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XVIII
ОглавлениеMaître Frantz, en remontant l’antique rue des Capucins, éprouvait une véritable jouissance d’avoir changé de chemise et de s’être fait la barbe; son esprit était plein d’arguments invincibles, et la lune marchait en quelque sorte devant lui pour le conduire au casino.
Un murmure confus annonçait que la petite chapelle de Saint-Jean était remplie de fidèles; aucun autre bruit ne s’entendait dans la rue; toutes les femmes étaient à l’église et les hommes au cabaret.
Maître Frantz et le pasteur marchèrent quelque temps en silence, respirant avec bonheur l’air frais du soir, si doux après un bon repas; regardant ces lueurs rapides qui s’échappent d’une porte entr’ouverte et refermée aussitôt, une lanterne errant dans les ténèbres, une ombre apparaissant derrière les vitres étincelantes d’une fenêtre, enfin ces vagues accidents de la nuit, pleins d’une rêverie mystérieuse et d’un charme indéfinissable. Mais bientôt l’illustre philosophe, animé par ses méditations anthropo-zoologiques, allongea le pas.
«Un instant, mon cher monsieur, un instant, disait le pasteur, vous courez comme un lièvre, laissez-moi reprendre haleine.
—Est-ce que toute la société se trouve réunie? demandait Mathéus.
—Pas encore, pas encore... rien ne nous presse. Que dirait-on si les juges, les avocats, les procureurs allaient boire et jouer en plein midi? Ce serait peu convenable, il faut attendre que les brasseries soient vides; il faut donner l’exemple des bonnes mœurs!»
Ainsi parlait M. le pasteur, ce qui n’empêchait pas maître Frantz d’allonger ses grandes jambes avec un nouvel enthousiasme et de s’écrier en lui-même: «Courage, Frantz! n’écoute pas les conseils d’une fausse sagesse et d’un lâche amour du repos; les détours captieux du sophisme ne sauraient égarer ton intelligence ni ralentir ta marche triomphante. »
M. le pasteur riait de sa précipitation.
«Où courez-vous donc, mon cher monsieur, où courez-vous? lui cria-t-il sur le seuil du casino. Ne voyez-vous pas où nous sommes?»
Maître Frantz se retournant vit de hautes fenêtres qui brillaient dans l’ombre, et de nombreuses figures qui dansaient sur leurs rideaux rouges: «C’est donc ici, pensa-t-il, que va s’accomplir la régénération des hommes!» Cette idée grandiose ne laissa point que de l’émouvoir; mais son émotion fut encore plus grande lorsque M. le pasteur ayant ouvert la porte, il découvrit tout à coup une vaste salle éclairée par une foule de lumières. Il y avait déjà grand monde, on lisait les journaux; M. le notaire Creutzer faisait un cent de piquet avec M. l’avocat Swiebel; le noble baron de Pipelnaz, renversé dans un grand fauteuil, discutait gravement les affaires du pays, et le jeune substitut Papler caquetait en riant avec la belle Olympia, la demoiselle de comptoir. C’était un coup d’oeil superbe, tel que maître Frantz ne se rappelait pas en avoir vu depuis maintes années; et quand, passant devant un des miroirs à cadres dorés, il se vit debout au milieu de la salle avec sa grande capote brune, sa culotte courte et son gilet à carreaux, il remercia intérieurement M. le pasteur d’avoir fait cirer ses bottes et donner un coup de brosse à son habit.
Messieurs les membres du casino avaient tourné la tête et souriaient à la vue du bon homme; ils le prenaient pour quelque paysan de la haute Alsace égaré dans les sphères supérieures, et son air d’admiration leur faisait plaisir à voir; mais quand M. le pasteur lui présenta un siège et demanda deux chopes de bière, ils pensèrent que c’était un ministre de village, et chacun reprit son attitude.
«Quel est votre point, maître Swiebel? demanda le notaire.
—Quarante-sept.
—Cela ne vaut pas: cinquante... trois rois... trois dames...»
La belle Olympia fit aller sa sonnette, et l’on vint servir les deux chopes sur un plateau verni, orné de brillantes peintures.
On s’imagine combien Mathéus dut être émerveillé de semblables magnificences; des globes de cristal couvraient les lampes, et les chaises étaient garnies de velours tendre comme la laine des jeunes agneaux. Aussi, malgré ses convictions inébranlables, ne pouvait-il se défendre d’une espèce de timidité, naturelle à ceux qui se trouvent en présence des grands de la terre.
«Eh bien, illustre philosophe, voulez-vous que j’annonce votre discours? lui demanda le joyeux pasteur.
—Attendez, répondit maître Frantz à voix basse, tandis que ses joues vénérables se couvraient d’une rougeur subite; attendez, je n’ai pas encore préparé mon exorde.
—Diable! il serait temps de vous y prendre. Si vous le permettez, je vais lire ce journal, et quand vous serez prêt, vous n’aurez qu’à m’avertir. »
Mathéus fit un signe de tête affirmatif, et sortit de la poche de sa capote son répertoire anthropo-zoologique.
Le bonhomme ne manquait pas de prudence; bien au contraire, sa nature timide l’avait habitué, dans ses transformations successives, à dresser l’oreille, et l’on peut dire que, dans certaines circonstances, il dormait les yeux ouverts. Or, tout en parcourant son répertoire, il ne laissait pas d’observer ce qui se passait dans la salle, et même d’écouter fort attentivement ce qui se disait à droite et à gauche.
A chaque instant apparaissaient de nouvelles figures; tantôt c’était M. le percepteur des contributions, Stoffel, avec sa double chaîne d’or et ses breloques; tantôt le pharmacien Hospes, dont la voix bruyante s’entendait du vestibule; ou bien M. le garde général Seypel, brodé d’argent sur toutes les coutures.
Tous ces messieurs s’arrêtaient un instant au comptoir, disaient quelques mots charmants à la belle Olympia, qui balançait la tête et souriait avec une grâce infinie; puis ils allaient prendre leur place et demandaient un journal.
La conversation s’animait, on parlait du bal de madame la sous-préfète, on citait les personnes qui devaient en être: il y aurait grand gala pour la clôture; un pâté de Strasbourg était en route. M. le garde général souriait avec finesse; quand on lui parlait de perdreaux, de. gelinottes, il ne disait ni oui ni non.
Puis arrivaient les confidences! on tirait de son gilet sa carte d’invitation: «Ah! vous en êtes, mon cher?... Charmé !—Et vous aussi?» On se félicitait.
Mais ce qui mit le comble à la satisfaction générale, ce fut d’apprendre par le noble baron de Pipelnaz l’arrivée prochaine de M. le préfet. Alors on trouva mille rapports secrets entre ce voyage et le bal de madame la sous-préfète. Sans aucun doute, M. le préfet voudrait bien y assister. Quel événement! Tous les conviés se regardaient avec une sorte d’extase. Être du même bal que M. le préfet! Souper à la même table que M. le préfet!
Ceux qui n’avaient pas encore reçu leur carte d’invitation continuaient à jouer, criant: «Trois rois! quatorze d’as!» d’une voix éclatante, sans avoir l’air de prêter l’oreille. M. le pasteur lui-même semblait fort grave, et lisait son journal avec une attention soutenue; mais ils ne pouvaient dissimuler leur déconfiture, elle se lisait clairement dans leur mine, on les plaignait sincèrement. Ils étaient bien à plaindre!
«O grand Démiourgos! pensait maître Frantz, est-il possible de s’occuper de futilités semblables, au lieu de songer à la transformation des corps et à la pérégrination des âmes?»
Dans sa pitié profonde, l’illustre philosophe aurait pris la parole tout de suite; mais il jugea convenable d’attendre que l’enthousiasme de ces gens se fût un peu calmé.
On formait alors de petites sociétés d’intimes, pour prendre le punch ou le vin chaud. Il n’était question de toutes parts que des grâces de madame la sous-préfète, de sa distinction incomparable et de ses excellents soupers. Le noble baron de Pipelnaz, maire de la ville, insistait sur la réception qu’il convenait de faire à M. le préfet. Depuis vingt ans, M. le baron le saluait à la porte de la mairie; mais, dans une circonstance aussi flatteuse, il proposait d’aller à sa rencontre en grand costume, et voulait bien se charger du petit discours de félicitation.
L’arrivée du procureur Kitzig interrompit cette conversation agréable; c’était un ancien camarade du pasteur Schweitzer à l’université de Strasbourg, et chaque soir ils faisaient ensemble leur partie de youker. Le beau monde riait des manières communes du procureur Kitzig, qui ne savait pas tenir son rang et causait familièrement avec le premier venu; cependant il fallait bien lui faire bonne mine: maître Kitzig occupait une haute position à Saverne; et puis, qui peut se flatter de n’avoir pas, tôt ou tard, un petit démêlé avec M. le procureur?