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III

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Table des matières

Nous mangions avec ce bienheureux entrain que procurent dix heures de course à travers les neiges du Schwartz-Wald.

Sperver, attaquant tour à tour le gigot de chevreuil, les gelinottes et le brochet, murmurait la bouche pleine:

«Nous avons des bois! nous avons de hautes bruyères! nous avons des étangs!»

Puis il se penchait au dos de son fauteuil, et saisissant au hasard une bouteille, il ajoutait:

«Nous avons aussi des coteaux, verts au printemps, et pourpres en automne!... A ta santé, Fritz!

—A la tienne, Gédéon!»

C’était merveille de nous voir; nous nous admirions l’un l’autre.

La flamme pétillait, les fourchettes cliquetaient, les mâchoires galopaient, les bouteilles gloussaient, les verres tintaient; et dehors, le vent des nuits d’hiver, le grand vent de la montagne, chantait son hymne funèbre, cet hymne étrange, désolé, qu’il chante lorsque les escadrons de nuages fondent les uns sur les autres, se chargent, s’engloutissent, et que la lune pâle regarde l’éternelle bataille!

Cependant notre appétit se calmait. Sperver avait rempli le viedercome d’un vieux vin de Brumberg, la mousse frissonnait sur ses larges bords; il me le présenta en s’écriant:

«Au rétablissement du seigneur Yéri-Hans de Nideck. Bois jusqu’à la dernière goutte, Fritz, afin que Dieu nous entende!»

Ce qui fut fait.

Puis il le remplit de nouveau, et répétant d’une voix retentissante:

«Au rétablissement du haut et puissant seigneur Yéri-Hans de Nideck mon maître!»

Il le vida gravement à son tour.

Alors une satisfaction profonde envahit notre être, et nous fûmes heureux de nous sentir au monde.

Je me renversai dans mon fauteuil, le nez en l’air, les bras pendants, et me mis à contempler ma résidence.

C’était une voûte basse, taillée dans le roc vif, un véritable four d’une seule pièce, atteignant au plus douze pieds au sommet de son cintre. Tout au fond, j’aperçus une sorte de grande niche, où se trouvait mon lit, un lit à ras de terre, ayant, je crois, une peau d’ours pour couverture; et, dans cette grande niche, une autre plus petite, ornée d’une statuette de la Vierge, taillée dans le même bloc de granit et couronnée d’une touffe d’herbes fanées.

«Tu regardes ta chambre, dit Sperver. Parbleu! ce n’est pas grandiose, ça ne vaut pas les appartements du château. Nous sommes ici dans la tour de Hugues; c’est vieux comme la montagne, Fritz, ça remonte au temps de Karl le Grand. Dans ce temps-là, vois-tu, les gens ne savaient pas encore bâtir des voûtes hautes, larges, rondes ou pointues, ils creusaient dans la pierre.

—C’est égal, tu m’as fourré là dans un singulier trou, Gédéon.

—Il ne faut pas t’y tromper, Fritz, c’est la salle d’honneur. On loge ici les amis du comte, lorsqu’il en arrive; tu comprends, la vieille tour de Hugues, c’est ce qu’il y a de mieux!

—Qui cela, Hugues?

—Eh! Hugues-le-Loup!

—Comment, Hugues-le-Loup?

—Sans doute, le chef de la race des Nideck, un rude gaillard, je t’en réponds!—Il est venu s’établir ici avec une vingtaine de reiters et de trabans de sa troupe. Ils ont grimpé sur ce rocher, le plus haut de la montagne. Tu verras ça demain. Ils ont bâti cette tour, et puis, ma foi! ils ont dit: «Nous sommes les maîtres! Malheur à ceux qui voudront passer sans payer rançon, nous tombons dessus comme des loups; nous leur mangeons la laine sur le dos, et si le cuir suit la laine, tant mieux! D’ici, nous verrons de loin: nous verrons les défilés du Rhéethal, de la Steinbach, de la Roche-Plate, de toute la ligne du Schwartz-Wald. Gare aux marchands!» Et ils l’ont fait, les gaillards, comme ils l’avaient dit. Hugues-le-Loup était leur chef. C’est Knapwurst qui m’a conté ça, le soir, à la veillée.

—Knapwurst?

—Le petit bossu... tu sais bien... qui nous a ouvert la grille. Un drôle de corps, Fritz, toujours niché dans la bibliothèque.

—Ah! vous avez un savant au Nideck?

—Oui, le gueux!... au lieu de rester dans sa loge, il est toute la sainte journée à secouer la poussière des vieux parchemins de la famille. Il va et vient sur les rayons de la bibliothèque; on dirait un gros rat. Ce Knapwurst connaît toute notre histoire mieux que nous-mêmes. C’est lui qui t’en débiterait, Fritz. Il appelle ça des chroniques!... ha! ha! ha!»

Et Sperver, égayé par le vieux vin, se mit à rire quelques instants sans trop savoir pourquoi.

«Ainsi, Gédéon, repris-je, cette tour s’appelle la tour de Hugues... de Hugues-le-Loup?

—Je te l’ai déjà dit, que diable!... ça t’étonne?

—Non!

—Mais si, je le vois dans ta figure, tu rêves à quelque chose. A quoi rêves-tu?

—Mon Dieu... ce n’est pas le nom de cette tour qui m’étonne; ce qui me fait réfléchir, c’est que toi, vieux braconnier, toi, qui dès ton enfance n’as vu que la flèche des sapins, les cimes neigeuses du Wald-Horn, les gorges du Rhéethal; toi qui n’as fait, durant toute ta jeunesse, que narguer les gardes du comte de Nideck, courir les sentiers du Schwartz-Wald, battre les broussailles, aspirer le grand air, le plein soleil, la vie libre des bois, je te retrouve ici, au bout de seize ans, dans ce boyau de granit rouge: voilà ce qui m’étonne, ce que je ne puis comprendre. Voyons, Sperver, allume ta pipe et raconte-moi comment la chose s’est faite.»

L’ancien braconnier tira de sa veste de cuir un bout de pipe noir; il le bourra lentement, recueillit dans le creux de sa main un charbon qu’il plaça sur son brûle-gueule; puis, le nez en l’air, les yeux fixés au hasard, il répondit d’un air pensif.

«Les vieux faucons, les vieux gerfauts, et les vieux éperviers, après avoir longtemps battu la plaine, finissent par se nicher dans le trou d’un rocher!—Oui, c’est vrai, j’ai aimé le grand air, et je l’aime encore; mais, au lieu de me percher sur une haute branche, le soir, et d’être ballotté par le vent, j’aime à rentrer maintenant dans ma caverne, à boire un bon coup... à déchiqueter tranquillement un morceau de venaison, et à sécher mes plumes devant un bon feu. Le comte de Nideck ne méprise pas Sperver, le vieux faucon, le véritable homme des bois. Un soir, il m’a rencontré au clair de lune et m’a dit: «Camarade qui chasses tout seul, viens chasser avec moi! Tu as bon bec, bonne griffe. Eh bien! chasse, puisque c’est ta nature; mais chasse par ma permission, car, moi, je suis l’aigle de la montagne, je m’appelle Nideck!»

Sperver se tut quelques instants, puis il reprit:

«Ma foi! ça me convenait. Je chasse toujours, comme autrefois, et je bois tranquillement avec un ami ma bouteille d’affenthâl ou de...»

En ce moment, une secousse ébranla la porte. Sperver s’interrompit et prêta l’oreille.

«C’est un coup de vent, lui dis-je.

—Non, c’est autre chose. N’entends-tu pas la griffe qui râcle?... C’est un chien échappé. Ouvre, Lieverlé ! ouvre, Blitz!» s’écria le brave homme en se levant; mais il n’avait pas fait deux pas, qu’un danois formidable s’élançait dans la tour, et venait lui poser ses pattes sur les épaules, lui léchant, de sa grande langue rose, la barbe et les joues, avec de petits cris de joie attendrissants.

Sperver lui avait passé le bras sur le cou et, se tournant vers moi:

«Fritz, disait-il, quel homme pourrait m’aimer ainsi?... Regarde-moi cette tête, ces yeux, ces dents.»

Il lui retroussait les lèvres et me faisait admirer des crocs à déchirer un buffle. Puis le repoussant avec effort, car le chien redoublait ses caresses:

«Laisse-moi, Lieverlé ; je sais bien que tu m’aimes. Parbleu! qui m’aimerait, si tu ne m’aimais, toi?»

Et Gédéon alla fermer la porte.

Je n’avais jamais vu de bête aussi terrible que ce Lieverlé ; sa taille atteignait deux pieds et demi. C’était un formidable chien d’attaque, au front large, aplati, à la peau fine: un tissu de nerfs et de muscles entrelacés; l’œil vif, la patte allongée; mince de taille, large du corsage, des épaules et des reins, mais sans odorat. Donnez le nez du basset à de telles bêtes, le gibier n’existe plus!

Sperver étant revenu s’asseoir passait la main sur la tête de son Lieverlé avec orgueil, et m’en énumérait les qualités gravement.

Lieverlé semblait le comprendre.

«Vois-tu, Fritz, ce chien-là vous étrangle un loup d’un coup de mâchoire. C’est ce qu’on appelle une bête parfaite sous le rapport du courage et de la force. Il n’a pas cinq ans, il est dans toute sa vigueur. Je n’ai pas besoin de te dire qu’il est dressé au sanglier. Chaque fois que nous rencontrons une bande, j’ai peur pour mon Lieverlé : il a l’attaque trop franche, il arrive droit comme une flèche. Aussi, gare les coups de boutoir... j’en frémis! Couche-toi là, Lieverlé, cria le piqueur, couche-toi sur le dos.»

Le chien obéit, étalant à nos yeux ses flancs couleur de chair.

«Regarde, Fritz, cette raie blanche, sans poil, qui prend sous la cuisse et qui va jusqu’à la poitrine: c’est un sanglier qui lui a fait ça! Pauvre bête!... il ne lâchait pas l’oreille... nous suivions la piste au sang. J’arrive le premier. En voyant mon Lieverlé, je jette un cri, je saute à terre, je l’empoigne à bras le corps, je le roule dans mon manteau et j’arrive ici. J’étais hors de moi! Heureusement les boyaux n’étaient pas attaqués. Je lui recouds le ventre. Ah! diable! il hurlait!... il souffrait!... mais, au bout de trois jours, il se léchait déjà : un chien qui se lèche est sauvé ! Hein, Lieverlé, tu te le rappelles? Aussi, nous nous aimons, nous deux!»

J’étais vraiment attendri de l’affection de l’homme pour ce chien, et du chien pour cet homme; ils se regardaient l’un l’autre jusqu’au fond de l’âme. Le chien agitait sa queue, l’homme avait des larmes dans les yeux.

Sperver reprit:

«Quelle force!... Vois-tu, Fritz, il a cassé sa corde pour venir me voir; une corde à six brins; il a trouvé ma trace! Tiens, Lieverlé, attrape!»

Et il lui lança le reste du cuisseau de chevreuil. Les mâchoires du chien, en le happant, firent un bruit terrible, et Sperver, me regardant avec un sourire étrange, me dit:

«Fritz, s’il te tenait par le fond de la culotte, tu n’irais pas loin!

—Moi comme un autre, parbleu!»

Le chien alla s’étendre sous le manteau de la cheminée, allongeant sa grande échine maigre, le gigot entre ses pattes de devant. Il se mit à le déchirer par lambeaux. Sperver le regardait du coin de l’œil avec satisfaction. L’os se broyait sous la dent: Lieverlé aimait la moelle!

«Hé ! fit le vieux braconnier, si l’on te chargeait d’aller lui reprendre son os, que dirais-tu?

—Diable! ce serait une mission délicate.»

Alors nous nous mîmes à rire de bon cœur. Et Sperver, étendu dans son fauteuil de cuir roux, le bras gauche pendu par-dessus le dossier, l’une de ses jambes sur un escabeau, l’autre en face d’une bûche qui pleurait dans la flamme, lança de grandes spirales de fumée bleuâtre vers la voûte.

Moi, je regardais toujours le chien, quand, me rappelant tout à coup notre entretien interrompu:

«Écoute, Sperver, repris-je, tu ne m’as pas tout dit. Si tu as quitté la montagne pour le château, c’est à cause de la mort de Gertrude, ta brave et digne femme.»

Gédéon fronça le sourcil, une larme voila son regard; il se redressa, et, secouant la cendre de sa pipe sur l’ongle du pouce:

«Eh bien! oui, dit-il, c’est vrai, ma femme est morte!... Voilà ce qui m’a chassé des bois. Je ne pouvais revoir le vallon de la Roche-Creuse sans grincer des dents. J’ai déployé mon aile de ce côté ; je chasse moins dans les broussailles, mais je vois de plus haut; et quand, par hasard, la meute tourne là-bas, je laisse tout aller au diable! je rebrousse chemin... je tâche de penser à autre chose.»

Sperver était devenu sombre. La tête penchée vers les larges dalles, il restait morne; je me repentais d’avoir réveillé en lui de tristes souvenirs. Puis, songeant à la Peste-Noire accroupie dans la neige, je me sentais frissonner,

Étrange impression! an mot, un seul, nous avait jetés dans une série de réflexions mélancoliques. Tout un monde de souvenirs se trouvait évoqué par hasard.

Je ne sais depuis combien de temps durait notre silence, quand un grondement sourd, terrible, comme le bruit lointain d’un orage, nous fit tressaillir.

Nous regardâmes le chien. Il tenait toujours son os à demi rongé entre ses pattes de devant; mais, la tête haute, l’oreille droite, l’œil étincelant, il écoutait... il écoutait dans le silence, et le frisson de la colère courait le long de ses reins.

Sperver et moi, nous nous regardâmes tout pâles: pas un bruit, pas un soupir; au dehors, le vent s’était calmé ; rien, excepté ce grondement sourd, continu, qui s’échappait de la poitrine du chien,

Tout à coup, il se leva et bondit contre le mur avec un éclat de voix sec, rauque, épouvantable; les voûtes en retentirent comme si la foudre eût éclaté contre les vitres.

Lieverlé, la tête basse, semblait regarder à travers le granit, et ses lèvres, retroussées jusqu’ à leur racine, laissaient voir deux rangées de dents blanches comme la neige. Il grondait toujours. Parfois il s’arrêtait brusquement, appliquait son museau contre l’angle inférieur du mur et soufflait avec force, puis il se relevait avec colère et ses griffes de devant essayaient d’entamer le granit.

Nous l’observions sans rien comprendre à son irritation.

Un second cri de rage, plus formidable que le premier, nous fit bondir.

«Lieverlé ! s’écria Sperver en s’élançant vers lui, que diable as-tu? Est-ce que tu es fou?»

Il saisit une bûche et se mit à sonder le mur, plein et profond comme toute l’épaisseur de la roche. Aucun creux ne répondait, et pourtant le chien restait en arrêt.

«Décidément, Lieverlé, dit le piqueur, tu fais un mauvais rêve. Allons, couche-toi, ne m’agace plus les nerfs.»

Au même instant, un bruit extérieur frappa nos oreilles. La porte s’ouvrit, et le gros, l’honnête Tobie Offenloch, son falot de ronde d’une main, sa canne de l’autre, le tricorne sur la nuque, la face riante, épanouie, apparut sur le seuil.

«Salut! l’honorable compagnie, dit-il, hé ! que faites-vous donc là ?

—C’est cet animal de Lieverlé, dit Sperver; il vient de faire un tapage!... Figurez-vous qu’il s’est hérissé contre ce mur. Je vous demande pourquoi?

—Parbleu! il aura entendu le tic-tac de ma jambe de bois dans l’escalier de la tour,» fit le brave homme en riant.

Puis déposant son falot sur la table:

«Ça vous apprendra, maître Gédéon, à faire attacher vos chiens. Vous êtes d’une faiblesse pour vos chiens, d’une faiblesse! Ces maudits animaux finiront par nous mettre à la porte. Tout à l’heure encore, dans la grande galerie, je rencontre votre Blitz; il me saute à la jambe, voyez: ses dents y sont encore marquées!une jambe toute neuve! Canaille de bête!

—Attacher mes chiens!... la belle affaire! dit le piqueur. Des chiens attachés ne valent rien, ils deviennent trop sauvages. Et puis, est-ce qu’il n’était pas attaché, Lieverlé ? La pauvre bête a encore la corde au cou.

—Hé ! ce que je vous en dis, ce n’est pas pour moi,—quand ils approchent, j’ai toujours la canne haute et la jambe de bois en avant,—c’est pour la discipline: les chiens doivent être au chenil, les chats dans les gouttières, et les gens au château.»

Tobie s’assit en prononçant ces dernières paroles, et, les deux coudes sur la table, les yeux écarquillés de bonheur, il nous dit à voix basse, d’un ton de confidence:

«Vous saurez, Messieurs, que je suis garçon ce soir.

—Ah bah!

—Oui, Marie-Anne veille avec Gertrude dans l’antichambre de monseigneur.

—Alors, rien ne vous presse?

—Rien! absolument rien!

—Quel malheur que vous soyez arrivé si tard, dit Sperver, toutes les bouteilles sont vides!»

La figure déconfite du bonhomme m’attendrit. Il aurait tant voulu profiter de son veuvage! Mais, en dépit de mes efforts, un long bâillement écarta mes mâchoires.

«Ce sera pour une autre fois, dit-il en se relevant. Ce qui est différé n’est pas perdu!»

Il prit sa lanterne.

«Bonsoir, Messieurs.

—Hé ! attendez donc, s’écria Gédéon, je vois que Fritz a sommeil, nous descendrons ensemble.

—Volontiers, Sperver, volontiers; nous irons dire un mot en passant à maître Trumpf le sommelier, il est en bas avec les autres; Knapwurst leur raconte des histoires.

Il pense que cela pourra le guérir. (Page 18.


—C’est cela. Bonne nuit, Fritz.

—Bonne nuit, Gédéon; n’oublie pas de me faire appeler, si le comte allait plus mal.

—Sois tranquille.—Lieverlé !... pstt!»

Ils sortirent. Comme ils traversaient la plate-forme, j’entendis l’horloge du Nideck sonner onze heures.

J’étais rompu de fatigue.

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