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II

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Table des matières

En suivant Sperver, qui montait l’escalier d’un pas rapide, je pus me convaincre que le château du Nideck méritait sa réputation. C’était une véritable forteresse taillée dans le roc; ce qu’on appelait château d’embuscade autrefois. Ses voûtes, hautes et profondes, répétaient au loin le bruit de nos pas, et l’air du dehors, pénétrant par les meurtrières, faisait vaciller la flamme des torches engagées de distance en distance dans les anneaux de la muraille.

Sperver connaissait tous les recoins de cette vaste demeure; il tournait tantôt à droite, tantôt à gauche. Je le suivais hors d’haleine. Enfin il s’arrêta sur un large palier, et me dit:

«Fritz, je vais te laisser un instant avec les gens du château, pour aller prévenir la jeune comtesse Odile de ton arrivée.

—Bon! fais ce que tu jugeras nécessaire.

—Tu trouveras là notre majordome, Tobie Offenloch, un vieux soldat du régiment de Nideck; il a fait jadis la campagne de France sous le comte.

—Très-bien!

—Tu verras aussi sa femme, une Française, nommée Marie Lagoutte, qui se prétend de bonne famille.

—Pourquoi pas?

—Oui; mais, entre nous, c’est tout bonnement une ancienne cantinière de la grande-armée. Elle nous a ramené Tobie Offenloch sur sa charrette, avec une jambe de moins, et le pauvre homme l’a épousée par reconnaissance; tu comprends...

—Cela suffit. Ouvre toujours, je gêle.»

Et je voulus passer outre; mais Sperver, entêté comme tout bon Allemand, tenait à m’édifier sur le compte des personnages avec lesquels j’allais me trouver en relation. Il poursuivit donc en me retenant par les brandebourgs de ma rhingrave:

«De plus, tu trouveras Sébalt Kraft, le grand veneur, un garçon triste, mais qui n’a pas son pareil pour sonner du cor; Karl Trumpf, le sommelier; Christian Becker; enfin, tout notre monde, à moins qu’ils ne soient déjà couchés!»

Là-dessus, Sperver poussa la porte, et je restai tout ébahi sur le seuil d’une salle haute et sombre: la salle des anciens gardes du Nideck.

Au premier abord, je remarquai trois fenêtres au fond, dominant le précipice; à droite, une sorte de buffet en vieux chêne bruni par le temps;—sur le buffet, un tonneau, des verres, des bouteilles;—à gauche, une cheminée gothique à large manteau, empourprée par un feu splendide, et décorée, sur chaque face, de sculptures représentant les différents épisodes d’une chasse au sanglier au moyen âge; enfin, au milieu de la salle, une longue table, et sur la table une lanterne gigantesque, éclairant une douzaine de canettes à couvercle d’étain.

Je vis tout cela d’un coup d’œil; mais ce qui me frappa le plus, ce furent les personnages.

Je reconnus le majordome à sa jambe de bois: un petit homme, gros, court, replet, le teint coloré, le ventre tombant sur les cuisses, le nez rouge et mamelonné comme une framboise mûre; il portait une énorme perruque couleur de chanvre, formant bourrelet sur la nuque, un habit de peluche vert-pomme, à boutons d’acier larges comme des écus de six livres; la culotte de velours, les bas de soie, et les souliers à boucles d’argent. Il était en train de tourner le robinet du tonneau; un air de jubilation inexprimable épanouissait sa face rubiconde, et ses yeux, à fleur de tête, brillaient de profil comme des verres de montre.

Sa femme, la digne Marie Lagoutte, vêtue d’une robe de stoff à grands ramages, la figure longue et jaune comme un vieux cuir de Cordoue, jouait aux cartes avec deux serviteurs gravement assis dans des fauteuils à dossier droit. De petites chevilles fendues pinçaient l’organe olfactif de la vieille et celui d’un autre joueur, tandis que le troisième clignait de l’œil d’un air malin, et paraissait jouir de les voir courbés sous cette espèce de fourches caudines.

«Combien de cartes? demandait-il.

—Deux, répondait la vieille.

—Et toi, Christian?

—Deux....

—Ha! ha!.... Je vous tiens!.... Coupez le roi! coupez l’as!... Et celle-ci, et celle-là... Ha! ha! ha! Encore une cheville, la mère! Ça vous apprendra, une fois de plus, à nous vanter les jeux de France!

—Monsieur Christian, vous n’avez pas d’égards pour le beau sexe.

—Au jeu de cartes, on ne doit d’égards à personne.

—Mais vous voyez bien qu’il n’y a plus de place!

—Bah! bah! avec un nez comme le vôtre, il y a toujours de la ressource.»

En ce moment Sperver s’écria:

«Camarades, me voici!

—Hé ! Gédéon... Déjà de retour?»

Marie Lagoutte secoua bien vite ses nombreuses chevilles. Le gros majordome vida son verre. Tout le monde se tourna de notre côté.

«Et Monseigneur va-t-il mieux?

—Heu! fit le majordome en allongeant la lèvre inférieure, heu!

—C’est toujours la même chose?

—A peu près, dit Marie Lagoutte, qui ne me quittait pas de l’œil.»

Sperver s’en aperçut.

«Je vous présente mon fils: le docteur Fritz, du Schwartz-Wald, dit-il fièrement. Ah! tout va changer ici, maître Tobie. Maintenant que Fritz est arrivé, il faut que cette maudite migraine s’en aille. Si l’on m’avait écouté plus tôt... Enfin, il vaut mieux tard que jamais.»

Marie Lagoutte m’observait toujours. Cet examen parut la satisfaire, car, s’adressant au majordome:

«Allons donc, monsieur Offenloch, allons donc, s’écria-t-elle, remuez-vous, présentez un siège à monsieur le docteur. Vous restez là, bouche béante comme une carpe. Ah! Monsieur... ces Allemands!...»

Et la bonne femme, se levant comme un ressort, accourut me débarrasser de mon manteau.

«Permettez, Monsieur...

—Vous êtes trop bonne, ma chère dame.

—Donnez, donnez toujours... Il fait un temps... Ah! Monsieur, quel pays!...

—Ainsi, Monseigneur ne va ni mieux ni plus mal, reprit Sperver en secouant son bonnet couvert de neige, nous arrivons à temps—Hé ! Kasper! Kasper!...»

Un petit homme, plus haut d’une épaule que de l’autre, et la figure saupoudrée d’un milliard de taches de rousseur, sortit de la cheminée:

«Me voici!

—Bon! tu vas faire préparer pour monsieur le docteur la chambre qui se trouve au bout de la grande galerie, la chambre de Hugues... tu sais?

—Oui, Sperver, tout de suite.

—Un instant. Tu prendras, en passant, la valise du docteur; Knapwurst te la remettra. Quant au souper...

—Soyez tranquille, je m’en charge.

—Très-bien, je compte sur toi.»

Le petit homme sortit, et Gédéon, après s’être débarrassé de sa pelisse, nous quitta pour aller prévenir la jeune comtesse de mon arrivée.

J’étais vraiment confus de l’empressement de Marie Lagoutte.

«Otez-vous donc de là, Sébalt, disait-elle au grand veneur; vous vous êtes-assez rôti, j’espère, depuis ce matin. Asseyez-vous près du feu, monsieur le docteur, vous devez avoir froid aux pieds. Allongez vos jambes... C’est cela.»

Puis, me présentant sa tabatière:

«En usez-vous?

—Non, ma chère dame, merci.

—Vous avez tort, dit-elle en se bourrant le nez de tabac, vous avez tort: c’est le charme de l’existence.»

Elle remit sa tabatière dans la poche de son tablier, et reprit après quelques instants:

«Vous arrivez à propos: monseigneur a eu hier sa deuxième attaque, une attaque furieuse, n’est-ce pas, monsieur Offenloch?

—Furieuse est le mot, fit gravement le majordome.

—Ce n’est pas étonnant, reprit-elle, quand un homme ne se nourrit pas; car il ne se nourrit pas, Monsieur. Figurez-vous que je l’ai vu passer deux jours sans prendre un bouillon.

—Et sans boire un verre de vin, ajouta le majordome, en croisant ses petites mains replètes sur sa bedaine.»

Je crus devoir hocher la tête pour témoigner ma surprise.

Aussitôt maître Tobie Offenloch vint s’asseoir à ma droite et me dit:

Nous entrâmes précipitamment dans la tour. (Page 12.)


«Monsieur le docteur, croyez-moi, ordonnez-lui une bouteille de markobrünner par jour.

—Et une aile de volaille à chaque repas, interrompit Marie Lagoutte. Le pauvre homme est maigre à faire peur.

—Nous avons du markobrünner de soixante ans. reprit le majordome, car les Français ne l’ont pas tout bu, comme le prétend madame Offenloch. Vous pourriez aussi lui ordonner de boire de temps en temps un bon coup de johannisberg: il n’y a rien comme ce vin-là, pour remettre un homme sur pied.

—Dans le temps, dit le grand veneur d’un air mélancolique, dans le temps, monseigneur faisait deux grandes chasses par semaine: il se portait bien; depuis qu’il n’en fait plus, il est malade.

—C’est tout simple, observa Marie Lagoutte, le grand air ouvre l’appétit. Monsieur le docteur devrait lui ordonner trois grandes chasses par semaine, pour rattraper le temps perdu.

—Deux suffiraient, reprit gravement le veneur, deux suffiraient. Il faut aussi que les chiens se reposent; les chiens sont des créatures du bon Dieu comme les hommes.»

Il y eut quelques instants de silence, pendant lesquels j’entendais le vent fouetter les vitres et s’engouffrer dans les meurtrières avec des sifflements lugubres.

Sébalt avait mis sa jambe droite sur sa jambe gauche, et, le coude sur le genou, le menton dans la main, il regardait le feu avec un air de tristesse inexprimable. Marie Lagoutte, après avoir pris une nouvelle prise, arrangeait son tabac dans sa tabatière, et moi je réfléchissais à l’étrange infirmité qui nous porte à nous poursuivre réciproquement de conseils.

Lieverlé ! s’écrie Sperver. (Page 15.)


En ce moment, le majordome se leva.

«Monsieur le docteur boira bien un verre de vin? dit-il en s’appuyant au dos de mon fauteuil.

—Je vous remercie, je ne bois jamais avant d’aller voir un malade.

—Quoi! pas même un petit verre de vin?

—Pas même un petit verre de vin.»

Il ouvrit de grands yeux et regarda sa femme d’un air tout surpris.

«Monsieur le docteur a raison, dit-elle, je suis comme lui: j’aime mieux boire en mangeant, et prendre un verre de cognac après. Dans mon pays, les dames prennent leur cognac; c’est plus distingué que le kirsch!»

Marie Lagoutte terminait à peine ces explications, lorsque Sperver entr’ouvrit la porte et me fit signe de le suivre.

Je saluai l’honorable compagnie, et, comme j’entrais dans le couloir, j’entendis la femme du majordome dire à son mari:

«Il est très-bien, ce jeune homme, ça ferait un beau carabinier!»

Sperver paraissait inquiet, il ne disait rien; j’étais moi-même tout pensif.

Quelques pas sous les voûtes ténébreuses du Nideck effacèrent complètement de mon esprit les figures grotesques de maître Tobie et de Marie Lagoutte: pauvres petits êtres inoffensifs, vivant, comme l’ornithomyse, sous l’aile puissante du vautour.

Bientôt Gédéon m’ouvrit une pièce somptueuse, tendue de velours violet pavillonné d’or. Une lampe de bronze, posée sur le coin de la cheminée et recouverte d’un globe de cristal dépoli, l’éclairait vaguement. D’épaisses fourrures amortissaient le bruit de nos pas: on eût dit l’asile du silence et de la méditation.

En entrant, Sperver souleva un flot de lourdes draperies qui voilaient une fenêtre en ogive. Je le vis plonger son regard dans l’abîme et je compris sa pensée: il regardait si la sorcière était toujours là-bas, accroupie dans la neige, au milieu de la plaine; mais il ne vit rien, car la nuit était profonde.

Moi, j’avais fait quelques pas, et je distinguais, au pâle rayonnement de la lampe, une blanche et frêle créature, assise dans un fauteuil de forme gothique, non loin du malade: c’était Odile de Nideck. Sa longue robe de soie noire, son attitude rêveuse et résignée, la distinction idéale de ses traits, rappelaient ces créations mystiques du moyen âge, que l’art moderne abandonne sans réussir à les faire oublier.

Que se passa-t-il dans mon âme à la vue de cette blanche statue? Je l’ignore. Il y eut quelque chose de religieux dans mon émotion. Une musique intérieure me rappela les vieilles ballades de ma première enfance, ces chants pieux que les bonnes nourrices du Schwartz-Wald fredonnent pour endormir nos premières tristesses.

A mon approche, Odile s’était levée.

«Soyez le bienvenu, monsieur le docteur,» me dit-elle avec une simplicité touchante; puis m’indiquant du geste l’alcôve où reposait le comte: «Mon père est là.»

Je m’inclinai profondément, et sans répondre, tant j’étais ému, je m’approchai de la couche du malade.

Sperver, debout à la tête du lit, élevait d’une main la lampe, tenant de l’autre son large bonnet de fourrure. Odile était à ma gauche. La lumière, tamisée par le verre dépoli, tombait doucement sur la figure du comte.

Dès le premier instant, je fus saisi de l’étrange physionomie du seigneur de Nideck, et, malgré toute l’admiration respectueuse que venait de m’inspirer sa fille, je ne pus m’empêcher de me dire: «C’est un vieux loup!»

En effet, cette tête grise à cheveux ras, renflée derrière les oreilles d’une façon prodigieuse, et singulièrement allongée par la face; l’étroitesse du front au sommet, sa largeur à la base; la disposition des paupières, terminées en pointe à la racine du nez, bordées de noir et couvrant imparfaitement le globe de l’œil terne et froid; la barbe courte et drue s’épanouissant autour des mâchoires osseuses: tout dans cet homme me fit frémir, et des idées bizarres sur les affinités animales me traversèrent l’esprit.

Je dominai mon émotion et je pris le bras du malade: il était sec, nerveux; la main était petite et ferme.

Au point de vue médical, je constatai un pouls dur, fréquent, fébrile, une exaspération touchant au tétanos.

Que faire?

Je réfléchissais; d’un côté, la jeune comtesse anxieuse; de l’autre, Sperver, cherchant à lire dans mes yeux ce que je pensais, attentif, épiant mes moindres gestes... m’imposaient une contrainte pénible. Cependant je reconnus qu’il n’y avait rien de sérieux à entreprendre.

Je laissai le bras, j’écoutai la respiration. De temps en temps une espèce de sanglot soulevait la poitrine du malade, puis le mouvement reprenait son cours, s’accélérait, et devenait haletant. Le cauchemar oppressait évidemment cet homme: épilepsie ou tétanos, qu’importe?... Mais la cause... la cause... voilà ce qu’il m’aurait fallu connaître et ce qui m’échappait.

Je me retournai tout pensif.

«Que faut-il espérer, Monsieur? me demanda la jeune fille.

—La crise d’hier touche à sa fin, Madame. Il s’agirait de prévenir une nouvelle attaque.

—Est-ce possible, monsieur le docteur?»

J’allais répondre par quelque généralité scientifique, n’osant me prononcer d’une manière positive, quand les sons lointains de la cloche du Nideck frappèrent nos oreilles.

«Des étrangers!» dit Sperver.

Il y eut un instant de silence.

«Allez voir! dit Odile, dont le front s’était légèrement assombri. Mon Dieu! comment exercer les devoirs de l’hospitalité dans de telles circonstances?... C’est impossible!»

Presque aussitôt la porte s’ouvrit; une tête blonde et rose parut dans l’ombre et dit à voix basse:

«Monsieur le baron de Zimmer-Blouderic, accompagné d’un écuyer, demande asile au Nideck... Il s’est égaré dans la montagne.

—C’est bien, Gretchen, répondit la jeune comtesse avec douceur. Allez prévenir le majordome de recevoir M. le baron de Zimmer. Qu’il lui dise bien que le comte est malade, et que cela seul l’empêche de faire lui-même les honneurs de sa maison. Qu’on éveille nos gens pour le service, et que tout soit fait comme il convient.»

Rien ne saurait exprimer la noble simplicité de la jeune châtelaine en donnant ces ordres. Si la distinction semble héréditaire dans certaines familles, c’est que l’accomplissement des devoirs de l’opulence élève l’âme.

Tout en admirant la grâce, la douceur du regard, la distinction d’Odile de Nideck, son profil d’une pureté de lignes qu’on ne rencontre que dans les sphères aristocratiques, ces idées me passaient par l’esprit, et je cherchais en vain rien de comparable dans mes souvenirs.

«Allez, Gretchen, dit la jeune comtesse, dépêchez-vous.

—Oui, Madame.

La suivante s’éloigna, et je restai quelques secondes encore sous le charme de mes impressions.

Odile s’était retournée.

«Vous le voyez, Monsieur, dit-elle avec un mélancolique sourire, on ne peut rester à sa douleur; il faut sans cesse se partager entre ses affections et le monde.

—C’est vrai, Madame, répondis-je, les âmes d’élite appartiennent à toutes les infortunes: le voyageur égaré, le malade, le pauvre sans pain, chacun a le droit d’en réclamer sa part, car Dieu les a faites comme ses étoiles, pour le bonheur de tous!»

Odile baissa ses longues paupières, et Sperver me serra doucement la main.

Au bout d’un instant elle reprit:

«Ah! Monsieur, si vous sauviez mon père!...

—Ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, Madame, la crise est finie. Il faut en empêcher le retour

—L’espérez-vous?

—Avec l’aide de Dieu, sans doute, Madame, ce n’est pas impossible. Je vais y réfléchir.»

Odile, tout émue, m’accompagna jusqu’à la porte. Sperver et moi nous traversâmes l’antichambre, ou quelques serviteurs veillaient, attendant les ordres de leur maîtresse. Nous venions d’entrer dans le corridor, lorsque Gédéon, qui marchait le premier, se retourna tout à coup, et me plaçant ses deux mains sur les épaules:

«Voyons, Fritz, dit-il en me regardant dans le blanc des yeux, je suis un homme, moi, tu peux tout me dire: qu’en penses-tu?

—Il n’y a rien à craindre pour cette nuit.

—Bon, je sais cela, tu l’as dit à la comtesse; mais demain?

—Demain?

—Oui, ne tourne pas la tête. A supposer que tu ne puisses pas empêcher l’attaque de revenir, là, franchement, Fritz, penses-tu qu’il en meure?

—C’est possible, mais je ne le crois pas.

—Eh! s’écria le brave homme en sautant de joie, si tu ne le crois pas, c’est que tu en es sûr!»

Et me prenant bras dessus bras dessous, il m’entraîna dans la galerie. Nous y mettions à peine le pied, que le baron de Zimmer-Bloudericet son écuyer nous apparurent, précédés de Seb t portant une torche allumée. Ils se rend nt à leur appartement, et ces deux personnag es, le manteau jeté sur l’épaule, les bottes molles à la hongroise montant jusqu’aux genoux, la taille serrée dans de longues tuniques vert-pistache à brandebourgs, le colbac d’ourson enfoncé sur la tête, le couteau de chasse à la ceinture, avaient quelque chose d’étrangement pittoresque à la lueur blanche de la résine.

«Tiens, dit Sperver, si je ne me trompe, ce sont nos gens de Fribourg. Ils nous ont suivis de près.

—Tu ne te trompes pas: ce sont bien eux. Je reconnais le plus jeune à sa taille élancée; il a le profil d’aigle et porte les moustaches à la Wallenstein.»

Ils disparurent dans une travée latérale.

Gédéon prit une torche à la muraille et me guida dans un dédale de corridors, de couloirs, de voûtes hautes, basses, en ogive, en plein cintre, que sais-je? cela n’en finissait plus.

«Voici la salle des margraves, disait-il, voici la salle des portraits, la chapelle, où l’on ne dit plus la messe depuis que Ludwig le Chauve s’est fait protestant. Voici la salle d’armes.»

Toutes choses qui m’intéressaient médiocrement

Après être arrivés tout en haut, il nous fallut redescendre une enfilade de marches. Enfin, grâce au ciel, nous arrivâmes devant une petite porte massive. Sperver sortit une énorme clef de sa poche, et, me remettant la torche:

«Prends garde à la lumière, dit-il. Attention! »

En même temps il poussa la porte, et l’air froid du dehors entra dans le couloir. La flamme se prit à tourbillonner, envoyant des étincelles en tous sens. Je me crus devant un gouffre et je reculai avec effroi.

«Ah! ah! ah! s’écria le piqueur, ouvrant sa grande bouche jusqu’aux oreilles, on dirait que tu as peur, Fritz!... Avance donc... Ne crains rien... Nous sommes sur la courtine qui va du château à la vieille tour.»

Et le brave homme sortit pour me donner l’exemple.

La neige encombrait cette plate-forme à balustrade de granit; le vent la balayait avec des sifflements immenses. Qui eût vu de la plaine notre torche échevelée eût pu se dire: «Que font-ils donc là-haut, dans les nuages? Pourquoi se promènent-ils à cette heure?»

«La vieille sorcière nous regarde peut-être, » pensai-je en moi-même, et cette idée me donna le frisson. Je serrai les plis de ma rhingrave, et la main sur mon feutre, je me mis à courir derrière Sperver. Il élevait la lumière pour m’indiquer la route et marchait à grands pas.

Nous entrâmes précipitamment dans la tour, puis dans la chambre de Hugues. Une flamme vive nous salua de ses pétillements joyeux: quel bonheur de se retrouver à l’abri d’épaisses murailles!

J’avais fait halte, tandis que Sperver refermait la porte, et, contemplant cette antique demeure, je m’écriai:

«Dieu soit loué ! Nous allons donc pouvoir nous reposer.

—Devant une bonne table, ajouta Gédéon. Contemple-moi ça, plutôt que de rester le nez en l’air: un cuisseau de chevreuil, deux gelinottes, un brochet, le dos bleu, la mâchoire garnie de persil. Viandes froides et vins chauds, j’aime ça. Je suis content de Kasper; il a bien compris mes ordres.»

Il disait vrai, ce brave Gédéon: «Viandes froides et vins chauds,» car, devant la flamme, une magnifique rangée de bouteilles subissaient l’influence délicieuse de la chaleur.

A cet aspect, je sentis s’éveiller en moi une véritable faim canine; mais Sperver, qui se connaissait en confortable, me dit:

«Fritz, ne nous pressons pas, nous avons le temps, mettons-nous à l’aise; les gelinottes ne veulent pas s’envoler. D’abord, tes bottes doivent te faire mal; quand on a galopé huit heures consécutivement, il est bon de changer de chaussure; c’est mon principe. Voyons, assieds-toi, mets ta botte entre mes jambes... Bien... je la tiens... En voilà une!... Passons à l’autre... C’est cela!... Fourre tes pieds dans ces sabots, ôte ta rhingrave, jette-moi cette houppelande sur ton dos. A la bonne heure!»

Il en fit autant, puis d’une voix de stentor:

«Maintenant, Fritz, s’écria-t-il, à table! Travaille de ton côté, moi du mien, et surtout rappelle-toi le vieux proverbe allemand:—

«Si c’est le diable qui a fait la soif, à coup sûr

«c’est le Seigneur Dieu qui a fait le vin!»

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