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VII
ОглавлениеPlusieurs jours se passèrent sans rien amener de nouveau. Mon existence au Nideck était fort monotone; c’était toujours le matin l’air mélancolique de la trompe de Sébalt, puis une visite au comte, puis le déjeuner, puis les réflexions à perte de vue de Sperver sur la Peste-Noire, les bavardages sans fin de Marie Lagoutte, de maître Tobie et de toute cette nichée de domestiques, n’ayant d’autres distractions que boire, jouer, fumer, dormir. Knapwurst seul avait une existence supportable; il s’enfonçait dans ses chroniques jusque par-dessus les oreilles, et le nez rouge, grelottant de froid au fond de la bibliothèque, il ne se lassait pas de curieuses recherches.
On peut se figurer mon ennui. Sperver m’avait fait voir dix fois les écuries et le chenil; les chiens commençaient à se familiariser avec moi. Je savais par cœur toutes les grosses plaisanteries du majordorme après boire, et les répliques de Marie Lagoutte. La mélancolie de Sébalt me gagnait de jour en jour; j’aurais volontiers soufflé dans son cor pour me plaindre aux montagnes, et je tournais sans cesse les yeux vers Fribourg.
Cependant la maladie du seigneur Yéri-Hans poursuivait son cours. C’était ma seule occupation sérieuse. Tout ce que m’avait dit Sperver se vérifiait: parfois le comte, réveillé en sursaut, se levait à demi, et, le cou tendu, les yeux hagards, il murmurait à voix basse:
«Elle vient! elle vient!»
Alors Gédéon secouait la tête, il montait sur la tour des signaux; mais il avait beau regarder à droite et à gauche, la Peste-Noire restait invisible.
A force de réfléchir à cette étrange maladie, j’avais fini par me persuader que le seigneur de Nideck était fou; l’influence bizarre que la vieille exerçait sur son esprit, ses alternatives d’égarement et de lucidité, tout me confirmait dans cette opinion.
Les médecins qui se sont occupés de l’aliénation mentale savent que les folies périodiques ne sont pas rares; que les unes se manifestent plusieurs fois dans l’année: au printemps, en automne, en hiver, et que les autres ne se montrent qu’une seule fois. Je connais à Fribourg une vieille dame qui pressent elle-même, depuis trente ans, le retour de son délire: elle se présente à la maison de santé. On l’enferme. Là, cette malheureuse voit chaque nuit se reproduire les scènes effrayantes dont elle a été témoin pendant sa jeunesse: elle tremble sous la main du bourreau, elle est arrosée du sang des victimes, elle gémit à faire pleurer les pierres. Au bout de quelques semaines, les accès deviennent moins fréquents. On lui rend enfin sa liberté, sûr de la voir revenir l’année suivante.
«Le comte de Nideck se trouve dans une situation analogue, me disais-je, des liens inconnus de tous l’unissent évidemment à la Peste-Noire. Qui sait?—Cette femme a été jeune... elle a dû être belle.» Et mon imagination, une fois lancée dans cette voie, construisait tout un roman. Seulement, j’avais soin de n’en rien dire à personne, Sperver ne m’aurait jamais pardonné de croire son maître capable d’avoir eu des relations avec la vieille; et quant à mademoiselle Odile, le seul mot de folie aurait suffi pour lui porter un coup terrible.
La pauvre jeune fille était bien malheureuse. Son refus de se marier avait tellement irrité le comte qu’il supportait difficilement sa présence; il lui reprochait sa désobéissance avec amertume et s’étendait sur l’ingratitude des enfants. Parfois même des crises violentes suivaient les visites d’Odile. Les choses en vinrent au point que je me crus forcé d’intervenir. J’attendis un soir la comtesse dans l’antichambre, et je la suppliai de renoncer à soigner le comte; mais ici se présenta, contre mon attente, une résistance inexplicable. Malgré toutes mes observations, elle voulut continuer à veiller son père comme elle l’avait fait jusqu’à ce jour. «C’est mon devoir, dit-elle d’une voix ferme, et rien au monde ne saurait m’en dispenser.
—Madame, lui répondis-je en me plaçant devant la porte du malade, l’état de médecin impose aussi des devoirs, et, si cruels qu’ils puissent être, un honnête homme doit les remplir: votre présence tue le comte.»
Je me souviendrai toute ma vie de l’altération subite des traits d’Odile.
A ces paroles, tout son sang parut refluer vers le cœur; elle devint blanche comme un marbre, et ses grands yeux bleus, fixés sur les miens, semblèrent vouloir lire au fond de mon âme.
«Est-ce possible?... balbutia-t-elle. Vous m’en répondez sur l’honneur... n’est-ce pas, Monsieur?...
—Oui, Madame, sur l’honneur!»
Il y eut un long silence. Puis, d’une voix étouffée:
«C’est bien, dit-elle, que la volonté de Dieu s’accomplisse!...»
Et, courbant la tête, elle se retira.
Le lendemain de cette scène, vers huit heures du matin, je me promenais dans la tour de Hugues, en songeant à la maladie du comte, dont je ne prévoyais pas l’issue, et à ma clientèle de Fribourg, que je risquais de perdre par une trop longue absence, lorsque trois coups discrets, frappés contre la porte, vinrent m’arracher à ces tristes réflexions.
«Entrez!»
La porte s’ouvrit, et Marie Lagoutte parut sur le seuil, en me faisant une profonde révérence.
L’arrivée de la bonne femme me contrariait beaucoup; j’allais la prier de me laisser seul, mais l’expression méditative de sa physionomie me surprit. Elle avait jeté sur ses épaules un grand châle rouge et vert, elle baissait la tête en se pinçant les lèvres; et ce qui m’étonna le plus, c’est qu’après être entrée, elle ouvrit de nouveau la porte, pour s’assurer que personne ne l’avait suivie.
«Que me veut-elle? pensai-je en moi-même. Que signifient ces précautions?»
J’étais intrigué.
«Monsieur le docteur, dit enfin la bonne femme en s’avançant vers moi, je vous demande pardon de vous déranger de si grand matin, mais j’ai quelque chose de sérieux à vous apprendre.
—Parlez, Madame, de quoi s’agit-il?
—Il s’agit du comte.
—Ah!
—Oui, Monsieur, vous savez sans doute que c’est moi qui l’ai veillé la nuit dernière.
—En effet. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.»
Elle s’assit en face de moi, dans un grand fauteuil de cuir, et je remarquai avec étonnement le caractère énergique de cette tête, qui m’avait paru grotesque le soir de mon arrivée au château.
«Monsieur le docteur, reprit-elle après un instant de silence, en fixant sur moi ses grands yeux noirs, il faut d’abord vous dire que je ne suis pas une femme craintive; j’ai vu tant de choses dans ma vie, et de si terribles, qu’il n’y a plus rien qui m’étonne: quand on a passé par Marengo, Austerlitz et Moscou, pour arriver au Nideck, on a laissé la peur en route.
—Je vous crois, Madame.
—Ce n’est pas pour me vanter que je vous dis ça; c’est pour bien vous faire comprendre que je ne suis pas une lunatique et qu’on peut se fier à moi quand je dis: «J’ai vu telle chose.»
—Que diable va-t-elle m’apprendre? me demandai-je.
—Eh bien! donc, reprit la bonne femme, hier soir, entre neuf et dix heures, comme j’allais me coucher, Offenloch entre et me dit: «Marie, il faut veiller le comte.» D’abord cela m’étonne. «Comment! veiller le comte? est-ce que mademoiselle ne veille pas son père elle-même? —Non, mademoiselle est malade, il faut que tu la remplaces.—Malade!... pauvre chère enfant! j’étais sûre que ça finirait ainsi.» Je le lui ai dit cent fois, Monsieur, mais que voulez-vous? quand on est jeune, on ne doute de rien, et puis c’est son père! Enfin, je prends mon tricot, je dis bonsoir à Tobie, et je me rends dans la chambre de monseigneur. Sperver, qui m’attendait, va se coucher. Bon! me voilà seule.»
Ici, la bonne femme fit une pause, elle aspira lentement une prise et parut se recueillir. J’étais devenu fort attentif.
«Il était environ dix heures et demie, reprit-elle, je travaillais près du lit, et je levais de temps en temps le rideau pour voir ce que faisait le comte: il ne bougeait pas; il avait le sommeil doux comme celui d’un enfant. Tout alla bien jusqu’à onze heures. Alors je me sentis fatiguée. Quand on est vieille, monsieur le docteur, on a beau faire, on tombe malgré soi, et d’ailleurs, je ne me défiais de rien; je me disais: «Il va dormir d’un trait jusqu’au jour.» Vers minuit, le vent cesse, les grandes vitres qui grelottaient se taisent. Je me lève pour voir un peu ce qui se passe dehors. La nuit était noire comme une bouteille d’encre; finalement, je reviens me remettre dans mon fauteuil; je regarde encore une fois le malade, je vois qu’il n’a pas changé de position, et je reprends mon tricot; mais au bout de quelques instants, je m’endors... je m’endors... là... ce qui s’appelle... bien! Mon fauteuil était tendre comme un duvet, la chambre était chaude... Que voulez-vous?... Je dormais depuis environ une heure, quand un coup d’air me réveille en sursaut. J’ouvre les yeux, et qu’est-ce que je vois? La grande fenêtre du milieu ouverte, les rideaux tirés, et le comte en chemise, debout sur cette fenêtre!
—Le comte?
—Oui.
—C’est impossible... il peut à peine remuer.
—Je ne dis pas non! mais je l’ai vu comme je vous vois: il tenait une torche à la main; la nuit était sombre et l’air si tranquille, que la flamme de la torche se tenait toute droite.»
Je regardai Marie-Anne d’un air stupéfait.
«D’abord, reprit-elle après un instant de silence, de voir cet homme, les jambes nues, dans une pareille position, ça me produit un effet... un effet... je veux crier... mais aussitôt je me dis: «Peut-être qu’il est somnambule! si tu cries... il s’éveille... il tombe... il est perdu!...» Bon! je me tais et je regarde, avec des yeux!... vous pensez bien!... Voilà qu’il lève sa torche lentement, puis il l’abaisse... il la relève et l’abaisse, enfin trois fois, comme un homme qui fait un signal; ensuite il la jette dans les remparts, ferme la fenêtre, tire les rideaux, passe devant moi sans me voir, et se couche en marmottant Dieu sait quoi!
—Êtes-vous bien sûre d’avoir vu cela, Madame?
—Si j’en suis sûre!...
—C’est étrange!
—Oui, je le sais bien; mais que voulez-vous? c’est comme ça! Ah! dame! dans le premier moment ça m’a remuée..., puis, quand je l’ai revu couché dans son lit, les mains sur la poitrine, comme si de rien n’était, alors je me suis dit: «Marie-Anne, tu viens de faire un mauvais rêve, ça n’est pas possible autrement, » et je me suis approchée de la fenêtre; mais la torche brûlait encore, elle était tombée dans une broussaille, un peu à gauche de la troisième poterne, on la voyait briller comme une étincelle: il n’y avait pas moyen de dire non.»
Marie Lagoutte me regarda quelques secondes en silence:
«Vous pensez bien, Monsieur, qu’à partir de ce moment-là je n’ai plus eu sommeil de toute la nuit. J’étais comme qui dirait sur le qui-vive. A chaque instant, je croyais entendre quelque chose derrière mon fauteuil. Ce n’est pas la peur, mais que voulez-vous? j’étais inquiète, ça me tracassait! Ce matin au petit jour, j’ai couru éveiller Offenloch et je l’ai envoyé près du comte. En passant dans le corridor, j’ai vu que la première torche à droite manquait dans son anneau, je suis descendue, et je l’ai trouvée près du petit sentier du Schwartz-Wald; tenez, la voilà.»
Et la bonne femme sortit de dessous son tablier un bout de torche qu’elle déposa sur la table.
J’étais terrassé.
Comment cet homme, que j’avais vu la veille si faible, si épuisé, avait-il pu se lever, marcher, ouvrir et refermer une lourde fenêtre? Que signifiait ce signal au milieu de la nuit? Les yeux tout grands ouverts, il me semblait assister à cette scène étrange, mystérieuse, et ma pensée se reportait involontairement vers la Peste-Noire. Je m’éveillai enfin de cette contemplation intérieure, et je vis Marie Lagoutte qui s’était levée et se disposait à sortir.
«Madame, lui dis-je en la reconduisant, vous avez très-bien fait de me prévenir et je vous en remercie. Vous n’avez rien dit à personne de cette aventure?
—A personne, Monsieur; ces choses-là ne se disent qu’au prêtre et au médecin.
—Allons, je vois que vous êtes une brave personne.»
Ces paroles s’échangeaient sur le seuil de la tour. En ce moment Sperver parut au fond de la galerie, suivi de son ami Sébalt.
«Eh! Fritz! cria-t-il en traversant la courtine, tu vas en apprendre de belles!
—Allons... bon! me dis-je, encore du nouveau... Décidément le diable se mêle de nos affaires!»
Marie Lagoutte avait disparu. Le piqueur et son camarade entrèrent dans la tour.