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IX

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Table des matières

Le comte de Nideck se mourait!

Que peut l’art en présence de ce grand combat de la vie et de la mort? A cette heure dernière où les lutteurs invisibles s’étreignent corps à corps, se pressent haletants, se renversent et se relèvent tour à tour... que peut le médecin?

Regarder, écouter et frémir!

Parfois la lutte semble suspendue; la vie se retire dans son fort, elle s’y repose, elle y puise le courage du désespoir. Mais bientôt son ennemi l’y suit. Alors, s’élançant à sa rencontre, elle l’étreint de nouveau. Le combat recommence plus ardent, plus près de l’issue fatale.

Et le malade, baigné de sueur froide, l’œil fixe, les bras inertes, ne peut rien pour lui-même. Sa respiration, tantôt courte, embarrassée, anxieuse; tantôt longue, large et profonde, marque les différentes phases de cette bataille épouvantable.

Reste! hurla le comte. (Page 22.)


Et les assistants se regardent... Ils pensent: «Un jour, cette même lutte aura lieu pour nous. Et la mort victorieuse nous emportera dans son antre, comme l’araignée la mouche. Mais la vie... elle... l’âme, déployant ses ailes, s’envolera vers d’autres cieux en s’écriant «J’ai fait mon devoir, j’ai vaillamment combattu! » Et d’en bas, la mort, la regardant s’élever ne pourra la suivre: elle ne tiendra qu’un cadavre!—O consolation suprême!... certitude de l’immortalité, espérance de justice, quel barbare pourrait vous arracher du cœur de l’homme?...»

Vers minuit, le comte de Nideck me semblait perdu, l’agonie commençait; le pouls brusque, irrégulier, avait des défaillances... des interruptions... puis des retours soudains.

Il ne me restait plus qu’à voir mourir cet homme... je tombais de fatigue; tout ce que l’art permet, je l’avais fait.

Je dis à Sperver de veiller... de fermer les yeux de son maître.

Le pauvre garçon était désolé ; il se reprochait son exclamation involontaire: «Comte de Nideck, que faites-vous?» et s’arrachait les cheveux de désespoir.

Je me rendis seul dans la tour de Hugues, ayant à peine eu le temps de prendre quelque nourriture; je n’en sentais pas le besoin.

Un bon feu brillait dans la cheminée. Je me jetai tout habillé sur mon lit et le sommeil ne tarda pas à venir: ce sommeil lourd, inquiet, que l’on s’attend à voir interrompre par des gémissements et des pleurs.

Le comte, en chemise, debout sur cette fenêtre. (Page 28.)


Je dormais ainsi, la face tournée vers le foyer, dont la lumière ruisselait sur les dallas.

Au bout d’une heure le feu s’assoupit, et, comme il arrive en pareil cas, la flamme, se ranimant par instants, battait les murailles de ses grandes ailes rouges et fatiguait mes paupières.

Perdu dans une vague somnolence, j’entr’ouvris les yeux, pour voir d’où provenaient ces alternatives de lumière et d’obscurité.

La plus étrange surprise m’attendait:

Sur le fond de l’âtre, à peine éclairé par quelques braises encore ardentes, se détachait un profil noir: la silhouette de la Peste!

Elle était accroupie sur un escabeau, et se chauffait en silence.

Je crus d’abord à une illusion, suite naturelle de mes pensées depuis quelques jours; je me levai sur le coude, regardant, les yeux arrondis par la crainte.

C’était bien elle: calme, immobile, les jambes recoquillées entre ses bras,—telle que je l’avais vue dans la neige,—avec son grand cou replié, son nez en bec d’aigle, ses lèvres contractées.

J’eus peur!

Comment la Peste-Noire était-elle là ? Comment avait-elle pu arriver dans cette haute tour, dominant les abîmes?

Tout ce que m’avait raconté Sperver de sa puissance mystérieuse me parut justifié !... La scène de Lieverlé grondant contre la muraille me passa devant les yeux comme un éclair!... Je me blottis dans l’alcôve, respirant à peine, et regardant cette silhouette immobile, comme une souris regarderait un chat du fond de son trou.

La vieille ne bougeait pas plus que le montant de la cheminée taillé dans le roc; ses lèvres marmotaient je ne sais quoi!

Mon cœur galopait, ma peur redoublait de minute en minute, en raison du silence et de l’immobilité de cette apparition surnaturelle.

Cela durait bien depuis un quart d’heure, quand, le feu gagnant une brindille de sapin, il y eut un éclair: la brindille se tordit en sifflant, et quelques rayons lumineux jaillirent jusqu’au fond de la salle.

Cet éclair suffit pour me montrer la vieille revêtue d’une antique robe de brocart à fond pourpre tournant au violet, et roide comme du carton; un lourd bracelet à son poignet gauche, une flèche d’or dans son épaisse chevelure grise tordue sur la nuque.

Ce fut comme une évocation des temps passés.

Cependant la Peste ne pouvait avoir d’intentions hostiles: elle aurait profité de mon sommeil pour les exécuter.

Cette pensée commençait à me rassurer un peu, quand tout à coup elle se leva, et, lentement... lentement... s’approcha de mon lit, tenant à la main une torche qu’elle venait d’allumer.

Je m’aperçus alors que ses yeux étaient fixes, hagards!

Je fis un effort pour me lever, pour crier: pas un muscle de mon corps ne tressaillit, pas un souffle ne me vint aux lèvres!

Et la vieille, penchée sur moi, entre les rideaux, me regardait avec un sourire étrange. J’aurais voulu me défendre, appeler.... mais son regard me paralysait, comme l’oiseau sous l’œil du serpent.

Pendant cette contemplation muette, chaque seconde avait pour moi la durée de l’éternité.

Qu’allait-elle entreprendre?

Je m’attendais à tout.

Subitement, elle tourna la tête, prêta l’oreille, puis, traversant la salle à grands pas, elle ouvrit la porte.

Enfin j’avais recouvré une partie de mon courage. La volonté me mit debout comme un ressort. Je m’élançai sur les pas de la vieille, qui d’une main tenait sa torche haute, et de l’autre la porte toute grande ouverte.

J’allais la saisir par les cheveux, lorsqu’au fond de la galerie, sous la voûte en ogive du château donnant sur la plate-forme, j’aperçus, qui?

Le comte de Nideck lui-même!

Le comte de Nideck,—que je croyais mourant, —revêtu d’une énorme peau de loup, dont la mâchoire supérieure s’avançait en visière sur son front, les griffes sur ses épaules, et dont la queue traînait derrière lui sur les dalles.

Il portait de ces grands souliers formés d’un cuir épais cousu comme une feuille roulée; une griffe d’argent serrait la peau autour de son cou, et, dans sa physionomie, sauf le regard terne, d’une fixité glaciale, tout annonçait l’homme fort, l’homme du commandement: —le maître!

En face d’un tel personnage, mes idées se heurtèrent, se confondirent. La fuite n’était pas possible. J’eus encore la présence d’esprit de me jeter dans l’embrasure de la fenêtre.

Le comte entra, regardant la vieille, les traits rigides. Ils se parlèrent à voix basse, si basse qu’il me fut impossible de rien entendre, mais leurs gestes étaient expressifs: la vieille indiquait le lit!

Ils s’approchèrent de la cheminée sur la pointe des pieds. Là, dans l’ombre de la travée, la Peste-Noire déroula un grand sac en souriant.

A peine le comte eut-il vu ce sac, qu’en trois bonds il fut près du lit, et y appuya le genou. Les rideaux s’agitèrent, son corps disparaissait sous leurs plis, je ne voyais plus qu’une de ses jambes encore appuyée sur les dalles et la queue de loup ondoyant de droite à gauche.

Vous eussiez dit une scène de meurtre!

Tout ce que la terreur peut avoir de plus affreux, de plus épouvantable, ne m’aurait pas tant saisi que la représentation muette d’un tel acte.

La vieille accourut à son tour, déployant le sac.

Les rideaux s’agitèrent encore, les ombres battirent les murs. Mais ce qu’il y a de plus horrible, c’est que je crus voir une flaque de sang se répandre sur les dalles et couler lentement vers le foyer: c’était la neige attachée aux pieds du comte, et qui se fondait à la chaleur.

Je considérais encore cette traînée noire, sentant ma langue se glacer jusqu’au fond de ma gorge, lorsqu’un grand mouvement se fit.

La vieille et le comte bourraient les draps dans leur sac, ils les poussaient avec la précipitation du chien qui gratte la terre; puis le seigneur du Nideck jeta cet objet informe sur son épaule, et se dirigea vers la porte. Le drap traînait derrière lui, la vieille le suivait avec sa torche. Ils traversèrent la courtine.

Je sentais mes genoux vaciller, s’entre-choquer; je priais tout bas!

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées, que je m’élançais sur leurs traces, entraîné par une curiosité subite, irrésistible.

Je traversai la courtine en courant, et j’allais pénétrer sous l’ogive de la tour, quand une citerne large et profonde s’ouvrit à mes pieds; un escalier y plongeait en spirale, et je vis la torche tournoyer, tournoyer autour du cordon de pierre, comme une luciole; elle devenait imperceptible par la distance.

Je descendis à mon tour les premières marches de l’escalier, me guidant sur cette lueur lointaine.

Tout à coup elle disparut: la vieille et le comte avaient atteint le fond du précipice. Moi, la main contre la rampe, je continuai de descendre, sûr de pouvoir remonter dans la tour, à défaut d’autre issue.

Bientôt les marches cessèrent. Je promenai les yeux autour de moi et je découvris, à gauche, un rayon de lune trébuchant sous une porte basse, à travers de grandes orties et des ronces chargées de givre. J’écartai ces obstacles, refoulant la neige du pied, et je me vis à la base du donjon de Hugues.

Qui aurait supposé qu’un trou pareil montait au château? Qui l’avait enseigné à la vieille? Je ne m’arrêtai point à ces questions.

La plaine immense s’étendait devant moi, éblouissante de lumière comme en plein jour. A ma droite, la ligne noire du Schwartz-Wald, avec ses rochers à pic, ses gorges et ses ravins, se déroulait à l’infini.

L’air était froid, calme; je me sentis réveillé, comme subtilisé par cette atmosphère glaciale.

Mon premier regard fut pour reconnaître la direction du comte et de la vieille. Leur haute taille noire s’élevait lentement sur la colline, à deux cents pas de moi. Elle se découpait sur le ciel, piqué d’étoiles sans nombre.

Je les atteignis à la descente du ravin.

Le comte marchait lentement, le suaire traînait toujours... Son attitude, ses mouvements et ceux de la vieille avaient quelque chose d’automatique.

Ils allaient, à vingt pas devant moi, suivant le chemin creux de l’Altenberg, tantôt dans l’ombre, tantôt en pleine lumière, car la lune brillait d’un éclat surprenant. Quelques nuages la suivaient de loin, et semblaient étendre vers elle leurs grands bras pour la saisir; mais elle leur échappait toujours, et ses rayons, froids comme des lames d’acier, me pénétraient jusqu’ au cœur.

J’aurais voulu retourner: une force invincible me portait à suivre le funèbre cortége.

A cette heure, je vois encore le sentier qui monte entre les broussailles du Schwartz-Wald, j’eutends la neige craquer sous mes pas, la feuille se traîner au souffle de la bise; je me vois suivre ces deux êtres silencieux, et je ne puis comprendre quelle puissance mystérieuse m’entraînait dans leur courant.

Enfin, nous voici dans les bois, sous de grands hêtres, nus, dépouillés. Les ombres noires de leurs hautes branches se brisent sur les rameaux inférieurs, et traversent le chemin comblé de neige. Il me semble parfois entendre marcher derrière moi.

Je retourne brusquement la tête et je ne vois rien.

Nous venions d’atteindre une ligne de rochers à la crête de l’Altenberg; derrière ces rochers coule le torrent du Schnéeberg, mais en hiver les torrents ne coulent pas, c’est à peine si un filet d’eau serpente sous leur couche épaisse de glace; la solitude n’a plus ni son murmure, ni ses gazouillements, ni son tonnerre: ce qu’il y a de plus effrayant, c’est le silence!

Le comte de Nideck et la vieille trouvèrent une brèche faite dans le roc, ils montèrent tout droit, sans hésiter, avec une certitude incroyable; moi, je dus m’accrocher aux broussailles pour les suivre.

A peine au haut de ce roc, qui formait une pointe sur l’abîme, je me vis à trois pas d’eux, et, de l’autre côté, j’aperçus un précipice sans fond. A notre gauche tombait le torrent du Schnéeberg alors pris de glace et suspendu dans les airs.—Cette apparence du flot qui bondit, entraînant dans sa chute les arbres voisins, aspirant les broussailles, et dévidant le lierre, qui suit la vague sans perdre sa racine, cette apparence du mouvement dans l’immobilité de la mort, et ces deux personnages silencieux, procédant à leur œuvre sinistre avec l’impassibilité de l’automate, tout cela renouvela mes terreurs.;

La nature elle-même semblait partager mon épouvante.

Le comte avait déposé son fardeau, la vieille et lui le balancèrent un instant au bord du gouffre, puis le long suaire flotta sur l’abîme, et les meurtriers se penchèrent.

Ce long drap blanc qui flotte me passe encore devant les yeux. Je le vois descendre, descendre, comme le cygne frappé à la cime des airs, l’aile détendue, la tête renversée, tourbillonnant dans la mort.

Il disparut dans les profondeurs du précipice.

En ce moment, le nuage qui depuis longtemps s’approchait de la lune la voila lentement de ses contours bleuâtres; les rayons se retirèrent.

La vieille, tenant le comte par la main, et l’entraînant avec une rapidité vertigineuse, m’apparut une seconde.

Le nuage était en plein sur le disque. Je ne pouvais faire un pas sans risquer de me précipiter dans l’abîme.

Au bout de quelques minutes, il y eut une Crevasse dans le nuage. Je regardai... J’étais seul à la pointe du roc; la neige me montait jusqu’aux genoux.

Saisi d’horreur, je redescendis l’escarpement et me mis à courir vers le château, bouleversé comme si j’eusse commis un crime!...

Quant au seigneur du Nideck et à la vieille, je ne les voyais plus dans la plaine.

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