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II

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Table des matières

Lorsque Frantz Mathéus eut pris la généreuse résolution d’éclairer le monde de ses lumières, un calme étrange, indéfinissable descendit au fond de son âme.

C’était la veille de la Saint-Boniface, vers six heures du soir; un soleil splendide illuminait le vallon du Graufthal et découpait sur le ciel limpide les flèches immobiles des hauts sapins.

Le bonhomme était assis dans l’antique fauteuil de ses pères, près de la petite fenêtre à vitraux de plomb; ses regards parcouraient le hameau silencieux et s’étendaient autour des montagnes vaporeuses.

Les campagnards fauchaient l’herbe sur la lisière ombreuse des forêts; les femmes et la vieille Martha elle-même, armées de leurs râteaux, retournaient le foin en chantant les vieux airs du pays.

La Zinsel murmurait doucement dans son lit de roseaux; un vague bourdonnement remplissait l’air; de longues files de canards remontaient le cours de la rivière et jetaient parfois leurs cris nasillards à travers l’espace; les poules dormaient à l’ombre des murs, aux bâtons des charrettes, parmi les herses, les charrues et les attirails du labour; quelques enfants joufflus se traînaient et jouaient sur le seuil des chaumières, et les chiens de garde, le museau entre les pattes, cédaient eux-mêmes à l’ardeur accablante du jour.

Ce spectacle si calme émut insensiblement le cœur de Mathéus; des larmes silencieuses mouillèrent ses joues vénérables; il prit sa tête déjà grisonnante entre ses mains, et les coudes au bord de la fenêtre, il se mit à sangloter comme un enfant.

Une foule de souvenirs attendrissants se présentaient à sa mémoire: cette demeure rustique, asile de son père; ce petit jardin, dont il avait cultivé les arbres et semé les moindres plantes; ces vieux meubles de chêne, brunis par le temps, tout lui rappelait son bonheur paisible, ses habitudes; ses amis, son enfance, et l’on eût dit que chacun de ces objets inanimés prenait une voix touchante pour le supplier de ne pas les quitter, pour lui reprocher son ingratitude et le plaindre d’avance de son isolement dans le monde.

Et le cœur de Frantz Mathéus était l’écho de toutes ces voix, et de nouvelles larmes, à chaque souvenir, débordaient plus abondantes de ses yeux.

Puis, quand il venait à penser à ce pauvre hameau dont il était en quelque sorte l’unique providence; quand il regardait à travers ses pleurs chacune de ces petites portes où il s’était arrêté tant de fois pour donner des consolations, pour distribuer des secours et soulager les souffrances humaines; quand il se rappelait toutes les mains qui avaient pressé les siennes, tous les regards d’affection et d’amour qui l’avaient béni, alors il restait comme accablé sous le poids de sa résolution et n’osait songer à l’heure du départ.

«Que dira Christian Schmitt, pensait-il, lui dont j’ai sauvé la femme d’une maladie cruelle, et qui ne sait comment me témoigner sa reconnaissance? Que dira Jacob Zimmer, que j’ai préservé de la ruine, lorsqu’il n’avait plus un pauvre liard pour faire rebâtir sa grange? Que dira la vieille Martha, elle qui me soigne comme une tendre mère, qui m’apporte tous les matins mon café à la crème, qui raccommode mes culottes et mes bas, et qui ne peut se coucher qu’après m’avoir bien couvert et tiré le bonnet de coton sur les deux oreilles? Pauvre Martha! pauvre, pauvre bonne vieille Martha! encore hier elle me tricotait des chaussettes bien chaudes, et mettait à part la douzaine de chemises neuves qu’elle a filées pour moi de ses propres mains! Et que dira Georges Brenner, qui m’amenait, il y a quinze jours, du bois pour l’hiver prochain, par affection, le brave homme, car il ne voulut rien recevoir! Oui! que dira Georges Brenner en apprenant que son bois sera brûlé par un autre? Il se fâchera, c’est un homme de la race canine, qui n’entend pas raison et qui ne me laissera jamais partir.»

Telles étaient les réflexions de Frantz Mathéus, et si sa résolution n’avait pas été ferme, inébranlable, tant d’obstacles auraient abattu son courage.

Mais à mesure que le soleil s’inclinait vers le Falberg et que la fraîcheur de la nuit s’étendait dans la vallée, il sentit le calme et la sérénité renaître dans son âme; ses yeux se levèrent au ciel avec amour, les derniers rayons du crépuscule illuminèrent son front inspiré ; on eût dit qu’il priait en silence: Frantz Mathéus rêvait aux conséquences incalculables de son système pour le bonheur des races futures, et l’arrivée de Martha put seule interrompre le cours de ses méditations sublimes.

Il entendit sa vieille servante entrer dans la cuisine, déposer son râteau dans le coin de la porte et prendre la vaisselle pour faire les apprêts du souper.

Ces bruits familiers à son oreille, les pas de Martha qu’il aurait reconnus entre mille, les rumeurs du hameau, le chant des faneuses et des faucheurs qui rentraient joyeusement chez eux, les petites fenêtres qui s’éclairaient une à une, tout cela émut encore le bonhomme: il n’osait bouger de son siège; les mains jointes, la tête inclinée, il recueillait avec attendrissement ces bruits confus: «Ecoute ces voix amies, se disait-il, car peut-être tu ne les entendras plus jamais! jamais!...»

Tout à coup Martha ouvrit la porte; elle ne pouvait voir son maître et demanda:

«Êtes-vous là, monsieur le docteur

—Oui, Martha, je suis là, répondit Mathéus d’une voix tremblante.

—Mon Dieu, Monsieur, comment pouvez-vous ainsi rester dans l’obscurité ? Je cours chercher de la lumière.

—C’est inutile, j’aime mieux te parler ainsi... J’aime mieux te dire... Viens... Écoute-moi!»

Mathéus ne put articuler un mot de plus, son cœur battait avec force; il pensait: «Si je voyais sa figure quand je lui dirai... ce que je dois lui dire... ça me ferait trop de peine»

Martha sentit à l’accent du docteur qu’elle allait apprendre quelque funeste nouvelle, ses genoux fléchirent.

«Monsieur le docteur, dit-elle, qu’avez-vous? votre voix tremble!

—Ce n’est rien... ce n’est rien, ma bonne, ma chère Martha... ce n’est rien... Assieds-toi là... près de moi; il faut que je te dise...»

Mais les paroles expirèrent de nouveau sur ses lèvres.

Après quelques instants de silence, il reprit:

«Tu ne m’en voudras pas... il ne faudra pas m’en vouloir.»

La vieille servante, dans une grande anxiété, courut chercher la lampe; lorsqu’elle rentra, elle vit Mathéus pâle comme la mort.

«Monsieur, s’écria-t-elle, vous êtes malade, vous souffrez, je le vois bien.»

Mais l’illustre docteur avait eu le temps de recueillir ses pensées; une idée lumineuse venait de frapper son esprit: «Si je parviens à convaincre Martha, tout ira bien, et cela prouvera clairement que l’humanité entière ne saurait résister à l’éloquence de Frantz Mathéus. »

Plein de cette conviction, il se leva.

«Martha, dit-il, regarde-moi bien en face.

—Monsieur le docteur, répondit la vieille servante stupéfaite, je vous regarde.

—Eh bien, tu as devant les yeux Frantz Mathéus, docteur en médecine de la faculté de Strasbourg, membre correspondant de l’Institut chirurgical de Prague et de la Société royale des sciences de Gœttingue, conseiller vétérinaire des haras de Wurtzbourg, et jadis, par un concours de circonstances vraiment effrayantes, chirurgien-major de la bande de Schinderhannes.»

Ici le docteur fit une pause, afin de laisser à Martha le temps d’apprécier toute la magnificence de ses titres; puis il continua:

«Frantz Mathéus, seul inventeur de la fameuse doctrine psycologico-anthropo-zoologique, laquelle a remué le monde, consterné l’ignorance, exaspéré l’envie et frappé d’admiration l’univers! Frantz Mathéus, dépositaire des destinées de l’humanité et de la philosophie cosmologique, fondée sur les trois règnes de la nature: végétal, animal, humain! Frantz Mathéus, qui depuis quinze ans languit dans un lâche repos, et dont la conscience indignée lui reproche chaque jour d’abandonner au hasard des systèmes, aux sophismes des écoles, à l’influence désastreuse des préjugés l’avenir du genre humain!»

Martha tremblait de tous ses membres, jamais elle n’avait vu son maître dans un tel état d’enthousiasme.

De son côté, l’illustre philosophe découvrait avec satisfaction la stupeur de sa servante.

Il poursuivit donc avec un redoublement d’éloquence:

«Jusqu’à quand, Mathéus, assumeras-tu sur ta tête cette effrayante responsabilité ? Jusqu’à quand oublieras-tu la mission sublime que t’impose le génie? N’entends-tu pas les voix qui t’appellent? Ne sais-tu pas que, pour monter l’échelle des êtres, il faut souffrir, et que souffrir c’est mériter? L’ignorance, le sophisme s’élèvent en vain contre toi! Marche, marche, Frantz Mathéus, sème sur ton passage les germes bienfaisants de l’anthropo-zoologie, et ta gloire, immortelle comme la vérité, grandira de siècle en siècle, abritant de son feuillage toujours vert les générations futures! C’est pourquoi, Martha, dès ce soir tu vas préparer ma valise; tu diras à Nickel, le cordonnier, de raccommoder la selle de Bruno; tu donneras un double picotin d’avoine à la pauvre bête, et je partirai demain avant l’aube du jour, pour aller prêcher ma doctrine dans l’univers.»

A cette conclusion Martha faillit tomber à la renverse; elle crut que son maître avait perdu la tête.

«Quoi! monsieur le docteur, balbutia-t-elle, vous voulez nous quitter, nous abandonner? Oh non! ce n’est pas possible... vous si bon! vous qui n’avez que des amis dans le village! vous n’y pensez pas!

—Il le faut, répondit stoïquement Mathéus; il le faut, c’est mon devoir!»

Martha ne dit plus rien et parut se résigner; comme d’habitude elle mit la nappe, arrangea le couvert et servit le souper du docteur. Ce jour-là, c’était une poule au riz et des noisettes pour dessert: Frantz Mathéus, de la famille des rongeurs, aimait beaucoup les noisettes. Sa servante multipliait autour de lui tous les genres de séduction: elle découpait elle-même la volaille et lui présentait les morceaux les plus délicats; elle remplissait son verre jusqu’au bord, et le regardait d’un œil mélancolique, comme pour le plaindre.

Quand le repas fut terminé, elle conduisit Mathéus jusque dans sa petite chambre à coucher, elle découvrit elle-même son lit, et s’assura que le bonnet de coton se trouvait sous l’oreiller.

Tout cela était blanc, propre, bien arrangé ; la cuvette de porcelaine sur la commode, la carafe d’eau fraîche dans la cuvette, la petite glace étincelante entre les deux fenêtres, la bibliothèque renfermant l’Anthropo-zoologie en seize volumes, les auteurs latins et quelques livres de médecine soigneusement époussetés; partout il fallait reconnaître les soins attentifs de la vigilante ménagère.

Après s’être convaincue que tout était à sa place, Martha ouvrit la porte et souhaita le bonsoir à son maître d’une voix si touchante, que l’illustre philosophe se sentit navré jusqu’ au fond de l’âme. Il aurait voulu sauter au cou de l’excellente femme et lui dire: «Martha, ma bonne Martha, tu ne saurais croire combien Frantz Mathéus admire ton courage et ta résignation; il te prédit les plus hautes destinées futures!» Voilà ce qu’il aurait voulu lui dire; mais la crainte d’une scène trop pathétique calma son émotion profonde; il se contenta de lui recommander de nouveau, avec douceur, de donner un double picotin à Bruno et de venir l’éveiller à la pointe du jour.

La bonne femme s’éloigna lentement, et l’illustre docteur Mathéus, heureux de ce premier triomphe, se coucha dans son lit de plume.

Longtemps il ne put fermer l’œil; il récapitulait tous les événements de ce jour mémorable et les conséquences sublimes du système anthropo-zoologique; les images, les invocations, les prosopopées s’enchaînaient les unes aux autres dans son esprit lumineux, jusqu’à ce qu’enfin ses paupières s’appesantirent et qu’il s’endormit profondément.

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