Читать книгу Contes et romans populaires - Erckmann-Chatrian - Страница 37

V

Оглавление

Table des matières

«C’est égal, me disais-je, la ressemblance existe... faut-il l’attribuer au hasard?... Le hasard... qu’est-ce, après tout?... un non-sens... ce que l’homme ne peut expliquer. Il doit y avoir autre chose!»

Je suivais tout rêveur mon ami Sperver, qui venait de reprendre sa marche dans le corridor. Le portrait d’Edwige, cette image si simple, si naïve, se confondait dans mon esprit avec celle de la jeune comtesse.

Tout à coup, Gédéon s’arrêta; je levai les yeux, nous étions en face des appartements du comte.

«Entre, Fritz, me dit-il, moi, je vais donner la pâtée aux chiens; quand le maître n’est pas là, les valets se négligent; je viendrai te reprendre tout à l’heure.»

J’entrai, plus curieux de revoir mademoiselle Odile que le comte; je m’en faisais le reproche, mais l’intérêt ne se commande pas. Quelle fut ma surprise d’apercevoir dans le demi-jour de l’alcôve le seigneur du Nideck, levé sur le coude, et me regardant avec une attention profonde! Je m’attendais si peu à ce regard, que j’en fus tout stupéfait.

«Approchez, monsieur le docteur, me dit-il d’une voix faible, mais ferme, en me tendant la main. Mon brave Sperver m’a souvent parlé de vous; j’étais désireux de faire votre connaissance.

—Espérons, Monseigneur, lui répondis-je, qu’elle se poursuivra sous de meilleurs auspices. Encore un peu de patience, et nous viendrons à bout de cette attaque.

—Je n’en manque point, fit-il. Je sens que mon heure approche.

—C’est une erreur, monsieur le comte.

—Non, la nature nous accorde, pour dernière grâce, le pressentiment de notre fin.

—Combien j’ai vu de ces pressentiments se démentir!» dis-je en souriant.

Il me regardait avec une fixité singulière, comme il arrive à tous les malades exprimant un doute sur leur état. C’est un moment difficile pour le médecin, de son attitude dépend la force morale du malade; le regard de celui-ci va jusqu’au fond de sa conscience: s’il y découvre le soupçon de sa fin prochaine, tout est perdu; l’abattement commence, les ressorts de l’âme se détendent, le mal prend le dessus.

Je tins bon sous cette inspection, le comte parut se rassurer; il me pressa de nouveau la main, et se laissa doucement aller, plus calme, plus confiant.

J’aperçus seulement alors mademoiselle Odile et une vieille dame, sa gouvernante sans doute, assises au fond de l’alcôve, de l’autre côté du lit.

Elles me saluèrent d’une inclination de tête.

Le portrait de la bibliothèque me revint subitement à l’esprit.

«C’est elle, me dis-je, elle... la première femme de Hugues!... Voilà bien ce front haut, ces longs cils, ce sourire d’une tristesse indéfinissable. —Oh! que de choses dans le sourire de la femme! N’y cherchez point la joie, le bonheur. Le sourire de la femme voile tant de souffrances intimes, tant d’inquiétudes, tant d’anxiétés poignantes! Jeune fille, épouse, mère, il faut toujours sourire, même lorsque le cœur se comprime, lorsque le sanglot étouffe... C’est ton rôle, ô femme! dans cette grande lutte qu’on appelle l’existence humaine!»

Je réfléchissais à toutes ces choses, quand le seigneur du Nideck se prit à dire:

«Si Odile, ma chère enfant, voulait faire ce que je lui demande; si elle consentait seulement à me donner l’espérance da se rendre à mes vœux, je crois que mes forces reprendraient. »

Je regardai la jeune comtesse; elle baissait les yeux et semblait prier.

«Oui, reprit le malade, je renaîtrais à la vie; la perspective de me voir entouré d’une nouvelle famille, de serrer sur mon cœur des petits-enfants, la continuation de notre race, me ranimerait.»

A l’accent doux et tendre de cet homme, je me sentis ému.

La jeune fille ne répondit pas.

Au bout d’une ou deux minutes, le comte, qui la regardait d’un œil suppliant, poursuivit:

«Odile, ne veux-tu pas faire le bonheur de ton père? Mon Dieu! je ne te demande qu’une espérance, je ne te fixe pas d’époque. Je ne veux pas gêner ton choix. Nous irons à la cour; là, cent partis honorables se présenteront. Qui ne serait heureux d’obtenir la main de mon enfant? Tu seras libre de te prononcer.»

Il se tut.

Rien de pénible pour un étranger comme ces discussions de famille; tant d’intérêts divers, de sentiments intimes, s’y trouvent engagés, que la simple pudeur semble nous faire un devoir de nous dérober à de telles confidences. Je souffrais, j’aurais voulu fuir; les circonstances ne le permettaient pas.

«Mon père, dit Odile comme pour éluder les instances du malade, vous guérirez; le ciel ne voudrait pas vous enlever à notre affection. Si vous saviez avec quelle ferveur je le prie!

—Tu ne me réponds pas, dit le comte d’un ton sec. Que peux-tu donc objecter à mon dessein? n’est-il pas juste, naturel? Dois-je donc être privé des consolations accordées aux plus misérables? ai-je froissé tes sentiments? ai-je agi de violence ou de ruse?

—Non, mon père.

—Alors, pourquoi te refuser à mes prières?...

—Ma résolution est prise... c’est à Dieu que je me dévoue!»

Tant de fermeté dans un être si faible me fit passer un frisson par tout le corps. Elle était là, comme la Madone sculptée dans la tour de Hugues, frêle, calme, impassible.

Les yeux du comte prirent un éclat fébrile. Je faisais signe à la jeune comtesse de lui donner au moins une espérance, pour calmer son agitation croissante; elle ne parut pas m’apercevoir.

«Ainsi, reprit-il d’une voix étranglée par l’émotion, tu verrais périr ton père: il te suffirait d’un mot pour lui rendre la vie, et ce mot, tu ne le prononcerais pas?

—La vie n’appartient pas à l’homme, elle est à Dieu, dit Odile; un mot de moi n’y peut rien.

—Ce sont de belles maximes pieuses, fit le comte avec amertume, pour se dispenser de tout devoir. Mais Dieu, dont tu parles sans cesse, ne dit-il pas: «Honore ton père et ta mère!»

—Je vous honore, mon père, reprit-elle avec douceur, mais mon devoir n’est pas de me marier.»

J’entendis grincer les dents du comte. Il resta calme en apparence, puis il se retourna brusquement.

«Va- t’en, fit-il, ta vue me fait mal!...»

Et s’adressant à moi, tout pâle de cette scène:

«Docteur, s’écria-t-il avec un sourire sauvage, n’auriez-vous pas un poison violent?... un de ces poisons qui foudroient comme l’éclair?... Oh! ce serait bien humain de m’en donner un peu... Si vous saviez ce que je souffre!...»

Tous ses traits se décomposèrent, il devint livide.

Odile s’était levée et s’approchait de la porte.

«Reste! hurla le comte, je veux te maudire!... »

Jusqu’alors je m’étais tenu dans la réserve, n’osant intervenir entre le père et la fille; je ne pouvais faire davantage.

«Monseigneur, m’écriai-je, au nom de votre santé, au nom de la justice, calmez-vous, votre vie en dépend!

—Eh! que m’importe la vie? que m’importe l’avenir? Ah! que n’ai-je un couteau pour en finir! Donnez-moi la mort!»

Son émotion croissait de minute en minute. Je voyais le moment où, ne se possédant plus de colère, il allait s’élancer pour anéantir son enfant. Celle-ci, calme, pâle, se mit à genoux sur le seuil. La porte était ouverte, et j’aperçus, derrière la jeune fille, Sperver, les joues contractées, l’air égaré. Il s’approcha sur la pointe des pieds, et s’inclinant vers Odile:

«Oh! Mademoiselle, dit-il, Mademoiselle... le comte est un si brave homme! Si vous disiez seulement: «Peut-être... nous verrons... plus tard!...»

Elle ne répondit pas et conserva son attitude.

En ce moment, je fis prendre au seigneur du Nideck quelques gouttes d’opium; il s’affaissa, exhalant un long soupir, et bientôt un sommeil lourd, profond, régla sa respiration haletante.

Odile se leva, et sa vieille gouvernante, qui n’avait pas dit un mot, sortit avec elle. Sperver et moi nous les regardâmes s’éloigner lentement. Une sorte de grandeur calme se trahissait dans la démarche de la comtesse: on eût dit l’image vivante du devoir accompli.

Lorsqu’elle eut disparu dans les profondeurs du corridor, Gédéon se tourna vers moi:

«Eh bien! Fritz, me dit-il d’un air grave, que penses-tu de cela?»

Je courbai la tête sans répondre: la fermeté de cette jeune fille m’épouvantait.

Contes et romans populaires

Подняться наверх