Читать книгу Contes et romans populaires - Erckmann-Chatrian - Страница 42

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Table des matières

J’errais autour du Nideck sans pouvoir retrouver l’issue par laquelle j’étais sorti.

Tant d’inquiétudes et d’émotions successives commençaient à réagir sur ma tête; je marchais au hasard, me demandant avec terreur si la folie ne jouait pas un rôle dans mes idées, ne pouvant me résoudre à croire à ce que j’avais vu, et cependant effrayé de la lucidité de mes perceptions.

Cet homme qui lève un flambeau dans les ténèbres, qui hurle comme un loup, qui va froidement accomplir un crime imaginaire, sans en omettre un geste, une circonstance, le moindre détail, qui s’échappe enfin et confie au torrent le secret de son meurtre: tout cela me torturait l’esprit, allait et venait sous mes yeux, et me produisait l’effet d’un cauchemar.

Je courais, haletant, égaré par les neiges, ne sachant de quel côté me diriger.

Le froid devenait plus vif à l’approche du jour. Je grelottais... Je maudissais Sperver d’être venu me prendre à Fribourg, pour me lancer dans cette aventure hideuse.

Enfin, exténué, la barbe chargée de glaçons, les oreilles à demi gelées, je finis par découvrir la grille et je sonnai à tour de bras.

Il était alors environ quatre heures du matin. Knapwurst se fit terriblement attendre. Sa petite cassine, adossée contre le roc, près du grand portail, restait silencieuse; il me semblait que le bossu n’en finirait pas de s’habiller, car je le supposais couché, peut-être endormi.

Je sonnai de nouveau.

A ce coup, sa figure grotesque sortit brusquement, et me cria de la porte, d’un accent furieux:

«Qui est là ?

—Moi... le docteur Fritz!

—Ah!... c’est différent.»

Il rentra dans sa loge chercher une lanterne, traversa la cour extérieure, ayant de la neige jusqu’au ventre, et, me fixant à travers la grille:

«Pardon, pardon, docteur Fritz, dit-il, je vous croyais couché là-haut, dans la tour de Hugues. Comment! c’était vous qui sonniez? Tiens! tiens! C’est donc ça que Sperver est venu me demander vers minuit si personne n’était sorti. J’ai répondu que non, et, de fait, je ne vous avais pas vu.

—Mais, au nom du ciel, monsieur Knapwurst, ouvrez donc! vous m’expliquerez cela plus tard.

—Allons, allons, un peu de patience.»

Et le bossu, lentement, lentement, défaisait le cadenas et roulait la grille, tandis que je claquais des dents et frissonnais des pieds à la tête.

«Vous avez bien froid, docteur, me dit alors le petit homme; vous ne pouvez entrer au château,—Sperver en a fermé la porte intérieure, je ne sais pourquoi, cela ne se fait pas d’habitude, la grille suffit,—venez vous chauffer chez moi. Vous ne trouverez pas ma petite chambre merveilleuse. Ce n’est à proprement parler qu’un réduit; mais, quand on a froid, on n’y regarde pas de si près.»

Sans répondre à son bavardage, je le suivais rapidement.

Nous entrâmes dans la cassine, et, malgré mon état de congélation presque totale, je ne pus m’empêcher d’admirer le désordre pittoresque de cette sorte de niche. La toiture d’ardoises, appuyée d’un côté contre le roc, et de l’autre sur un mur de six à sept pieds de haut, laissait voir ses poutres noircies, s’étayant jusqu’au faîte.

L’appartement se composait d’une pièce unique, ornée d’un grabat que le gnome ne se donnait pas la peine de faire tous les jours, et de deux petites fenêtres à carreaux hexagones, où la lune avait déteint ses rayons nacrés de rose et de violet. Une grande table carrée en occupait le milieu. Comment cette grande table de chêne massif était-elle entrée par cette petite porte?... Il eût été difficile de le dire.

Quelques tablettes ou étagères soutenaient des rouleaux de parchemin, de vieux bouquins, grands et petits. Sur la table était ouvert un immense volume à majuscules peintes, à reliure de peau blanche, à fermoir et coins d’argent. Cela me parut avoir tout l’air d’un recueil de chroniques. Enfin deux fauteuils, dont l’un de cuir roux et l’autre garni d’un coussin de duvet, où l’échine anguleuse et le coxal biscornu de Knapwurst avaient laissé leur empreinte, complétaient l’ameublement.

Je passe l’écritoire, les plumes, le pot à tabac, les cinq ou six pipes éparses à droite et à gauche, et dans un coin le petit poêle de fonte à porte basse, ouverte, ardente, lançant parfois une gerbe d’étincelles, avec le sifflement bizarre du chat qui se fâche et lève la patte.

Tout cela était plongé dans cette belle teinte brune d’ambre enfumé qui repose la vue, et dont les vieux maîtres flamands ont emporté le secret.

«Vous êtes donc sorti hier soir, monsieur le docteur? me dit Knapwurst, lorsque nous fûmes commodément installés, lui devant son volume, moi les mains contre le tuyau du poêle.

—Oui, d’assez bonne heure, lui répondis-je; un bûcheron du Schwartz-Wald avait besoin de mon secours: il s’était donné de la hache dans le pied gauche.»

Cette explication parut satisfaire le bossu; il alluma sa pipe, une petite pipe de vieux buis, toute noire, qui lui pendait sur le menton.

«Vous ne fumez pas, docteur?

—Pardon.

—Eh bien! bourrez donc une de mes pipes. J’étais là, fit-il en étendant sa longue main jaune sur le volume ouvert, j’étais à lire les chroniques de Hertzog, lorsque vous avez sonné.

Je compris alors la longue attente qu’il m’avait fait subir.

«Vous aviez un chapitre à finir? lui dis-je en souriant.

—Oui, Monsieur,» fit-il de même.

Et nous rîmes ensemble.

«C’est égal, reprit-il, si j’avais su que c’était vous, j’aurais interrompu le chapitre.»

Il y eut quelques instants de silence.

Je considérais la physionomie vraiment hétéroclite du bossu, ces grandes rides contournant sa bouche, ces petits yeux plissés, ce nez tourmenté, arrondi par le bout, et surtout ce front volumineux à double étage. Je trouvais à la figure de Knapwurst quelque chose de socratique, et, tout en me chauffant, en écoutant le feu pétiller, je réfléchissais au sort étrange de certains hommes:

«Voilà ce nain, me disais-je,—cet être difforme, rabougri, exilé dans un coin du Nideck, comme le grillon qui soupire derrière la plaque de l’âtre,—voilà ce Knapwurst qui, au milieu de l’agitation, des grandes chasses, des cavalcades allant et venant, des aboiements, des ruades et des halali, le voilà qui vit seul, enfoui dans ses livres, ne songeant qu’aux temps écoulés, tandis que tout chante ou pleure autour de lui, que le printemps, l’été, l’hiver, passent et viennent regarder, tour à tour, à travers ses petites vitres ternes, égayant, chauffant, engourdissant la nature!... Pendant que tant d’autres êtres se livrent aux entraînements de l’amour, de l’ambition, de l’avarice, espèrent, convoitent, désirent, lui n’espère rien, ne convoite, ne désire rien. Il fume sa pipe, et, les yeux fixés sur un vieux parchemin, il rêve... il s’enthousiasme pour des choses qui n’existent plus, ou qui n’ont jamais existé, ce qui revient au même: «Hertzog a dit ceci... un tel suppose autre chose!» Et il est heureux!... Sa peau parchemineuse se recoquille, son échine en trapèze se casse de plus en plus, ses grands coudes aigus creusent leur trou dans la table, ses longs doigts s’implantent dans ses joues, ses petits yeux gris se fixent sur des caractères latins, étrusques ou grecs. Il s’extasie, il se lèche les lèvres, comme un chat qui vient de laper un plat friand. Et puis il s’étend sur son grabat, les jambes croisées, croyant avoir fait sa suffisance. Oh! Dieu du ciel, est-ce en haut, est-ce en bas de l’échelle, qu’on trouve l’application sévère de tes lois, l’accomplissement du devoir?»

Et cependant la neige fondait autour de mes jambes, la douce haleine du poële me pénétrait, je me sentais renaître dans cette atmosphère enfumée de tabac et de résine odorante.

Knapwurst venait de poser sa pipe sur la table, et appuyant de nouveau la main sur l’in-folio:

«Voici, docteur Fritz, dit-il d’un ton grave qui semblait sortir du fond de sa conscience ou, si vous aimez mieux, d’une tonne de vingt-cinq mesures, voici la loi et les prophètes!

—Comment cela, monsieur Knapwurst?

—Le parchemin, le vieux parchemin, dit-il, j’aime ça! Ces vieux feuillets jaunes, vermoulus, c’est tout ce qui nous reste des temps écoulés, depuis Karl-le-Grand jusqu’aujourd’ hui! Les vieilles familles s’en vont, les vieux parchemins restent! Que serait la gloire des Hohenstaufen, des Leiningen, des Nideck et de tant d’autres races fameuses?... Que seraient leurs titres, leurs armoiries, leurs hauts faits, leurs expéditions lointaines en Terre-Sainte, leurs alliances, leurs antiques prétentions, leurs conquêtes accomplies, et depuis longtemps effacées?... Que serait tout cela, sans ces parchemins? Rien! Ces hauts barons, ces ducs, ces princes seraient comme s’ils n’avaient jamais été, eux et tout ce qui les touchait de près ou de loin!... Leurs grands châteaux, leurs palais, leurs forteresses tombent et s’effacent, ce sont des ruines, de vagues souvenirs!... De tout cela, une seule chose subsiste: la chronique, l’histoire, le chant du barde ou du minnesinger,—le parchemin!»

Il y eut un silence. Knapwurst reprit:

«Et dans ces temps lointains,—où les grands chevaliers allaient guerroyant, bataillant, se disputant un coin de bois, un titre, et quelquefois moins;—avec quel dédain ne regardaient-ils pas ce pauvre petit scribe, cet homme de lettres et de grimoire, habillé de ratine, l’écritoire à la ceinture pour toute arme, et la barbe de sa plume pour fanon! Combien ne le méprisaient-ils pas, disant: «Celui-ci n’est qu’un atome, un puceron; il n’est bon à rien, il ne fait rien, ne perçoit point nos impôts et n’administre point nos domaines, tandis que nous, hardis, bardés de fer, la lance au poing, nous sommes tout!» Oui, ils disaient cela, voyant le pauvre diable traîner la semelle, grelotter en hiver, suer en été, moisir dans sa vieillesse. Eh bien! ce puceron, cet atome les fait survivre à la poussière de leurs châteaux, à la rouille de leurs armures!—Aussi, moi, j’aime ces vieux parchemins, je les respecte, je les vénère. Comme le lierre, ils couvrent les ruines, ils empêchent les vieilles murailles de s’écrouler et de disparaître tout à fait.»

En disant cela, Knapwurst semblait grave, recueilli; une pensée attendrie faisait trembler deux larmes dans ses yeux.

Pauvre bossu, il aimait ceux qui avaient toléré, protégé ses ancêtres! Et puis, il disait vrai, ses paroles avaient un sens profond.

J’en fus tout surpris.

«Monsieur Knapwurst, lui dis-je, vous avez donc appris le latin?

—Oui, Monsieur, tout seul, répondit-il non sans quelque vanité, le latin et le grec; de vieilles grammaires m’ont suffi. C’étaient des livres du comte, mis au rebut; ils me tombèrent dans les mains, je les dévorai!... Au bout de quelque temps, le seigneur du Nideck, m’ayant entendu par hasard faire une citation latine, s’étonna: «Qui donc t’a appris le latin, Knapwurst?—Moi-même, Monseigneur.» Il me posa quelques questions. J’y répondis assez bien. «Parbleu! dit-il, Knapwurst en sait plus que moi, je veux en faire mon archiviste. » Et il me remit la clef des archives. Depuis ce temps, il y a de cela trente-cinq ans, j’ai tout lu, tout feuilleté. Quelquefois, le comte, me voyant sur mon échelle, s’arrête un instant, et me demande: «Eh! que fais-tu donc là, Knapwurst?—Je lis les archives de la famille, Monseigneur.—Ah! et ça te réjouit? —Beaucoup.—Allons, tant mieux! sans toi, Knapwurst, qui saurait la gloire des Nideck?» Et il s’en va en riant. Je fais ici ce que je veux.

—C’est donc un bien bon maître, monsieur Knapwurst?

—Oh! docteur Fritz, quel cœur! quelle franchise! fit le bossu en joignant les mains; il n’a qu’un défaut.

—Et lequel?

—De n’être pas assez ambitieux.

—Comment?

—Oui, il aurait pu prétendre à tout. Un Nideck! l’une des plus illustres familles d’Allemagne, songez donc! il n’aurait eu qu’à vouloir, il serait ministre, ou feld-maréchal. Eh bien! non! dès sa jeunesse, il s’est retiré de la politique;—sauf la campagne de France qu’il a faite à la tête d’un régiment qu’il avait levé à son compte,—sauf cela, il a toujours vécu loin du bruit, de l’agitation, simple, presque ignoré, ne s’inquiétant que de ses chasses.»

Ces détails m’intéressaient au plus haut point. La conversation prenait d’elle-même le chemin que j’aurais voulu lui faire suivre. Je résolus d’en profiter.

«Le comte n’a donc pas eu de grandes passions, monsieur Knapwurst?

—Aucune, docteur Fritz, aucune, et c’est dommage, car les grandes passions font la gloire des grandes familles. Quand un homme dépourvu d’ambition se présente dans une haute lignée, c’est un malheur: il laisse déchoir sa race. Je pourrais vous en citer bien des exemples! Ce qui ferait le bonheur d’une famille de marchands cause la perte des noms illustres.»

J’étais étonné ; toutes mes suppositions sur l’existence passée du comte croulaient.

«Cependant, monsieur Knapwurst, le seigneur du Nideck a éprouvé des malheurs!

—Lesquels?

—Il a perdu sa femme...

—Oui, vous avez raison... sa femme... un ange... il l’avait épousée par amour... C’était une Zâan, vieille et bonne noblesse d’Alsace, mais ruinée par la révolution. La comtesse Odette faisait le bonheur de monseigneur. Elle mourut d’une maladie de langueur qui traîna cinq ans. Ah! tout fut épuisé pour la sauver. Ils firent ensemble un voyage en Italie; elle en revint beaucoup plus mal, et succomba quelques semaines après leur retour. Le comte faillit en mourir. Pendant deux ans il s’enferma, ne voulant voir personne. Sa meute, ses chevaux, il laissait tout dépérir. Le temps a fini par calmer sa douleur. Mais il y a toujours quelque chose qui reste là,—fit le bossu, en appuyant le doigt sur son cœur avec émotion,—vous comprenez... quelque chose qui saigne! Les vieilles blessures font mal, aux changements de temps, et les vieilles douleurs aussi, vers le printemps, quand l’herbe croît sur les tombes, et en automne quand les feuilles des arbres couvrent la terre. Du reste, le comte n’a pas voulu se remarier; il a reporté toute son affection sur sa fille.

—Ainsi ce mariage a toujours été heureux?

—Heureux! Il était une bénédiction pour tout le monde.»

Je me tus. Le comte n’avait pas commis, il n’avait pu commettre un crime. Il fallait me rendre à l’évidence. Mais alors cette scène nocturne, ces relations avec la Peste-Noire, ce simulacre épouvantable, ce remords dans le rêve entraînant les coupables à trahir leur passé, qu’était-ce donc?

Je m’y perdais!

Knapwurst ralluma sa pipe, et m’en offrit une que j’acceptai.

Alors le froid glacial qui m’avait saisi était dissipé ; je me sentais dans cette douce quiétude qui suit les grandes fatigues, lorsque, étendu dans un bon fauteuil, au coin du feu, enveloppé d’un nuage de fumée, on s’abandonne au plaisir du repos, et qu’on écoute le duo du grillon et de la bûche qui siffle dans la flamme.

Nous restâmes bien un quart d’heure ainsi.

«Le comte de Nideck s’emporte quelquefois contre sa fille?» me hasardai-je à dire.

Knapwurst tressaillit, et, me fixant d’un regard louche, presque hostile:

«Je sais, je sais!»

Je l’observais du coin de l’œil, pensant apprendre quelque chose de nouveau, mais il ajouta d’un air ironique:

«Les tours du Nideck sont trop hautes, et la calomnie a le vol trop bas, pour qu’elle puisse jamais y monter.

—Sans doute, mais le fait est positif.

—Oui, que voulez-vous? c’est une lubie, un effet de son mal. Une fois les crises passées, toute son affection pour mademoiselle Odile reparaît. C’est curieux, Monsieur, un amant de vingt ans ne serait pas plus enjoué, plus affectueux. Cette jeune fille fait sa joie, son orgueil. Figurez-vous que je l’ai vu dix fois monter à cheval pour lui chercher une parure, des fleurs, que sais-je? Il partait seul et rapportait ces choses comme en triomphe, sonnant du cor. Il n’aurait voulu en confier la commission à personne, pas même à Sperver, qu’il aime tant! Aussi mademoiselle Odile n’ose exprimer un désir devant lui, de peur de ces folies. Enfin, que puis-je vous dire?... Le comte de Nideck est le plus digne homme, le plus tendre père et le meilleur maître qu’on puisse souhaiter. Les braconniers qui ravagent ses forêts, l’ancien comte Ludwig les aurait fait pendre sans miséricorde; lui, il les tolère, il en fait même des gardes-chasse. Voyez Sperver: eh bien! si le comte Ludwig vivait encore, les os de Sperver seraient en train de jouer des castagnettes au bout d’une corde, tandis qu’il est premier piqueur au château!»

Décidément, c’était à confondre toutes mes suppositions. Je me pris le front entre les mains et je rêvai longtemps.

Knapwurst, supposant que je dormais, s’était remis à sa lecture.

Le jour grisâtre pénétrait dans la cassine. La lampe pâlissait. On entendait de vagues rumeurs dans le château.

Tout à coup des pas retentirent au dehors. Je vis passer quelqu’un devant les fenêtres. La porte s’ouvrit brusquement, et Gédéon parut sur le seuil.

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