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VIII

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Table des matières

Après une bonne demi-heure de course, Frantz Mathéus, qui n’entendait plus que le galop rapide du cheval sur la route et le chant des oiseaux en plein air, se hasarda d’ouvrir un œil... puis l’autre... et se voyant au milieu d’une forêt touffue, loin du bâton et de l’esprit sophistique des honnêtes campagnards, il respira comme un pendu dont on vient de couper la corde.

Coucou Peter, de son côté, ralentit la marche de Bruno et se tâta les côtes, pour s’assurer qu’elles étaient encore intactes; quand il se fut convaincu que tout était bien à sa place, il se retourna vers le village, qu’on apercevait à travers les arbres, étendit les mains d’un air imposant et s’écria:

«Paysans d’Oberbronn, le prophète Coucou Peter vous maudit!

—Non, non, ne les maudis pas, murmurait le bon docteur d’une voix suppliante, ne les maudis pas. Hélas! les malheureux ne savent ce qu’ils font!

—Tant pis pour eux! répliqua le ménétrier de mauvaise humeur, je les maudis jusqu’à la troisième et jusqu’à la quatrième génération! Ah! gueux de Tapihans, gueux de Ludwig Spengler, vous êtes maudits! Je vous méprise comme la boue de mes souliers!»

Ce disant, il se retourna sur sa selle et poursuivit son chemin.

Bruno suivait alors au petit pas le sentier d’Eschenbach; le soleil chauffait la terre sablonneuse, des milliers d’insectes voltigeaient autour des bruyères, et leur vague bourdonnement remplissait seul l’espace.

Ce calme immense de la nature émut insensiblement Mathéus; il baissa doucement la tête, se couvrit le visage et se prit à fondre en larmes.

«Qu’avez-vous donc, maître Frantz? s’écria Coucou Peter.

—Rien, mon ami, répondit le bonhomme d’une voix étouffée; je songe à ces malheureux qui nous persécutent, je songe aux nombreuses transformations qu’ils auront encore à subir avant d’atteindre à la perfection morale, et je les plains d’avoir si mauvais cœur. Moi qui leur voulais tant de bien! Moi qui cherchais à les éclairer sur leurs destinées futures! Moi qui les aime encore de toute la force de mon âme, ils me frappent, ils m’accablent d’injures, ils méconnaissent la pureté de mes intentions! Tu ne saurais croire combien cela me fait de peine; laisse-moi pleurer en silence, ce sont de douces larmes, elles me prouvent combien je suis bon.—Oh! Mathéus! Mathéus! homme vertueux! s’écria-t-il, pleure, pleure sur les égarements de tes semblables, mais ne murmure pas contre l’éternelle justice! Elle seule fait ta grandeur et ta force; tour à tour oignon, tulipe, colimaçon, lièvre, homme enfin... tu n’as pas toujours été philosophe; il a fallu bien des siècles pour dompter en toi les instincts animaux; sois donc indulgent et songe que si les êtres inférieurs veulent te nuire, c’est qu’ils ne sont pas dignes de te comprendre.

—Tout cela est bel et bon, nous recevons les coups et vous avez encore l’air de plaindre les autres! s’écria Coucou Peter; que diable, il me semble que nous pourrions être tristes pour notre propre compte!

—Écoute, mon ami, dit Mathéus en essuyant ses larmes, plus j’y pense et plus je reste convaincu qu’il doit en être ainsi; tous les prophètes ont été misérables: Jeddo fut envoyé à Béthel, à condition qu’il ne boirait ni ne mangerait; ayant malheureusement mangé un morceau de pain, il fut dévoré par un lion, et l’on trouva ses os entre ce lion et son âne;—Jonas fut avalé par un poisson; il est vrai qu’il ne resta que trois jours dans son ventre, mais c’est toujours bien désagréable de rester soixante-douze heures dans une position si gênante;—Habacuc fut transporté en l’air par les cheveux à Babylone; or, Coucou Peter, songe combien l’on doit souffrir d’être suspendu par les cheveux pendant un tel voyage; —Ezéchiel fut lapidé ;—on ne sait pas au juste si Jérémie fut lapidé ou scié en deux;—mais Isaïe fut scié pour sûr;—Amos fut...

—Maître Frantz, interrompit brusquement Coucou Peter, si vous croyez me donner du courage en me racontant ces histoires, vous avez tort; je ne vous le cache pas, plutôt que d’être scié en deux, j’aimerais mieux reprendre mon violon et faire de la musique toute ma vie.

—Allons, rassure-toi, dit Mathéus, aujourd’ hui les prophètes ne sont plus si maltraités; au contraire, on leur fait même d’assez belles pensions, pourvu qu’ils soutiennent au moins une âme.

—Et nous qui soutenons mille âmes, nous méritons des pensions mille fois plus fortes!» s’écria le joyeux ménétrier.

En causant de la sorte, l’illustre philosophe et son disciple poursuivaient tranquillement leur route dans les vallons de la Zorn.

Mathéus, qui n’aimait rien tant que l’intérieur des bois, oubliait l’ingratitude du genre humain; le murmure imperceptible de l’insecte qui ronge l’écorce d’un vieil arbre, le vol d’un oiseau qui frôle le feuillage, le vague bruissement d’un ruisseau qui roule dans les ravins, les tourbillons d’éphémères qui dansent sur les eaux dormantes: ces mille détails de la solitude fournissaient sans cesse de nouveaux textes à ses méditations anthropo-zoologiques.

Coucou Peter sifflait pour se distraire et donnait de temps en temps une accolade à sa gourde de kirschen-wasser; souvent aussi Bruno entrait dans le lit de la Zorn jusqu’au poitrail; alors maître Frantz et son disciple s’accrochaient l’un à l’autre, relevaient les jambes et regardaient l’eau fuir sous eux avec des sifflements tumultueux.

Cependant la chaleur devenait accablante, pas un souffle ne pénétrait dans ces bois; Coucou Peter, ayant mis pied à terre, sentait la sueur baigner ses reins; Mathéus, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, bâillait de temps en temps et murmurait: «Grand... grand Démi... ourgos!» sans savoir positivement ce qu’il voulait dire.

Ils arrivèrent ainsi dans une gorge où le torrent s’étendait sur un lit de cailloux. A peine Bruno eut-il atteint le bord de l’eau, que cette maudite bête allongea le cou pour boire, et maître Frantz, qui ne s’attendait pas à ce mouvement, faillit passer par-dessus sa tête. Coucou Peter n’eut que le temps de le rattraper par les basques de sa longue capote, et le bon apôtre partit d’un éclat de rire si formidable, que tous les échos du voisinage en retentirent.

«Coucou Peter! Coucou Peter! s’écria l’illustre docteur indigné, n’as-tu pas honte de rire quand je manque de me noyer? Est-ce donc là ton affection pour moi?

—Eh! maître Frantz, je ris parce que vous en êtes réchappé ; si je ne vous avais pas retenu, vous filiez dans l’eau comme une grenouille.

—Ce jour est un jour néfaste, reprit Mathéus; si nous poursuivons notre voyage, je prévois des malheurs sans nombre!

—D’autant plus que vous avez sommeil et que vous pourriez bien tomber de cheval, dit Coucou Peter. Couchez-vous sur la mousse, faites un bon somme, et le jour néfaste sera passé. Moi, je vais me baigner. Bruno ne sera pas fâché de se reposer un peu, j’en suis sûr.»

Ce conseil entrait trop bien dans les idées présentes du bon docteur pour ne pas lui plaire.

«J’approuve ce dessein agréable, dit-il. Allons, cher disciple, prête-moi ton épaule... je suis tout engourdi. Lâche la bride du cheval. Baigne-toi, mon garçon, baigne-toi, cela te rafraîchira le sang.»

Tout en parlant ainsi, maître Frantz s’étendait au pied d’un chêne; il était vraiment heureux d’allonger ses bras et ses jambes au milieu des bruyères.

Les grillons chantaient autour de lui; de temps en temps un flot plus rapide battait les cailloux avec un sifflement étrange; alors il entr’ ouvrait les paupières et voyait Coucou Peter en train d’ôter ses habits et de tirer ses bottes.

Le bruissement de l’onde, le frémissement du feuillage, berçaient son imagination d’une vague rêverie. Puis il distinguait confusément, à travers les rameaux touffus, le ciel, la crête des montagnes... Enfin son esprit se voila; les mêmes sons frappaient toujours ses oreilles, mais leur monotonie ressemblait au plus vaste silence. Le bonhomme ne les distinguait plus, il ne regardait plus; sa respiration douce et régulière annonçait un profond sommeil.—Peut-être alors son esprit, dégagé des liens de la terre et remontant d’âge en âge, errait-il sous la forme d’un bon lièvre, dans les immenses forêts de la Gaule;—peut-être aussi revoyait-il l’humble toit de ses pères au Graufthal, et la bonne vieille Martha qui pleurait son absence.

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