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XV

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Rien ne saurait peindre la désolation de Frantz Mathéus et de son disciple, après leur départ de Haslach.

Coucou Peter ne se possédait plus de colère, il agitait son bâton et s’écriait à chaque pas: «Ah! gueux d’anabaptiste! gueux de maire! gueux de Jacob Fischer! Ah! gredins, si je vous tenais! Dieu de Dieu... quelle danse! Je ne vous laisserais pas un cheveu sur la tête! Chasser un si brave homme! un homme qui fait des miracles! un homme qui vaut mieux que vous tous jusqu’à la vingtième génération! Ah! gredins! gredins! vous aurez de la chance si je ne vous rencontre pas tôt ou tard!»

Ainsi parlait Coucou Peter, et cependant il se tournait de temps en temps, pour voir si les gendarmes n’étaient pas à leurs trousses.

L’illustre philosophe ne murmurait pas une parole et s’abîmait dans sa douleur. Ce ne fut que beaucoup plus tard, lorsqu’ils atteignirent le hameau de Tiefenbach, dans l’une des gorges de la montagne, que le bonhomme parut revenir à lui; il souleva son large feutre, s’essuya le front tout baigné de sueur et dit avec un calme étrange:

«Cher disciple, nous venons de traverser une bien rude épreuve; rendons grâce au grand Démiourgos, qui nous a couverts de son égide comme toujours. En vain les sophistes nous poursuivent de leurs injures, en vain ils multiplient les obstacles et les embûches sur notre passage, tout cela ne sert qu’à mieux montrer la protection de l’Être des êtres, qui fonde sur nous ses plus belles espérances.

—Vous avez raison, monsieur le docteur, reprit Coucou Peter; quand on fait des miracles comme nous, on n’a rien à craindre. Avant qu’il soit six mois, je veux entrer à Haslach en bonnet d’évêque, sur un cheval blanc; je veux que deux enfants de chœur portent la queue de ma robe et qu’on nous brûle de l’encens sous le nez; mais, en attendant, je crois que nous ne ferions pas mal de savoir où nous allons

—Que cela ne t’inquiète pas, mon ami, répondit l’illustre philosophe, nous trouverons toujours assez d’espace devant nous. Si nous n’avons pas encore réussi jusqu’à ce jour, c’est qu’il nous faut un vaste théâtre. Tu dois reconnaître que la Providence nous conduit en quelque sorte malgré nous-mêmes vers les grandes villes; allons à Saverne.

—A Saverne! prenez garde! prenez garde! c’est une ville remplie d’avocats et de gendarmes. »

Le bon apôtre disait cela, parce qu’il avait laissé sa femme à Saverne, sans parler d’une foule de dettes chez les brasseurs, chez les aubergistes et généralement dans tous les cabarets de la ville; mais l’illustre docteur n’écouta point ces objections.

«Les gendarmes sont faits pour les voleurs, dit-il, et non pour les philosophes. Marchons, Coucou Peter, marchons; chaque seconde de notre existence doit appartenir au genre humain. »

Ils descendirent alors la rue silencieuse de Tiefenbach; le plus grand nombre des habitants s’étaient rendus à la foire de Haslach, et ces maisonnettes avec leurs portes closes, leurs petits jardins entourés de palissades disjointes, leurs puits solitaires environnés de mousse, avaient un air mélancolique bien différent de l’animation joyeuse de la fête.

Coucou Peter paraissait tout rêveur.

«Dites donc, maître Frantz, reprit-il, est-ce que les rabbins peuvent se marier?

—Sans doute, mon ami; c’est même un devoir que leur impose Moïse, pour la propagation de l’espèce.

—Oui, mais le grand rabbin de la pérégrination des âmes?

—Pourquoi pas? Le mariage est dans l’ordre de la nature, je n’y vois aucun inconvénient.»

Aussitôt Coucou Peter redevint plus joyeux. «Monsieur le docteur, dit-il, nous avons eu tort de nous chagriner; la première chose que nous ferons en arrivant à Saverne, ce sera d’aller voir ma femme; elle doit avoir fait des économies depuis cinq mois.

—Comment, ta femme?

—Eh! oui, ma femme, Grédel Baltzen, mariée avec Coucou Peter, par-devant M. le maire et le pasteur de la ville.

—Tu ne m’avais jamais dit cela.

—Parce que vous ne me l’aviez pas demandé.

—Et vous ne vivez pas ensemble?

—Non, elle est trop maigre; moi j’aime les femmes grasses; que voulez-vous? c’est plus fort que moi!

—Mais alors pourquoi l’épouser?

—Je ne connaissais pas encore mon goût, monsieur le docteur; j’étais dans l’âge de l’innocence, cette fille m’a enjôlé. Enfin, voilà... quand j’ai vu qu’elle devenait tous les jours plus maigre, je me suis dit à moi-même: «Coucou Peter, vous n’êtes pas de la même race, vous feriez un mauvais mélange, il vaut mieux t’en aller. J’ai pris ce qui restait dans l’armoire et je suis parti. La conscience avant tout; ça m’aurait fait trop de peine d’avoir des enfants maigres, je me suis sacrifié.»

Cet aveu surprit l’illustre philosophe; mais il fut touché de la délicatesse de son disciple, et surtout de ses bons sentiments anthropo-zoologiques.

«Mon ami, dit-il, je ne puis qu’approuver le motif de ta conduite. Cependant, si ta femme était malheureuse...

—Ah bah! maître Frantz, elle est bien contente d’être débarrassée de moi; nous ne pouvions jamais nous entendre: quand je disais blanc, elle disait noir, ça finissait toujours par des coups de bâton... Et puis, qu’est-ce qui lui manque? Elle est servante chez M. le pasteur Schweitzer, un de mes anciens camarades de Strasbourg, du temps que j’étais garçon brasseur et qu’il faisait sa théologie; combien de fois je l’ai conduit à la cave! bière de mars, bière forte, bière mousseuse, nous passions tous les tonneaux en revue. Ah! ah! ah! je ne peux m’empêcher de rire quand j’y pense. Mais, pour en revenir à ma femme, elle a douze francs par mois, la table, le logement, et rien à faire que le ménage, raccommoder le linge, mettre le pot au feu et lire chaque soir aux enfants un chapitre ou deux de la Bible, pendant que M. le pasteur fume sa pipe et prend sa chope de bière au casino. Quelle femme ne serait pas heureuse d’une pareille existence, d’autant plus que M. le pasteur est veuf et qu’il ne se remariera jamais?

Il la força de prendre un châle superbe. (Page 36.)


—C’est juste, répondit Mathéus tout distrait, c’est juste, elle doit être bien heureuse.»

Ils se trouvaient alors à l’autre bout du village, et l’illustre philosophe observait un groupe de femmes gesticulant autour d’un objet étendu à terre.

Le meunier, petit homme aux joues pendantes, coiffé d’une calotte grise, et tout blanc de farine, était appuyé sur sa porte et parlait avec une animation singulière.

Malgré le tic-tac du moulin et le bruit de l’eau qui sortait à gros bouillons de l’écluse, on l’entendait crier: «Qu’ils s’en aillent au diable! cette affaire ne me regarde pas.»

Maître Frantz et Coucou Peter s’approchèrent pour voir ce dont il s’agissait; quand ils furent à quelques pas, les femmes s’écartèrent et Mathéus vit une vieille bohémienne étendue contre le mur, et qui semblait prête à rendre l’âme. Cette vieille était si ridée, si décrépite qu’elle devait bien avoir cent ans; elle ne disait rien, mais un jeune zigeiner, à genoux près d’elle, suppliait le meunier de la recevoir dans sa grange.

Levez-vous, vous êtes guérie. (Page 43.)


L’arrivée de Mathéus avait un peu modéré la colère de cet homme.

«Non.. non, disait - il d’un ton plus calme, la vieille n’aurait qu’à mourir, tous les frais de l’enterrement retomberaient sur moi.»

L’illustre docteur, ému d’un tel spectacle, s’approcha jusqu’auprès de la porte, et se penchant vers le meunier:

«Mon ami, lui dit-il avec douceur, comment pouvez-vous refuser un asile à cette malheureuse? Songez qu’elle peut mourir faute de secours. A combien de reproches ne seriez-vous pas exposé dans le pays! Voyons, laissez-vous attendrir par la prière de ca pauvre enfant.

—Monsieur le curé, répondit le meunier en ôtant sa calotte, si c’étaient des chrétiens, je ne dis pas... mais des païens, bonsoir!

—Eh! qu’importent leurs opinions philosophiques? s’écria maître Frantz; ne sommes-nous pas tous frères? n’avons-nous pas les mêmes besoins, les mêmes passions, la même origine? Croyez-moi, brave homme, donnez une botte de paille à cette malheureuse créature, vous remplirez votre devoir et l’Être des êtres vous en récompensera.»

Toutes les femmes se réunirent à Mathéus, et le meunier, de peur d’un esclandre, ouvrit sa grange; mais il le fit avec de telles malédictions contre ces vagabonds qui forcent le monde à les nourrir pendant leur vie et à les enterrer après leur mort, qu’on ne pouvait lui savoir aucun gré de son action charitable.

Coucou Peter avait considéré tout cela les mains dans ses poches, sans prononcer une parole; mais quand Mathéus salua les bonnes femmes et poursuivit sa route, il se prit à dire:

«Maître Frantz, est-ce que vous croyez cette vieille bien malade?

—Je crains bien, répondit le bonhomme en hochant la tête, qu’elle ne puisse passer la nuit.

—Cependant vous avez vu comme elle s’est levée toute seule, quand on lui a ouvert la grange.

—C’est vrai, et j’en suis encore étonné, dit Mathéus; il faut que ces zigeiners aient la vie bien dure! Cela vient de leur existence sobre et primitive au milieu des bois; ils ne connaissent point les excès de la table, de la boisson ni du travail, si funestes aux autres hommes. Ainsi vivaient nos premiers pères.»

Coucou Peter ne put s’empêcher de sourire.

«Maître Frantz, dit-il, sauf le respect que je vous dois, je connais assez les zigeiners pour savoir qu’ils ne dédaignent pas les bons morceaux, et qu’ils boivent plus d’eau-de-vie que nous. Quant au travail, vous avez raison; ils aiment mieux ne rien faire que de se rendre utiles au genre humain; ce n’est pas comme nous autres, qui travaillons pour les générations futures. Savez-vous ce que je pense de cette vieille?

—Qu’en penses-tu, mon ami?

—Je pense qu’elle n’est pas plus malade que vous et moi; je pense qu’après avoir essayé toutes les portes du hameau, pour voir si elles étaient bien fermées, cette vieille coquine, voyant qu’il n’y avait rien à prendre, a contrefait la malade pour entrer dans le moulin; pendant la nuit elle se lèvera tout doucement avec son petit, elle passera dans le poulailler, elle tordra le cou aux poules, aux dindons, aux canards... et demain avant le jour elle aura déniché. Voilà ce que je pense.

—Comment peux-tu faire des suppositions pareilles? s’écria l’illustre philosophe. O Coucou Peter, Coucou Peter, c’est bien mal de concevoir de telles idées contre une race d’hommes tout entière, parce que ces hommes ont la peau un peu plus jaune que nous, des lèvres plus épaisses et des yeux plus vifs!

—Non, maître Frantz, c’est parce qu’ils appartiennent tous indistinctement à la famille des renards, dit Coucou Peter gravement.

—Mais la volonté ! la volonté ne peut-elle pas changer leurs mauvais instincts? s’écria Mathéus, surpris de se voir embarrassé par son propre système. Tous les hommes ne sont-ils pas perfectibles? Faut-il les considérer comme des brutes? Sans doute, ils ont des appétits animaux qui viennent de leur nature première, mais le grand Démiourgos leur donne en naissant une faculté supérieure: le sens moral, qui leur fait distinguer le juste de l’injuste et combattre les instincts incompatibles avec la dignité de l’homme.

—Tout cela serait fort bien, dit Coucou Peter, si je ne connaissais pas cette vieille bohémienne; ce n’est pas sans cause que ses camarades l’appellent la Pie-Noire: plus elle vieillit, plus elle prend de goût au bien des autres. Je suis sûr qu’après sa mort l’Être des êtres la fera revenir avec des doigts crochus, pour la récompenser de ses bonnes actions.

—Mais, s’il en est ainsi, retournons au hameau prévenir le meunier.

—Ah bah! à quoi bon nous mêler de ce qui ne nous regarde pas? Et d’abord je ne suis pas sûr qu’elle ne soit pas malade, ensuite ce meunier ne vaut guère mieux qu’elle; c’est le plus grand voleur de farine que je connaisse. Si la Pie-Noire tord le cou à ses poules, il en a grugé bien d’autres. Maître Frantz, ne nous inquiétons pas de ça; c’était seulement pour vous dire que ces bohémiens sont d’une autre race que nous; mais il faut leur rendre cette justice, qu’ils n’attaquent pas les gens sur la route; ils aiment à boire, à manger aux dépens des autres, et ma foi, ils ne sont pas les seuls.»

Durant cet entretien, l’illustre philosophe et son disciple s’avançaient de plus en plus dans le bois; Coucou Peter se croyait bien sûr du sentier, il pensait voir à chaque instant la maison du forestier Yéri, l’un de ses anciens camarades, chez lequel il comptait passer la nuit. Mais au bout d’une demi-heure, ne voyant rien apparaître, il conçut quelques doutes sur la direction du chemin, sans oser en faire part à Mathéus. Après une autre demi-heure de marche, le sentier devenant toujours plus étroit, il ne douta plus de s’être trompé. Il était environ sept heures; les ronces, les épines s’accrochaient aux habits de Mathéus et de son disciple. Enfin le sentier disparut entièrement et s’effaça dans les hautes bruyères.

«Dites donc, maître Frantz, fit alors le ménétrier, êtes-vous bien sûr de ce chemin?

—De ce chemin! s’écria Mathéus en s’arrêtant tout court, mais je ne le connais pas du tout.

—Alors, nous voilà bien plantés... moi qui me laissais conduire par vous! Comment faire?

—Retournons, dit le bonhomme.

—Mais nous n’avons plus qu’une demi-heure de jour, dit Coucou Peter, et nous avons fait deux lieues depuis Tiefenbach; au contraire, allons en avant, toujours en avant; il faudra bien que nous arrivions quelque part.»

Tous deux se regardèrent alors en silence dans la plus grande incertitude; les hautes grives s’appelaient l’une l’autre à la cime des sapins; le soleil couchant répandait ses teintes jaunes sur le feuillage, on entendait au loin un torrent gronder sourdement dans la vallée. Ils restaient ainsi depuis quelques minutes sans échanger un mot, quand Coucou Peter s’écria:

«Maître Frantz, écoutez, n’entendez-vous rien?

—Si, j’entends parler là-bas, dit le bonhomme en indiquant la vallée.

—Oui, reprit Coucou Peter, il me semble même sentir une odeur de fumée... essayez un peu, monsieur le docteur.

—Je crois que oui, fit l’illustre philosophe.

—Maintenant j’en suis tout à fait sûr, s’écria le disciple, nous ne sommes pas loin d’une charbonnière... D’où vient le vent?—De là.—En route!»

Mais ils avaient à peine fait cinquante pas dans cette direction, qu’ils débouchaient dans une vallée profonde, en face d’une troupe de zigeiners, qui préparaient leur cuisine au revers de la côte.

a Hé ! s’écria Coucou Peter, nous souperons, maître Frantz, nous souperons!»

Et ils se dirigèrent vers les bohémiens, tout étonnés de voir un homme à cheval apparaître dans cette solitude.

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