broutait sur le bord du talus; Coucou Peter levait le coude avec une satisfaction indicible, il faisait claquer sa langue, et présentait de temps en temps la gourde à Mathéus; mais ce n’était que pour la forme, car l’illustre philosophe préférait l’eau de source au meilleur vin, surtout par une chaleur semblable. Enfin le joyeux ménétrier finit son repas, il referma son couteau de poche et s’écria d’un air satisfait:

«Maître Frantz, tout va bien; il est clair que le grand Démiourgos nous protège... c’est clair comme le jour. Nous voilà bien loin de Saverne, et si ce gueux de procureur nous rattrape, je veux être pendu tout de suite. Maintenant, buvez un coup et remettons-nous en route, car si nous arrivons trop tard, les portes de la ville seront fermées.»

Ce disant, il rechargea son hâvre-sac, présenta la bride à Mathéus, et l’illustre philosophe ayant enfourché Bruno, on repartit plein de courage et de confiance.

La grande chaleur était passée, l’ombre des coteaux voisins commençait à s’étendre sur la route, et la brise du Rhin rafraîchissait l’air.

Cependant, à chaque village, Coucou Peter se rappelait qu’il lui restait six francs sur les trente que lui avait donnés dame Thérèse, et faisait un tour au bouchon le plus proche. Partout il rencontrait des connaissances et trouvait un prétexte d’offrir ou d’accepter bouteille; mais il avait beau prier son maître d’entrer, celui-ci, prévoyant que de ce train ils n’arriveraient jamais, restait à cheval devant la porte, au milieu d’un cercle de paysans qui venaient le contempler. Tout au plus acceptait-il un verre par la fenêtre, pour trinquer avec les nombreux amis de son disciple. Enfin, vers le soir, ils aperçurent l’antique cité de Strasbourg. Une plus grande animation se manifestait déjà sur leur passage; à chaque instant ils rencontraient des voitures, des rouliers entraînant leurs chevaux par la bride, des douaniers armés de leur tige de fer sondant les ballots, des diligences chargées de conscrits. Une foule de lumières apparaissaient à l’horizon et se doublaient dans les ondes noires de l’Ill. Mais quand ils eurent franchi le pont, le corps de garde tumultueux, les détours de l’avancée; quand ils eurent pénétré dans la ville et que les vieilles maisons avec leurs façades décrépites, leurs mille fenêtres miroitant au reflet des réverbères, leurs magasins de soieries, de confiserie, de librairie, illuminés comme des lanternes magiques; leurs portes cochères encombrées de marchandises, leurs ruelles tortueuses fuyant dans les ténèbres; quand tout cela s’offrit à leurs regards, alors, que de souvenirs lointains, que de pensées attendrissantes revinrent à la mémoire du bon docteur! C’est là qu’il avait passé les plus belles années de sa jeunesse: voici la brasserie du Héron, où chaque soir, en sortant de l’amphithéâtre, il venait fumer sa pipe et prendre sa chope de bière en compagnie de Ludwig, de Conrad, de Bastian et de tant d’autres joyeux camarades! C’est là que le seignor pérorait gravement au milieu des Burchen ses sujets; que les jolies servantes couraient autour d’eux en riant avec l’un, répondant au clin d’oeil de l’autre, et s’écriant aux ordres de leur maîtresse: «Oui, madame, tout de suite!» Oh! les beaux jours, que vous êtes loin déjà ! Qu’êtes-vous devenus, Conrad, Wilhelm, Ludwig, intrépides buveurs?... qu’êtes-vous devenus depuis quarante ans? Et vous, Gretchen, Rosa, Charlotte, qu’êtes-vous devenues? vous si fraîches, si gracieuses, si légères, vous qui agaciez le petit Frantz, toujours si grave au coin de la table, fumant avec calme, buvant à petites gorgées, les yeux au plafond et rêvant déjà peut-être ses sublimes découvertes anthropo-zoologiques. Qu’êtes-vous devenues, jeunesse, grâce, beauté, insouciance de la vie, espérance sans bornes? Ah! vous êtes loin... bien loin! Pauvre Mathéus, tu te fais vieux, tes tempes grisonnent, il n’y a plus que ton système qui te soutienne!

Ainsi rêvait le bonhomme... et son cœur battait avec force; et la foule, les voitures, les magasins, les édifices se succédaient autour de lui, sans pouvoir le distraire de ses souvenirs.

Parfois cependant l’aspect des lieux le tirait de ses mélancoliques rêveries: ici, près de la douane, sous les toits de cette haute maison qui se mire dans l’Ill et regarde passer les bateaux, était sa mansarde; sa petite table de sapin tachée d’encre, son lit entouré de rideaux bleus au fond de l’alcôve... et lui, Frantz Mathéus, jeune, les deux coudes sur l’antique in-folio déployé tout au large près de la chandelle solitaire, étudiait les principes du sage Paracelse, qui place l’âme dans l’estomac;—de l’illustre Bordeu, qui la disperse dans tous les organes; du profond La Caze, qui la fixe au centre tendineux du diaphragme;—du judicieux Ernest Platner, qui la fait pomper dans l’atmosphère par les poumons;—du sublime Descartes, qui l’enferme dans la glande pinéale; —de tous les grands maîtres de la pensée humaine! Oui, il revoyait tout cela et souriait d’un sourire naïf, car, depuis, que de connaissances précieuses, que de savantes découvertes s’étaient amoncelées dans son esprit!

«Ah! se disait-il, si le corps s’épuise et s’affaiblit, l’intelligence se développe chaque jour: éternelle jeunesse de l’âme, qui ne saurait vieillir et se complète dans ses transformations successives!»

Plus loin encore, c’était la demeure de Louise, de la bonne, de l’innocente Louise qui filait d’un air pudique, tandis que lui, Mathéus, assis à ses genoux sur un tabouret, la regardait des heures entières et murmurait: «Louise, est-ce que vous m’aimez bien?» et elle qui répondait: «Vous savez bien, Frantz, que je vous aime!»

Oh! les doux souvenirs! faut-il que tout cela ne soit plus qu’un rêve!

Le bonhomme se laissait aller au charme de ces pensées lointaines; il croyait entendre encore le rouet de Louise bourdonner dans le silence, quand la voix de Coucou Peter vint dissiper ces illusions charmantes.

«Maître Frantz, dit-il, où allons-nous?

—Nous allons où le devoir nous appelle, répondit Mathéus.

—Oui, mais dans quel endroit?

—Dans l’endroit le plus propre à la propagation de la doctrine.»

Ils se trouvaient alors au coin de la rue des Arcades et firent halte sous un réverbère.

«Est-ce que vous avez faim, maître Frantz? demanda Coucou Peter.

—Un peu, mon ami.

—C’est comme moi, dit le disciple en se grattant l’oreille; le grand Démiourgos devrait bien nous envoyer à souper.»

Mathéus observa Coucou Peter; il n’avait pas l’air de plaisanter, ce qui le rendit lui-même fort sérieux.

Pendant plus d’un quart d’heure, ils regardèrent passer le monde sous les arcades, les marchands crier leurs marchandises, les jolies filles s’arrêter devant les étalages, les étudiants faire résonner leurs éperons sur le trottoir et siffler leur cravache, les graves professeurs traverser la foule, un paquet de livres sous le bras.

Enfin Coucou Peter reprit:

«Je crois, maître Frantz, que l’Être des êtres ne pense pas à nous en ce moment. Ma foi, nous ne ferions pas mal d’aller gagner quelques sous dans les brasseries, au lieu d’attendre qu’il nous apporte à souper; si vous saviez chanter, je vous dirais d’entrer avec moi; mais comme ça, j’irai seul et vous m’attendrez à la porte.»

Cette proposition parut bien humiliante à Mathéus; mais, ne sachant que répondre, il se résigna et suivit son disciple, qui remontait la Grande-Rue et sortait son violon de sa gibecière.

On ne pouvait rien voir de plus triste que le bon docteur, allant de brasserie en brasserie et regardant par la fenêtre son disciple danser tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, pour faire vivre la doctrine. Il avait beau se représenter sa haute mission, et se dire que l’Être des êtres voulait éprouver son courage avant de l’élever au faite de la gloire; il avait beau mépriser ces riches magasins, ces magnifiques étalages et tout cet éclat du luxe et de l’opulence, et s’écrier: «Vanitas vanitatum et omnia vanitas! Votre orgueil n’est que poussière, ô grands de la terre! vous passerez comme des ombres et serez comme si vous n’aviez jamais été :» toutes ces vérités sublimes ne servaient pas à grand’chose; et, pour comble de tristesse, Bruno voulait entrer dans toutes les auberges.

Ils s’arrêtèrent devant plus de vingt tavernes, et, vers neuf heures, Coucou Peter n’avait encore que cinq sous en poche.

«Monsieur le docteur, dit-il, ça va mal; voici trois sous, si vous voulez prendre une chope; moi je vais acheter un petit pain, car mon estomac se creuse de plus en plus.

—Merci, Coucou Peter, merci! dit le bonhomme fort triste, je n’ai pas soif; mais écoute-moi: je me rappelle maintenant que Georges Müller, le maître d’hôtel du Héron, m’a fait promettre de ne jamais descendre que chez lui; c’était le dernier jour de notre Fuchscommerce, nos études venaient de finir; Georges Müller, voyant que mes camarades et moi nous avions acquitté toutes nos dettes, nous serra la main et nous offrit son hôtel, si par hasard l’un de nous revenait à Strasbourg. Cette promesse, je me la rappelle comme d’aujourd’ hui; il est de mon devoir de tenir parole.

—Et combien y a-t-il de cela? demanda Coucou Peter, dont la figure se ranimait d’espérance.

—Il y a trente-cinq ans, répondit Mathéus avec simplicité.

—Trente-cinq ans! s’écria Coucou Peter, et vous croyez que Georges Müller est toujours là ?

—Sans doute, j’ai remarqué son enseigne en passant; rien n’est changé.

—Eh bien! allons au Héron, fit le disciple d’un air abattu; s’il n’y a rien à gagner, au moins il n’y aura rien à perdre;—que le grand Démiourgos nous soit en aide!»

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