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VIII

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Table des matières

La figure de Sperver exprimait une irritation contenue, celle de Sébalt une ironie amère. Ce digne veneur, qui m’avait frappé le soir de mon arrivée au Nideck par son attitude mélancolique, était maigre et sec comme un vieux brocart; il portait la veste de chasse, serrée sur les hanches par le ceinturon,—d’où pendait le couteau à manche de corne,—de hautes guêtres de cuir montant au-dessus des genoux, la trompe en bandoulière de droite à gauche, la conque sous le bras. Il était coiffé d’un feutre à larges bords, la plume de héron dans la ganse; et son profil, terminé par une petite barbe rousse, rappelait celui du chevreuil.

«Oui, reprit Sperver, tu vas apprendre de belles choses!»

Il se jeta sur une chaise, en se prenant la tête entre les mains, d’un air désespéré, tandis que Sébalt passait tranquillement sa trompe par-dessus sa tête, et la déposait sur la table.

«Eh bien, Sébalt! s’écria Gédéon, parle donc!»

Puis, me regardant, il ajouta:

«La sorcière rôde autour du château.»

Cette nouvelle m’eût été parfaitement indifférente avant les confidences de Marie Lagoutte, mais alors elle me frappa. Il y avait des rapports quelconques entre le seigneur du Nideck et la vieille; ces rapports, j’en ignorais la nature; il me fallait, à tout prix, les connaître.

«Un instant, Messieurs, un instant, dis-je à Sperver et à son ami le veneur; avant tout, je voudrais savoir d’où vient la Peste-Noire.»

Sperver me regarda tout ébahi.

«Eh! fit-il, Dieu le sait!

—Bon! A quelle époque précise arrive-t-elle en vue du Nideck?

—Je te l’ai dit: huit jours avant Noël, tous les ans.

—Et elle y reste?

—De quinze jours à trois semaines.

—Avant on ne la voit pas? même de passage, ni après?

—Non.

—Alors il faut s’en saisir absolument, m’écriai-je, cela n’est pas naturel! Il faut savoir ce qu’elle veut, ce qu’elle est, d’où elle vient.

—S’en saisir! fit le veneur avec un sourire bizarre, s’en saisir!»

Et il secoua la tête d’un air mélancolique.

«Mon pauvre Fritz, dit Sperver, sans doute ton conseil est bon, mais c’est plus facile à due qu’à faire. Si l’on osait lui envoyer une balle, à la bonne heure, on pourrait s’en approcher assez près de temps à autre, mais le comte s’y oppose; et, quant à la prendre autrement... va donc attraper un chevreuil par la queue! Écoute Sébalt, et tu verras!»

Le veneur, assis au bord de la table, ses longues jambes croisées, me regarda et dit:

«Ce matin, en descendant de l’Altenberg, je suivais le chemin creux du Nideck. La neige était à pic sur les bords. J’allais, ne songeant à rien, quand une trace attire mes yeux: elle était profonde, et prenait le chemin par le travers; il avait fallu descendre le talus, puis remonter à gauche. Ce n’était ni la brosse du lièvre qui n’enfonce pas, ni la fourchette du sanglier, ni le trèfle du loup: c’était un creux profond, un véritable trou.—Je m’arrête... je déblaye pour voir le fond de la piste, et j’arrive sur la trace de la Peste-Noire!

—En êtes-vous bien sûr?

—Comment, si j’en suis sûr? je connais le pied de la vieille mieux que sa figure, car moi, Monsieur, j’ai toujours l’œil à terre, je reconnais les gens à leur trace... Et puis un enfant lui-même ne s’y tromperait pas.

—Qu’a donc ce pied qui le distingue si particulièrement?

—Il est petit à tenir dans la main, bien fait, le talon un peu long, le contour net, l’orteil très-rapproché des autres doigts, qui sont pressés comme dans un brodequin. C’est ce qu’on peut appeler un pied admirable! Moi, Monsieur, il y a vingt ans, je serais tombé amoureux de ce pied-là. Chaque fois que je le rencontre, ça me produit une impression!... Dieu du ciel, est-il possible qu’un si joli pied soit celui de la Peste-Noire!»

Et le brave garçon, joignant les mains, se prit à regarder les dalles d’un air mélancolique.

«Eh bien! ensuite, Sébalt? dit Sperver avec impatience.

—Ah! c’est juste. Je reconnais donc cette trace, et je me mets aussitôt en route pour la suivre. J’avais l’espoir d’attraper la vieille au gîte, mais vous allez voir le chemin qu’elle m’a fait faire. Je grimpe sur le talus du sentier, à deux portées de carabine du Nideck; je descends la côte, gardant toujours la piste à droite: elle longeait la lisière du Rhéethal. Tout à coup, elle saute le fossé du bois. Bon, je la tiens toujours; mais voilà qu’en regardant par hasard un peu à gauche, j’aperçois une autre trace, qui avait suivi celle de la Peste-Noire. Je m’arrête... Serait-ce Sperver? ou bien Kasper Trumpf?... ou bien un autre? Je m’approche, et figurez-vous mon étonnement: ça n’était personne du pays! Je connais tous les pieds du Shwartz-Wald, de Fribourg au Nideck. Ce pied-là ne ressemblait pas aux nôtres. Il devait venir de loin. La botte,—car c’était une sorte de botte souple et fine, avec des éperons qui laissaient une petite raie derrière, —la botte, au lieu d’être ronde par le bout, était carrée; la semelle, mince et sans clous, pliait à chaque pas. La marche, rapide et courte, ne pouvait être que celle d’un homme de vingt à vingt-cinq ans. Je remarquai les coutures de la tige d’un coup d’œil; je n’en ai jamais vu d’aussi bien faites.

—Qui cela peut-il être?»

Sébalt haussa les épaules, écarta les mains et se tut.

«Qui peut avoir intérêt à suivre la vieille? demandai-je en m’adressant à Sperver.

—Eh! fit-il d’un air désespéré, le diable seul pourrait le dire.»

Nous restâmes quelques instants méditatifs.

«Je reprends la piste, poursuivit enfin Sébalt; elle remonte de l’autre côté, dans l’escarpement des sapins, puis elle fait un crochet autour de la Roche-Fendue. Je me disais en moi-même: «Oh! vieille peste, s’il y avait beaucoup de gibier de ton espèce, le métier de chasseur ne serait pas tenable: il vaudrait mieux travailler comme un nègre!» Nous arrivons, les deux pistes et moi, tout au haut du Schnéeberg. Dans cet endroit, le vent avait soufflé, la neige me montait jusqu’aux cuisses: c’est égal, il faut que je passe! J’arrive sur les bords du torrent de la Steinbach. Plus de traces de la Peste! Je m’arrête, et je vois qu’après avoir piétiné à droite et à gauche, les bottes du monsieur ont fini par s’en aller dans la direction de Tiefenbach: mauvais signe. Je regarde de l’autre côté du torrent: rien! La vieille coquine avait remonté ou descendu la rivière, en marchant dans l’eau pour ne pas laisser de piste. Où aller? A droite, ou à gauche?—Ma foi! dans l’incertitude, je suis revenu au Nideck.

—Tu as oublié de parler de son déjeuner, dit Sperver.

—Ah! c’est vrai, Monsieur. Au pied de la Roche-Fendue, je vis qu’elle avait allumé du feu... la place était toute noire. Je posai la main dessus, pensant qu’elle serait encore chaude, ce qui m’aurait prouvé que la Peste n’avait pas fait beaucoup de chemin, mais elle était froide comme glace. Je remarquai tout près de là un collet tendu dans les broussailles...

—Un collet?...

—Oui, il paraît que la vieille sait tendre des piéges. Un lièvre s’y était pris; sa place restait encore empreinte dans la neige, étendue tout au long. La sorcière avait allumé du feu pour le faire cuire: elle s’était régalée!

—Et dire, s’écria Sperver furieux en frappant du poing sur la table, dire que cette vieille scélérate mange de la viande, tandis que, dans nos villages, tant d’honnêtes gens se nourrissent de pommes de terre! Voilà ce qui me révolte, Fritz... Ah! si je la tenais!...»

Mais il n’eut pas le temps d’exprimer sa pensée; il pâlit, et, tous trois, nous restâmes immobiles, nous regardant l’un l’autre, bouche béante.

Un cri,—ce cri lugubre du loup par les froides journées d’hiver... ce cri qu’il faut avoir entendu pour comprendre tout ce que la plainte des fauves a de navrant et de sinistre,—ce cri retentissait près de nous! Il montait la spirale de notre escalier, comme si la bête eût été sur le seuil de la tour!

On a souvent parlé du rugissement du lion grondant le soir dans l’immensité du désert; mais si l’Afrique, brûlante, calcinée, rocailleuse, a sa grande voix tremblotante comme le roulement lointain de la foudre, les vastes plaines neigeuses du Nord ont aussi leur voix étrange, conforme à ce morne tableau de l’hiver, où tout sommeille, où pas une feuille ne murmure; et cette voix, c’est le hurlement du loup!

A peine ce cri lugubre s’était-il fait entendre, qu’une autre voix formidable, celle de soixante chiens, y répondait dans les remparts du Nideck. Toute la meute se déchaînait à la fois: les aboiements lourds des limiers, les glapissements rapides des spitz, les jappements criards des épagneuls, la voix mélancolique des bassets qui pleurent, tout se confondait avec le cliquetis des chaînes, les secousses des chenils ébranlés par la rage; et, par-dessus tout cela, le hurlement continu, monotone, du loup, dominait toujours: c’était le chant de ce concert infernal!

Sperver bondit de sa place, courut sur la plate-forme, et plongeant son regard au pied de la tour:

«Est-ce qu’un loup serait tombé dans les fossés?» dit-il.

Mais le hurlement partait de l’intérieur.

Alors, se tournant de notre côté :

«Fritz!... Sébalt!... s’écria-t-il, arrivez!...»

Nous descendîmes les marches quatre à quatre et nous entrâmes dans la salle d’armes. Là, nous n’entendions plus que le loup pleurant sous les voûtes sonores; les cris lointains de la meute devenaient haletants, les chiens s’enrouaient de rage, leurs chaînes s’entrelaçaient, ils s’étranglaient peut-être.

Sperver tira son couteau de chasse, Sébalt en fit autant; ils me précédèrent dans la galerie.

Les hurlements nous guidaient vers la chambre du malade. Sperver, alors, ne disait plus rien... il pressait le pas. Sébalt allongeait ses longues jambes. Je sentais un frisson me parcourir le corps; un pressentiment nous annonçait quelque chose d’abominable.

En courant vers les appartements du comte, nous vîmes toute la maison sur pied: les gardes-chasse, les veneurs, les marmitons, allaient au hasard, se demandant:

«Qu’est-ce qu’il y a? D’où viennent ces cris?»

Nous pénétrâmes, sans nous arrêter, dans le couloir qui précède la chambre du seigneur de Nideck, et nous rencontrâmes dans le vestibule la digne Marie Lagoutte, qui seule avait eu le courage d’y entrer avant nous. Elle tenait dans ses bras la jeune comtesse évanouie, la tête renversée, la chevelure pendante, et l’emportait rapidement.

Nous passâmes près d’elle si vite, que c’est à peine si nous entrevîmes cette scène pathétique. Depuis elle m’est revenue en mémoire, et la tête pâle d’Odile retombant sur l’épaule de la bonne femme m’apparaît comme l’image touchante de l’agneau qui tend la gorge au couteau sans se plaindre, tué d’avance par l’effroi.

Enfin nous étions devant la chambre du comte.

Le hurlement se faisait entendre derrière la porte.

Nous nous regardâmes en silence, sans chercher à nous expliquer la présence d’un tel hôte; nous n’en avions pas le temps, les idées s’entrechoquaient dans notre esprit.

Sperver poussa brusquement la porte, et, le couteau de chasse à la main, il voulut s’élancer dans la chambre; mais il s’arrêta sur le seuil, immobile, comme pétrifié.

Je n’ai jamais vu pareille stupeur se peindre sur la face d’un homme: ses yeux semblaient jaillir de sa tête, et son grand nez maigre se recourbait en griffe sur sa bouche béante.

Je regardai par-dessus son épaule, et ce que je vis me glaça d’horreur.

Le comte de Nideck, accroupi sur son lit, les deux bras en avant, la tête basse, inclinée sous les tentures rouges, les yeux étincelants, poussait des hurlements lugubres!

Le loup... c’était lui!...

Ce front plat, ce visage allongé en pointe, cette barbe roussâtre, hérissée sur les joues, cette longue échine maigre, ces jambes nerveuses, la face, le cri, l’attitude, tout, tout révélait la bête fauve cachée sous le masque humain!

Parfois il se taisait une seconde pour écouter, et faisait vaciller les hautes tentures comme un feuillage, en hochant la tête; puis il reprenait son chant mélancolique.

Sperver, Sébalt et moi, nous étions cloués à terre, nous retenions notre haleine, saisis d’épouvante.

Tout à coup le comte se tut. Comme le fauve qui flaire le vent, il leva la tête et prêta l’oreille.

Là-bas!... là-bas!... sous les hautes forêts de sapins chargées de neige, un cri se faisait entendre; d’abord faible, il semblait augmenter en se prolongeant, et bientôt nous l’entendîmes dominer le tumulte de la meute: la louve répondait au loup!

Alors Sperver, se tournant vers moi, la face pâle et le bras étendu vers la montagne, me dit à voix basse:

«Écoute la vieille!»

Et le comte, immobile, la tête haute, le cou allongé, la bouche ouverte, la prunelle ardente, semblait comprendre ce que lui disait cette voix lointaine perdue au milieu des gorges désertes du Schwartz-Wald, et je ne sais quelle joie épouvantable rayonnait sur toute sa figure.

En ce moment, Sperver, d’une voix pleine de larmes, s’écria:

«Comte de Nideck, que faites-vous?»

Le comte tomba comme foudroyé. Nous nous précipitâmes dans la chambre pour le secourir.

La troisième attaque commençait:—elle fut terrible!

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