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I

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Table des matières

Vers les fêtes de Noël de l’année 18.., un matin que je dormais profondément à l’hôtel du Cygne, à Fribourg, le vieux Gédéon Sperver entra dans ma chambre en s’écriant:

«Fritz, réjouis-toi!... je t’emmène au château de Nideck, à dix lieues d’ici. Tu connais Nideck?... la plus belle résidence seigneuriale du pays: un antique monument de la gloire de nos pères!»

Notez bien que je n’avais pas vu Sperver, mon respectable père nourricier, depuis seize ans; qu’il avait laissé pousser toute sa barbe, qu’un immense bonnet de peau de renard lui couvrait la nuque, et qu’il me tenait sa lanterne sous le nez.

«D’abord, m’écriai-je, procédons méthodiquement: qui êtes-vous?

—Qui je suis!... Comment, tu ne reconnais pas Gédéon Sperver, le braconnier du Schwartz-Wald?... Oh! ingrat... Moi qui t’ai nourri, élevé ; moi qui t’ai appris à tendre une trappe, à guetter le renard au coin d’un bois, à lancer les chiens sur la piste du chevreuil!... Ingrat, il ne me reconnaît pas! Regarde donc mon oreille gauche qui est gelée.

—A la bonne heure!... Je reconnais ton oreille gauche.—Maintenant, embrassons-nous. »

Nous nous embrassâmes tendrement, et Sperver, s’essuyant les yeux du revers de la main, reprit:

«Tu connais Nideck?

—Sans doute... de réputation... Que fais-tu là ?

—Je suis premier piqueur du comte,

—Et tu viens de la part de qui?

—De la jeune comtesse Odile.

—Bon... quand partons-nous?

—A l’instant même. Il s’agit d’une affaire urgente; le vieux comte est malade, et sa fille m’a recommandé de ne pas perdre une minute. Les chevaux sont prêts.

—Mais, mon cher Gédéon, vois donc le temps qu’il fait; depuis trois jours il ne cesse pas de neiger.

—Bah! bah! Suppose qu’il s’agisse d’une partie de chasse au sanglier, mets ta rhingrave, attache tes éperons, et en route! Je vais faire préparer un morceau.

Il sortit.

«Ah! reprit le brave homme en revenant, n’oublie pas de jeter ta pelisse par là-dessus.»

Puis il descendit.

Je n’ai jamais su résister au vieux Gédéon; dès mon enfance, il obtenait tout de moi avec un hochement de tête, un mouvement d’épaule. Je m’habillai donc et ne tardai pas à le suivre dans la grande salle.

«Hé ! je savais bien que tu ne me laisserais pas partir seul, s’écria-t-il tout joyeux. Dépêche-moi cette tranche de jambon sur le pouce et buvons le coup de l’étrier, car les chevaux s’impatientent. A propos, j’ai fait mettre ta valise en croupe.

—Comment, ma valise?

—Oui, tu n’y perdras rien; il faut que tu restes quelques jours au Nideck, c’est indispensable, je t’expliquerai ça tout à l’heure.»

Nous descendîmes dans la cour de l’hôtel.

En ce moment, deux cavaliers arrivaient: ils semblaient harassés de fatigue; leurs chevaux étaient blancs d’écume. Sperver, grand amateur de la race chevaline, fit une exclamation de surprise:

«Les belles bêtes!... des valaques... quelle finesse! de vrais cerfs. Allons, Niclause, allons donc, dépêche-toi de leur jeter une housse sur les reins; le froid pourrait les saisir.»

Les voyageurs, enveloppés de fourrures blanches d’Astrakan, passèrent près de nous comme nous mettions le pied à l’étrier; je découvris seulement la longue moustache brune de l’un d’eux, et ses yeux noirs d’une vivacité singulière.

Ils entrèrent dans l’hôtel.

Le palefrenier tenait nos chevaux en main; il nous souhaita un bon voyage, et lâcha les rênes.

Nous voilà partis.

Sperver montait un mecklembourg pur sang, moi un petit cheval des Ardennes plein d’ardeur; nous volions sur la neige. En dix minutes nous eûmes dépassé les dernières maisons de Fribourg.

Le temps commençait à s’éclaircir. Aussi loin que pouvaient s’étendre nos regards, nous ne voyions plus trace de route, de chemin, ni de sentier. Nos seuls compagnons de voyage étaient les corbeaux du Schwartz-Wald, déployant leurs grandes ailes creuses sur les monticules de neige, voltigeant de place en place et criant d’une voix rauque: «Misère!... misère!... misère!...»

Gédéon, avec sa grande figure couleur de vieux buis, sa pelisse de chat sauvage, et son bonnet de fourrure à longues oreilles pendantes, galopait devant moi, sifflant je ne sais quel motif du Freyschutz; parfois il se retournait, et je voyais alors une goutte d’eau limpide scintiller, en tremblotant, au bout de son long nez crochu.

«Hé ! he! Fritz, me disait-il, voilà ce qui s’appelle une jolie matinée d’hiver!

—Sans doute, mais un peu rude.

—J’aime le temps sec, moi; ça vous rafraîchit le sang. Si le vieux pasteur Tobie avait le courage de se mettre en route par un temps pareil, il ne sentirait plus ses rhumatismes. »

Je souriais du bout des lèvres.

Après une heure de course furibonde, Sperver ralentit sa marche, et vint se placer côte à côte avec moi.

«Fritz, me dit-il d’un accent plus sérieux, il est pourtant nécessaire que tu connaisses le motif de notre voyage.

—J’y pensais.

—D’autant plus qu’un grand nombre de médecins ont déjà visité le comte.

—Ah!

—Oui, il nous en est venu de Berlin, en grande perruque, qui ne voulaient voir que la langue du malade; de la Suisse, qui ne regardaient que ses urines; et de Paris, qui se mettaient un petit morceau de verre dans l’œil pour observer sa physionomie. Mais tous y ont perdu leur latin et se sont fait payer grassement leur ignorance.

—Diable! comme tu nous traites!

—Je ne dis pas ça pour toi, au contraire, je te respecte, et s’il m’arrivait de me casser une jambe, j’aimerais mieux me confier à toi qu’à n’importe quel autre médecin; mais, pour ce qui est de l’intérieur du corps, vous n’avez pas encore découvert de lunette pour voir ce qui s’y passe.

—Qu’en sais-tu?»

A cette réponse, le brave homme me regarda de travers.

«Serait-ce un charlatan comme les autres?» pensait-il.

Pourtant il reprit:

«Ma foi, Fritz, si tu possèdes une telle lunette, elle viendra fort à propos, car la maladie du comte est précisément à l’intérieur: c’est une maladie terrible, quelque chose dans le genre de la rage. Tu sais que la rage se déclare au bout de neuf heures, de neuf jours ou de neuf semaines?

—On le dit, mais, ne l’ayant pas observé par moi-même, j’en doute.

—Tu n’ignores pas, au moins, qu’il y a des fièvres de marais qui reviennent tous les trois, six ou neuf ans. Notre machine a de singuliers engrenages. Quand cette maudite horloge est remontée d’une certaine façon, la fièvre, la colique ou le mal de dents vous reviennent à minute fixe.

—Eh! mon pauvre Gédéon, à qui le dis-tu... ces maladies périodiques font mon désespoir.

—Tant pis!... la maladie du comte est périodique, elle revient tous les ans, le même jour, à la même heure; sa bouche se remplit d’écume, ses yeux deviennent blancs comme des billes d’ivoire; il tremble des pieds à la tête et ses dents grincent les unes contre les autres.

—Cet homme a sans doute éprouvé de grands chagrins?

—Non! Si sa fille voulait se marier, ce serait l’homme le plus heureux du monde. Il est puissant, riche, comblé d’honneurs. Il a tout ce que les autres désirent. Malheureusement sa fille refuse tous les partis qui se présentent. Elle veut se consacrer à Dieu, et ça le chagrine de penser que l’antique race des Nideck va s’éteindre.

—Comment sa maladie s’est-elle déclarée?

—Tout à coup, il y a dix ans.

En ce moment le brave homme parut se recueillir; il sortit de sa veste un tronçon de pipe et le bourra lentement, puis l’ayant allumé :

«Un soir, dit-il, j’étais seul avec le comte dans la salle d’armes du château. C’était vers les fêtes de Noël. Nous avions couru le sanglier toute la journée dans les gorges du Rhéethâl, et nous étions rentrés, à la nuit close, rapportant avec nous deux pauvres chiens, éventrés depuis la queue jusqu’à la tête. Il faisait juste un temps comme celui-ci: froid et neigeux. Le comte se promenait de long en large dans la salle, la tête penchée sur la poitrine et les mains derrière le dos, comme un homme qui réfléchit profondément. De temps en temps il s’arrêtait pour regarder les hautes fenêtres où s’accumulait la neige; moi, je me chauffais sous le manteau de la cheminée en pensant à mes chiens, et je maudissais intérieurement tous les sangliers du Schwartz-Wald. Il y avait bien deux heures que tout le monde dormait au Nideck, et l’on n’entendait plus rien que le bruit des grandes bottes éperonnées du comte sur les dalles. Je me rappelle parfaitement qu’un corbeau, sans doute chassé par un coup de vent, vint battre les vitres de l’aile, en jetant un cri lugubre, et que tout un pan de neige se détacha: de blanches qu’elles étaient, les fenêtres devinrent toutes noires de ce côté...

—Ces détails ont-ils du rapport avec la maladie de ton maître?

—Laisse-moi finir... tu verras. A ce cri, le comte s’était arrêté, les yeux fixes, les joues pâles et la tête penchée en avant, comme un chasseur qui entend venir la bête. Moi je me chauffais toujours, et je pensais: «Est-ce qu’il n’ira pas se coucher bientôt?» Car, pour dire la vérité, je tombais de fatigue. Tout cela, Fritz, je le vois, j’y suis!... A peine le corbeau avait-il jeté son cri dans l’abîme, que la vieille horloge sonnait onze heures.—Au même instant, le comte tourne sur ses talons; il écoute, ses lèvres remuent; je vois qu’il chancelle comme un homme ivre. Il étend les mains, les mâchoires serrées, les yeux blancs. Moi je lui crie: «Monseigneur, qu’avez-vous?» Mais il se met à rire comme un fou, trébuche et tombe sur les dalles, la face contre terre. Aussitôt j’appelle au secours; les domestiques arrivent. Sébalt prend le comte par les jambes, moi par les épaules, nous le transportons sur le lit qui se trouve près de la fenêtre; et comme j’étais en train de couper sa cravate avec mon couteau de chasse, car je croyais à une attaque d’apoplexie, voilà que la comtesse entre et se jette sur le corps du comte, en poussant des cris si déchirants, que je frissonne encore rien que d’y penser!»

Ici, Gédéon ôta sa pipe, il la vida lentement sur le pommeau de sa selle, et poursuivit d’un air mélancolique:

«Depuis ce jour-là, Fritz, le diable s’est logé dans les murs de Nideck, et paraît ne plus vouloir en sortir. Tous les ans, à la même époque, à la même heure, les frissons prennent le comte. Son mal dure de huit à quinze jours, pendant lesquels il jette des cris à vous faire dresser les cheveux sur la tête! Puis il se remet lentement, lentement. Il est faible, pâle, il se traîne de chaise en chaise, et, si l’on fait le moindre bruit, si l’on remue, il se retourne, il a peur de son ombre. La jeune comtesse, la plus douce des créatures qui soit au monde, ne le quitte pas, mais lui ne peut la voir: «Va-t’en! va-t’en! crie-t-il les mains étendues. Oh! laisse-moi! laisse-moi! n’ai-je pas assez souffert?» C’est horrible de l’entendre, et moi, moi, qui l’accompagne de près à la chasse, qui sonne du cor lorsqu’il frappe la bête, moi, qui suis le premier de ses serviteurs, moi, qui me ferais casser la tête pour son service; eh bien! dans ces moments-là, je voudrais l’étrangler, tant c’est abominable de voir comme il traite sa propre fille!»

Sperver, dont la rude physionomie avait pris une expression sinistre, piqua des deux, et nous fîmes un temps de galop.

J’étais devenu tout pensif. La cure d’une telle maladie me paraissait fort douteuse, presque impossible. C’était évidemment une maladie morale; pour la combattre, il aurait fallu remonter à sa cause première, et cette cause se perdait sans doute dans le lointain de l’existence.

Toutes ces pensées m’agitaient. Le récit du vieux piqueur, bien loin de m’inspirer de la confiance, m’avait abattu: triste disposition pour obtenir un succès! Il était environ trois heures, lorsque nous découvrîmes l’antique castel du Nideck, tout au bout de l’horizon. Malgré la distance prodigieuse, on distinguait de hautes tourelles, suspendues en forme de hottes aux angles de l’édifice. Ce n’était encore qu’un vague profil, se détachant à peine sur l’azur du ciel; mais, insensiblement, les teintes rouges du granit des Vosges apparurent.

En ce moment Sperver ralentit sa marche et s’écria:

«Fritz, il faut arriver avant la nuit close... En avant!...»

Mais il eut beau éperonner, son cheval restait immobile, arc-boutant ses jambes de devant avec horreur, hérissant sa crinière, et lançant de ses naseaux dilatés deux jets de vapeur bleuâtre.

«Qu’est-ce que cela? s’écria Gédéon tout surpris. Ne vois - tu rien, Fritz?... est - ce que?...»

Il ne termina point sa phrase et m’indiquant, à cinquante pas, au revers de la côte, un être accroupi dans la neige:

«La Peste-Noire!» fit-il d’un accent si troublé que j’en fus moi-même tout saisi.

En suivant du regard la direction de son geste, j’aperçus avec stupeur une vieille femme, les jambes recoquillées entre les bras, et si misérable, que ses coudes, couleur de brique, sortaient à travers ses manches. Quelques mèches de cheveux gris pendaient autour de son cou, long, rouge et nu, comme celui d’un vautour.

Chose bizarre, un paquet de hardes reposait sur ses genoux, et ses yeux hagards s’étendaient au loin sur la plaine neigeuse.

Sperver avait repris sa course à gauche, traçant un immense circuit autour de la vieille. J’eus peine à le rejoindre.

«Ah çà ! lui criai-je; que diable fais-tu? C’est une plaisanterie?

—Une plaisanterie! non! non! Dieu me garde de plaisanter sur un pareil sujet! Je ne suis pas superstitieux, mais cette rencontre me fait peur.»

Alors, tournant la tête, et voyant que la vieille ne bougeait pas, et que son regard suivait toujours la même direction, il parut se rassurer un peu.

«Fritz, me dit-il d’un air solennel, tu es un savant, tu as étudié bien des choses dont je ne connais pas la première lettre; eh bien! apprends de moi qu’on a toujours tort de rire de ce qu’on ne comprend pas. Ce n’est pas sans raison que j’appelle cette femme la Peste-Noire. Dans tout le Schwartz-Wald elle n’a pas d’autre nom; mais c’est ici, au Nideck, qu’elle le mérite surtout!»

Et le brave homme poursuivit son chemin sans ajouter un mot.

«Voyons, Sperver, explique-toi plus clairement, lui dis-je, car je n’y comprends rien.

—Oui, c’est notre perte à tous, cette sorcière que tu vois là-bas, c’est d’elle que vient tout le mal: c’est elle qui tue le comte!

—Comment est-ce possible? comment peut-elle exercer une semblable influence?

—Que sais-je, moi? Ce qu’il y a de positif, c’est qu’au premier jour du mal, au moment où le comte est saisi de son attaque, vous n’avez qu’à monter sur la tour des signaux, et vous découvrez la Peste-Noire, comme une tache, entre la forêt de Tiefenbach et le Nideck. Elle est là, seule, accroupie. Chaque jour elle se rapproche un peu, et les attaques du comte deviennent plus terribles; on dirait qu’il l’entend venir! Quelquefois, le premier jour, aux premiers frissons, il me dit: «Gédéon, elle vient!» Moi, je lui tiens le bras pour l’empêcher de trembler; mais il répète toujours en bégayant, les yeux écarquillés: «Elle vient! ho! ho! elle vient!...» Alors, je monte dans la tour de Hugues; je regarde longtemps... Tu sais, Fritz, que j’ai de bons yeux. A la fin, dans les brumes lointaines, entre ciel et terre, j’aperçois un point noir. Le lendemain, le point noir est plus gros: le comte de Nideck se couche en claquant des dents. Le lendemain, on découvre clairement la vieille: les attaques commencent; le comte crie!... Le lendemain, la sorcière est au pied de la montagne: alors le comte a les mâchoires serrées comme un étau, il écume, ses yeux tournent. Oh! la misérable!... Et dire que je l’ai eue vingt fois au bout de ma carabine et que ce pauvre comte m’a empêché de lui envoyer une balle. Il criait: «Non, Sperver, non, pas de sang!...» Pauvre homme, ménager celle qui le tue, car elle le tue, Fritz; il n’a déjà plus que la peau et les os!»

Mon brave ami Gédéon était trop prévenu contre la vieille, pour qu’il me fût possible de le ramener au sens commun. D’ailleurs, quel homme oserait tracer les limites du possible? chaque jour ne voit-il pas étendre le champ de la réalité ? Ces influences occultes, ces rapports mystérieux, ces affinités invisibles, tout ce monde magnétique que les uns proclament avec toute l’ardeur de la foi, que les autres contestent d’un air ironique, qui nous répond que demain il ne fera pas explosion au milieu de nous? Il est si facile de faire du bon sens avec l’ignorance universelle!

Je me bornai donc à prier Sperver de modérer sa colère, et surtout de bien se garder de faire feu sur la Peste-Noire, le prévenant que cela lui porterait malheur.

«Bah! je m’en moque, dit-il, le pis qui puisse m’arriver, c’est d’être pendu.

—C’est déjà beaucoup trop pour un honnête homme.

—Hé ! c’est une mort comme une autre. On suffoque, voilà tout. J’aime autant ça que de recevoir un coup de marteau sur la tête, comme dans l’apoplexie, ou de ne pouvoir plus dormir, fumer, avaler, digérer, éternuer, comme dans les autres maladies.

—Pauvre Gédéon, tu raisonnes bien mal pour une barbe grise.

—Barbe grise tant que tu voudras, c’est ma manière de voir. J’ai toujours un canon de mon fusil chargé à balle au service de la sorcière; de temps en temps j’en renouvelle l’amorce, et si l’occasion se présente...»

Il termina sa pensée par un geste expressif.

«Tu auras tort, Sperver, tu auras tort. Je suis de l’avis du comte de Nideck: «Pas de

«sang!» Un grand poète a dit:—«Tous les

«flots de l’Océan ne peuvent laver une goutte

«de sang humain!»—Réfléchis à cela, camarade, et décharge ton fusil contre un sanglier à la première occasion.»

Ces paroles parurent faire impression sur l’esprit du vieux braconnier, il baissa la tête et sa figure prit une expression pensive.

Nous gravissions alors les pentes boisées qui séparent le misérable hameau de Tiefenbach du château du Nideck.

La nuit était venue. Comme il arrive presque toujours après une claire et froide journée d’hiver, la neige recommençait à tomber, de larges flocons venaient se fondre sur la crinière de nos chevaux, qui hennissaient doucement et doublaient le pas, excités sans doute par l’approche du gîte.

De temps en temps, Sperver regardait en arrière avec une inquiétude visible; et moi-même je n’étais pas exempt d’une certaine appréhension indéfinissable, en songeant à l’étrange description que le piqueur m’avait faite de la maladie de son maître.

D’ailleurs, l’esprit de l’homme s’harmonise avec la nature qui l’entoure, et, pour mon compte, je ne sais rien de triste comme une forêt chargée de givre et secouée par la bise: les arbres ont un air morne et pétrifié qui fait mal à voir.

A mesure que nous avancions, les chênes devenaient plus rares; quelques bouleaux, droits et blancs comme des colonnes de marbre, apparaissaient de loin en loin, tranchant sur le verre sombre des sapinières, lorsque tout à coup, au sortir d’un fourré, le vieux burg dressa brusquement devant nous sa haute masse noire piquée de points lumineux.

Sperver s’était arrêté en face d’une porte creusée en entonnoir entre deux tours, et fermée par un grillage de fer.

«Nous y sommes!» s’écria-t-il en se penchant sur le cou de son cheval.

Il saisit le pied de cerf, et le son clair d’une cloche retentit au loin.

Après quelques minutes d’attente, une lanterne apparut dans les profondeurs de la voûte, étoilant les ténèbres, et nous montrant, dans son auréole, un petit homme bossu, à barbe jaune, large des épaules, et fourré comme un chat.

Vous eussiez dit, au milieu des grandes ombres, quelque gnome traversant un rêve des Niebelungen.

Il s’avança lentement et vint appliquer sa large figure plate contre le grillage, écarquillant les yeux et s’efforçant de nous voir dans la nuit.

«Est-ce toi, Sperver? fit-il d’une voix enrouée.

—Ouvriras-tu, Knapwurst? s’écria le piqueur. Ne sens-tu pas qu’il fait un froid de loup?

—Ah! je te reconnais, dit le petit homme. Oui... oui... c’est bien toi... Quand tu parles, on dirait que tu vas avaler les gens!»

La porte s’ouvrit, et le gnome, élevant vers moi sa lanterne avec une grimace bizarre, me salua d’un: «Wilkom, her docter (soyez le bienvenu, monsieur le docteur),» qui semblait vouloir dire: «Encore un qui s’en ira comme les autres!» Puis il referma tranquillement la grille, pendant que nous mettions pied à terre, et vint ensuite prendre la bride de nos chevaux.

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