Читать книгу Contes et romans populaires - Erckmann-Chatrian - Страница 38

VI

Оглавление

Table des matières

Sperver était indigné.

«Voilà ce qu’on appelle le bonheur des grands! s’écria-t-il en sortant de la chambre du comte. Soyez donc seigneur du Nideck, ayez des châteaux, des forêts, des étangs, les plus beaux domaines du Schwartz - Wald, pour qu’une jeune fille vienne vous dire de sa petite voix douce: «Tu veux? Eh bien! moi, je ne veux pas! Tu me pries? Et moi je réponds: C’est impossible!» Oh! Dieu!... quelle misère!... Ne vaudrait-il pas cent fois mieux être venu au monde fils d’un bûcheron, et vivre tranquillement de son travail? Tiens, Fritz, allons-nous-en... Cela me suffoque... j’ai besoin de respirer le grand air!»

Et le brave homme, me prenant par le bras, m’entraîna dans le corridor.

Il était alors environ neuf heures. Le temps, si beau le matin, au lever du soleil, s’était couvert de nuages; la bise fouettait la neige contre les vitres, et je distinguais à peine la cime des montagnes environnantes.

Nous allions descendre l’escalier qui mène à la cour d’honneur, lorsqu’au détour du corridor nous nous trouvâmes nez à nez avec Tobie Offenloch.

Le digne majordome était tout essoufflé.

«Hé ! fit-il en nous barrant le chemin avec sa canne, où diable courez-vous si vite?... et le déjeuner!

—Le déjeuner!... quel déjeuner? demanda Sperver.

—Comment, quel déjeuner? ne sommes-nous pas convenus de déjeuner ensemble ce matin avec le docteur Fritz?

—Tiens! c’est juste, je n’y pensais plus.»

Offenloch partit d’un éclat de rire qui fendit sa grande bouche jusqu’aux oreilles.

«Ha! ha! ha! s’écria-t-il, la bonne farce! et moi qui craignais d’arriver le dernier! Allons, allons, dépêchez-vous! Kasper est en haut, qui vous attend. Je lui ai dit de mettre le couvert dans votre chambre; nous serons plus à l’aise. Au revoir, monsieur le docteur.»

Il me tendit la main.

«Vous ne montez pas avec nous? dit Sperver.

—Non, je vais prévenir madame la comtesse que le baron de Zimmer-Blouderic sollicite l’honneur de lui présenter ses hommages avant de quitter le château.

—Le baron de Zimmer?

—Oui, cet étranger qui nous est arrivé hier au milieu de la nuit.

—Ah! bon, dépêchez-vous.

—Soyez tranquille... le temps de déboucher les bouteilles, et je suis de retour.»

Il s’éloigna clopin-clopant.

Le mot «déjeuner» avait changé complétement la direction des idées de Sperver.

«Parbleu! dit-il en me faisant rebrousser chemin, le moyen le plus simple de chasser les idées noires est encore de boire un bon coup. Je suis content qu’on ait servi dans ma chambre; sous les voûtes immenses de la salle d’armes, autour d’une petite table, on a l’air de souris qui grignotent une noisette dans le coin d’une église. Tiens, Fritz, nous y sommes; écoute un peu comme le vent siffle dans les meurtrières. Avant une demi-heure, nous aurons un ouragan terrible.»

Il poussa la porte, et le petit Kasper, qui tambourinait contre les vitres, parut tout heureux de nous voir. Ce petit homme avait les cheveux blond-filasse, la taille grêle et le nez retroussé. Sperver en avait fait son factotum; c’est lui qui démontait et nettoyait ses armes, qui raccommodait les brides et les sangles de ses chevaux, qui donnait la pâtée aux chiens pendant son absence, et qui surveillait à la cuisine la confection de ses mets favoris. Dans les grandes circonstances il dirigeait aussi le service du piqueur, absolument comme Tobie veillait à celui du comte. Il avait la serviette sur le bras, et débouchait avec gravité les longs flacons de vin du Rhin.

«Kasper, dit Sperver en entrant, je suis content de toi. Hier, tout était bon: le chevreuil, les gelinottes et le brochet. Je suis juste; quand on fait son devoir, j’aime à le dire tout haut. Aujourd’hui, c’est la même chose: cette hure de sanglier au vin blanc a tout à fait bonne mine, et cette soupe aux écrevisses répand une odeur délicieuse. N’est-ce pas, Fritz?

—Certainement.

—Eh bien! poursuivit Sperver, puisqu’il en est ainsi, tu rempliras nos verres. Je veux t’élever de plus en plus, car tu le mérites!»

Kasper baissait les yeux d’un air modeste; il rougissait, et paraissait savourer les compliments de son maître.

Nous prîmes place, et j’admirai comment le vieux braconnier, qui jadis se trouvait heureux de préparer lui-même sa soupe aux pommes de terre, dans sa chaumière, se faisait traiter alors en grand seigneur. Il fût né comte de Nideck, qu’il n’eût pu se donner une attitude plus noble et plus digne à table. Un seul de ses regards suffisait pour avertir Kasper d’avancer tel plat ou de déboucher telle bouteille.

Nous allions attaquer la hure de sanglier, lorsque maître Tobie parut; mais il n’était pas seul, et nous fûmes tout étonnés de voir le baron de Zimmer-Blouderic et son écuyer debout derrière lui.

Nous nous levâmes. Le jeune baron vint à notre rencontre le front découvert: c’était une belle tête, pâle et fière, encadrée de longs cheveux noirs. Il s’arrêta devant Sperver.

«Monsieur, dit-il de cet accent pur de la Saxe, que nul autre dialecte ne saurait imiter, je viens faire appel à votre connaissance du pays. Madame la comtesse de Nideck m’assure que nul mieux que vous ne saurait me renseigner sur la montagne.

—Je le crois, Monseigneur, répondit Sperver en s’inclinant, et je suis à vos ordres.

Knapwurst s’était remis à sa lecture. (Page 39.)


—Des circonstances impérieuses m’obligent à partir au milieu de la tourmente, reprit le baron en indiquant les vitres floconneuses. Je voudrais atteindre le Wald-Horn, à six lieues d’ici.

—Ce sera difficile, Monseigneur, toutes les routes sont encombrées de neige.

—Je le sais... mais il le faut!

—Un guide vous serait indispensable: moi, si vous le voulez, ou bien Sébalt-Kraft, le grand veneur du Nideck; il connaît à fond la montagne.

—Je vous remercie de vos offres, Monsieur, et je vous en suis reconnaissant; mais je ne puis les accepter. Des renseignements me suffisent. »

Sperver s’inclina, puis s’approchant d’une fenêtre, il l’ouvrit tout au large. Un coup de vent impétueux chassa la neige jusque dans le corridor, et referma la porte avec fracas.

Je restais toujours à ma place, debout, la main au dos de mon fauteuil; le petit Kasper s’était effacé dans un coin. Le baron et son écuyer s’approchèrent de la fenêtre.

«Messieurs, s’écria Sperver, la voix haute, pour dominer les sifflements du vent, et le bras étendu, voici la carte du pays. Si le temps était clair, je vous inviterais à monter dans la tour des signaux, nous découvririons le SchwartzWald à perte de vue... mais à quoi bon? Vous apercevez d’ici la pointe de l’Altenberg, et plus loin, derrière cette cime blanche, le Wald-Horn où l’ouragan se démène! Eh bien! il faut marcher directement sur le Wald-Horn. Là, si la neige vous le permet, du sommet de ce roc en forme de mitre, qu’on appelle la Roche-Fendue, vous apercevrez trois crêtes: la Behrenkopf, le Geierstein et le Trielfels. C’est sur ce dernier point, le plus à droite, qu’il faudra vous diriger. Un torrent coupe la vallée de Reethal, mais il doit être couvert de glace. Dans tous les cas, s’il vous est impossible d’aller plus loin, vous trouverez à gauche, en remontant la rive, une caverne à mi-côte: la Roche-Creuse. Vous y passerez la nuit, et demain, selon toute probabilité, quand le vent tombera, vous serez en vue du Wald-Horn.

C’était Odile de Nideck. (Page 10.)


—Je vous remercie, Monsieur.

—Si vous aviez la chance de rencontrer quelque charbonnier, reprit Sperver, il pourrait vous enseigner le gué du torrent; mais je doute fort qu’il s’en trouve dans la haute montagne par un temps pareil. D’ici, ce serait trop difficile. Seulement ayez soin de contourner la base du Behrenkopf, car, de l’autre côté, la descente n’est pas possible: ce sont des rochers à pic.»

Pendant ces observations j’observais Sperver, dont la voix claire et brève accentuait chaque circonstance avec précision, et le jeune baron, qui l’écoutait avec une attention singulière. Aucun obstacle ne paraissait l’effrayer. Le vieil écuyer ne semblait pas moins résolu.

Au moment de quitter la fenêtre, il y eut une lueur, une éclaircie dans l’espace, un de ces mouvements rapides où l’ouragan saisit des masses de neige et les retourne comme une draperie flottante. L’œil alla plus loin: on aperçut les trois pics derrière l’Altenberg. Les détails que Sperver venait de donner se dessinèrent, puis l’air se troubla de nouveau.

«C’est bien, dit le baron, j’ai vu le but, et, grâce à vos explications, j’espère l’atteindre.»

Sperver s’inclina sans répondre. Le jeune homme et son écuyer, nous ayant salués, sortirent lentement.

Gédéon referma la fenêtre, et s’adressant à maître Tobie et à moi:

«Il faut être possédé du diable, dit-il en souriant, pour sortir par un temps pareil. Je me ferais conscience de mettre un loup à la porte. Du reste, ça les regarde. La figure du jeune homme me revient tout à fait; celle du vieux aussi. Ah çà ! buvons! Maître Tobie, à votre santé !»

Je m’étais approché de la fenêtre, et comme le baron de Zimmer et son écuyer montaient à cheval, au milieu de la cour d’honneur, malgré la neige répandue dans l’air, je vis à gauche, dans une tourelle à hautes fenêtres, un rideau s’entr’ouvrir, et mademoiselle Odile, toute pâle, glisser un long regard vers le jeune homme.

«Hé ! Fritz, que fais-tu donc là ? s’écria Sperver.

—Rien, je regarde les chevaux de ces étrangers.

—Ah! oui, des valaques; je les ai vus ce matin à l’écurie: de belles bêtes!»

Les cavaliers partirent à fond de train. Le rideau se referma.

Contes et romans populaires

Подняться наверх