Читать книгу Contes et romans populaires - Erckmann-Chatrian - Страница 14

XI

Оглавление

Table des matières

Le jour répandait ses teintes d’or sous les piliers du hangar, lorsque Frantz Mathéus fut éveillé par des éclats de rire retentissants.

«Ah! ah! ah! voyez-vous, dame Thérèse, s’écriait Coucou Peter, voyez-vous le petit gueux!... A-t-il de la malice, en a-t-il! je vous dis qu’il se fera pendre... ah! ah! ah! c’est sûr, il se fera pendre.»

Maître Frantz ayant tourné les yeux vers l’endroit d’où partaient ces exclamations joyeuses, vit son disciple près d’un grillage attenant à l’auberge des Trois-Roses. Ce grillage, tapissé d’arbres, était couvert de pêches magnifiques. Coucou Peter tenait une de ces pêches et la présentait au petit, couché dans son bât sur le dos de Schimel; l’enfant étendait ses petites mains pour la saisir, et le brave ménétrier l’avançait et la retirait en riant jusqu’ aux larmes.

Dame Thérèse, de l’autre côté, regardait l’enfant avec un doux sourire; elle paraissait bien heureuse, et pourtant une vague mélancolie se peignait dans son regard; le grand Hans Aden, le coude contre la grille, observait gravement cela en fumant sa pipe.

On ne pouvait rien voir de plus charmant que cette petite scène matinale; il y avait tant de franche gaieté, de bonne humeur et de tendresse empreintes dans les traits de Coucou Peter, que maître Frantz se prit à dire en lui-même: «Quelle honnête figure! Le voilà qui s’amuse comme un enfant! Comme il est heureux! comme son cœur rit! Ah! c’est bien le meilleur garçon que je connaisse! Quel dommage que ses instincts sensuels et son amour désordonné de la chair l’entraînent souvent au-delà de toutes les limites convenables!»

Tout en pensant ces choses, le bonhomme se levait et secouait la paille de ses habits; puis il s’avança, et tirant son large feutre, il salua les braves gens et leur souhaita le bonjour.

Dame Thérèse lui répondit par une simple inclination de tête, tant elle était rêveuse; mais Coucou Peter s’écria:

«Maître Frantz, regardez ce joli enfant... Ah! Dieu, qu’il nous amuse... dites donc de quelle race il est, pour voir?

—Cet enfant est de la famille des bouvreuils, répondit Mathéus sans hésiter.

—De la famille des bouvreuils! fit Coucou Peter tout ébahi; ma foi, ce n’est pas pour vous flatter, maître Frantz, mais... mais je crois qu’il a de bonnes raisons anthropo-zoologiques pour être de la famille des bouvreuils.»

Hans Aden venait de finir sa pipe, il la mit en poche et dit à sa femme:

«Allons, Thérèse, allons! il est temps d’aller à la foire, avant qu’il y ait trop de monde.

—Est-ce que vous venez avec nous, maître Frantz? demanda Coucou Peter.

—Sans doute, où est Bruno?

—Il est dans la grange, vous n’avez pas besoin de l’emmener; dame Thérèse veut acheter toutes sortes de choses, sans ça nous laisserions aussi Schimel.»

Ces explications suffirent à Mathéus, et l’on se mit en route.

Tout le bourg était encombré de monde; on avait fait disparaître les charrettes et le bétail par ordre de M. le maire; on suspendait des guirlandes aux fenêtres, on répandait dans les rues des feuilles et des fleurs, et sur la place s’élevait un reposoir superbe; mais ce qui plaisait surtout à l’illustre philosophe, c’était cette bonne odeur de mousse et de fleurs fraîchement cueillies, et les belles guirlandes qui se balançaient au souffle de la brise.

Il admirait aussi les jeunes paysannes, la toque et l’avant-cœur parsemés de paillettes scintillantes; les vieilles, qui garnissaient le reposoir de vases et de candélabres, étaient encore plus magnifiques, car elles portaient l’ancien costume de soie jaune ou violette, à grands ramages, et la coiffe en brocart d’or, le plus riche costume qu’on ait jamais vu.

«Maître Frantz, disait Coucou Peter, autrefois on travaillait mieux que de nos jours; je me rappelle que ma grand’mère avait une robe de sa grand’mère, toujours neuve. Aujourd’ hui, dans quatre ou cinq ans tout devient vieux.

—Excepté la vérité, mon ami, la vérité est toujours jeune; ce que Pythagore disait il y a deux mille ans est aussi vrai que s’il l’avait dit hier.

—Oui, c’est comme les anciens violons, répondit Coucou Peter, plus on en joue, plus ils vous paraissent agréables, jusqu’à ce qu’ils soient fêlés; on les raccommode, mais, à force d’y mettre des pièces, il ne reste plus rien de vieux, et ça fait de pauvre musique.»

En causant ainsi, nos gens arrivaient sur la foire; la foule était déjà nombreuse; mille bruits confus de sifflets, de fifres, de trompettes d’enfants, bourdonnaient aux oreilles; les baraques étalaient en plein vent leurs quincailleries, leurs sabres de bois, leurs poupées, leurs miroirs, leurs horloges de Nuremberg; les voix des maîtres de jeux et des marchands forains se croisaient en tous sens.

Coucou Peter aurait bien voulu faire un cadeau à dame Thérèse; il tournait et retournait sans cesse ses poches vides, et rêvait au moyen de se procurer de l’argent. Un moment il eut l’idée de courir à l’auberge, et de vendre la bride et la selle de Bruno au premier juif venu; mais Hans Aden étant resté en arrière, une autre inspiration lui passa par la tête.

«Maître Frantz, dit-il, prenez la bride de Schimel, je reviens tout de suite.»

Puis il courut au grand Hans Aden, et lui dit:

«Monsieur le maire, j’ai oublié ma bourse à l’auberge, car mon illustre maître et moi, nous avons notre argent dans la selle de Bruno, prêtez-moi dix francs, je vous rendrai ça tout à l’heure.

—Avec plaisir, dit Hans Aden en faisant la grimace, avec plaisir.»

Et il lui donna dix francs.

Coucou Peter, fier comme un coq, revint alors prendre le bras de dame Thérèse, et la conduisit devant le plus bel étalage:

«Dame Thérèse, s’écria-t-il, choisissez tout ce qu’il vous plaira. Voulez-vous ce châle, ces rubans, ce fichu? voulez-vous toute la boutique?... ne vous gênez pas.»

Elle ne voulut choisir qu’un simple ruban rose, mais il la força de prendre un châle superbe.

«O monsieur Coucou Peter, disait-elle, laissez-moi ce ruban.

—Gardez le ruban et le châle, dame Thérèse! Gardez-les pour l’amour de moi, fit-il à voix basse; si vous saviez combien cela me fera plaisir!»

Il acheta de même un petit chien de sucre à l’enfant, puis des noix dorées, puis un petit tambour, et n’eut point de cesse que ses dix francs ne fussent dépensés jusqu’au dernier centime. Alors il parut tout glorieux; et lorsque Hans Aden revint, il fut content de voir que M. Coucou Peter avait fait des politesses à sa femme.

Quant à l’illustre philosophe, la vue de tout ce monde l’exaltait d’une manière étrange; il voulait prêcher absolument, et s’écriait à chaque minute:

«Coucou Peter, je crois qu’il serait temps de prêcher. Regarde tout ce monde... Quelle magnifique occasion d’annoncer la doctrine!

—Gardez-vous-en bien. maître Frantz, répondait le bon apôtre, gardez-vous-en bien! Voici le gendarme qui passe, il vous empoignerait tout de suite, il n’y a que les charlatans qui aient le droit de prêcher sur la foire.»

Ils firent ainsi trois fois le tour de la place; dame Thérèse acheta tout ce qu’il lui fallait pour le ménage: une brosse à lessive, des cuillers en étain, une écumoire et d’autres objets semblables; Hans Aden acheta une faux qui rendait un son clair et vibrant, des sabots et une étrille.

Vers dix heures, le bât de Schimel était plein de choses; la foule devenait de plus en plus nombreuse et soulevait des flots de poussière; on entendait au loin tourbillonner la valse.

Comme ils s’acheminaient vers l’auberge, ils passèrent près de la Madame-Hütte, et de si joyeux accords frappèrent leurs oreilles, que le grand Hans Aden lui-même s’arrêta pour considérer ce spectacle.

Un drapeau flottait sur la baraque; les filles et les garçons se pressaient à la porte: le joli costume des Kokesberg, avec leurs tresses garnies de rubans; celui des Bouren-Grédel, avec leurs cravates de moire qui retombent sur la nuque, leurs jupes rouges, leurs bas blancs bien tirés et leurs souliers à hauts talons; les montagnards en chapeaux à larges bords, ornés d’une feuille de chêne; les Alsaciens en tricorne, habit carré, gilet écarlate et culotte courte, tout cela offrait un coup d’œil admirable, on était comme entraîné de ce côté.

Dame Thérèse éprouvait un désir inexprimable de danser, sa main tremblait sous le bras de Coucou Peter, qui la regardait tendrement et lui disait à voix basse:

«Dame Thérèse, faisons un tour de valse.

—Je voudrais bien, murmurait-elle, mais l’enfant... je n’ose pas le quitter... et puis... que dirait Hans Aden?

—Bah! laissez faire, dame Thérèse, une valse est bientôt finie... L’enfant n’a rien à craindre, il dort si bien!

—Non, monsieur Coucou Peter, je n’ose pas!... Hans Aden ne serait pas content...»

Ils discutaient ainsi, se regardant l’un l’autre, et dame Thérèse allait céder peut-être, lorsque les cloches de l’église s’ébranlèrent; alors il n’y fallut plus songer.

«Thérèse, dit Hans Aden, voici le troisième coup; allons bien vite à l’auberge, ou nous serons en retard.

—C’est inutile, monsieur le maire, répondit Coucou Peter, vous pouvez partir d’ici, je vais conduire Schimel à la grange, et nous vous attendrons pour dîner. Vous nous ferez le plaisir d’accepter le dîner, maître Hans Aden et dame Thérèse?»

Hans Aden trouva M. Coucou Peter bien honnête, et dame Thérèse sortit du bât de Schimel le beau châle qu’il lui avait acheté ; elle le mit en jetant un doux regard au bon ménétrier, qui sentit les larmes lui venir aux yeux; puis elle prit l’enfant, car elle ne voulait pas s’en séparer, d’autant plus que la bénédiction de saint Florent ne pouvait lui faire que du bien, et, tout étant arrangé, on se sépara sur la place de l’église.

Coucou Peter prit le chemin d’en bas, pour éviter la rencontre des fidèles dans la rue du Tonnelet-Rouge.

Mathéus le suivait gravement, laissant errer ses regards autour de la montagne, et récapitulant ses preuves invincibles; le bourdonnement des cloches, le frémissement de l’air, le beau soleil éparpillant ses rayons sur la foule agitée, tout émerveillait le bonhomme, et l’espérance de prêcher bientôt lui faisait voir les choses sous un point de vue agréable.

Ils longeaient alors les jardins au penchant de la côte; de temps en temps ils entendaient un coup de fusil et voyaient les flocons de fumée se dérouler en l’air; le bruit de la foule expirait insensiblement, et la fraîche verdure remplaçait la poussière des rues.

Au tournant de la fontaine, où l’on vient abreuver le bétail hors du bourg, ils virent les chasseurs, les gardes forestiers en habit vert et bon nombre de paysans qui se disputaient le prix du mouton.

La cible était placée de l’autre côté de la vallée, en face du grand chêne; les tireurs, debout derrière les palissades des jardins, essayaient leurs armes, ils mettaient en joue, hochaient la tête; quelques-uns pariaient, d’autres se penchaient comme au jeu de quilles, et chacun se croyait plus adroit que celui qui venait de manquer son coup.

Frantz Mathéus, que le bruit d’un fusil faisait toujours tressaillir, se hâta de passer outre et d’entrer dans la ruelle des Acacias. Cette solitude, après tant de scènes tumultueuses, avait un charme étrange; tous les habitants de Haslach étaient à l’église.

Au dernier son des cloches le tir fut suspendu. On entendait au loin les préludes de l’orgue.

Maître Frantz et son disciple débouchaient dans la rue du Tonnelet-Rouge, en face de l’auberge des Trois-Roses.

Contes et romans populaires

Подняться наверх