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XIII

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Table des matières

A midi juste, la procession était finie.

Les curés, les chantres, les bedeaux, les femmes, les enfants, les bourgeois et les pèlerins, tous pêle-mêle, rentraient dans Haslach, les uns pour s’asseoir devant un bon dîner arrosé de vin blanc, de bière et de café, les autres pour manger leurs provisions au coin d’une fontaine ou sur les bancs de pierre des auberges.

L’illustre philosophe sentait venir l’heure des prédications; il ne voyait point ces choses et se recueillait en lui-même.

Le bon apôtre partit d’un éclat de rire. (Page 28.)


Coucou Peter étant entré dans la salle, lui dit:

«Maître, asseyez-vous là, au haut de la table; moi, je me place à votre droite pour soutenir la doctrine.»

Et Frantz Mathéus s’assit à l’endroit que lui désignait son disciple, au haut de la table, en face des fenêtres.

Bientôt la salle fut envahie par une foule de gens venus de tous les points de l’Alsace et de la Lorraine, tous bons paysans qui logeaient aux Trois-Roses, et ne regardaient pas à quarante sous pour faire un dîner convenable; il y avait aussi quelques montagnards, parmi lesquels se trouvaient dame Thérèse et Hans Aden; ils s’assirent à la droite de Coucou Peter, qui prit à sa gauche le grand couteau et la grande fourchette à manche de corne pour découper les viandes.

Et la soupe étant servie, le dîner commença en silence.

Dame Thérèse, son enfant sur les genoux, paraissait bien heureuse d’être près de Coucou Peter, qui veillait sur elle avec le plus grand soin, et lui donnait les meilleurs morceaux.

Or, la nouvelle des prédications de Mathéus et de ses miracles s’étant répandue dans Haslach, on accourait de toutes parts autour de l’auberge, et les gens regardaient par les fenêtres dans l’intérieur de la salle, demandant où était le prophète. La mère Jacob, sur le pas de la porte, leur expliquait toutes choses, et les servantes, restées seules, avaient peine à servir le dîner; Katel courait autour des tables pour arranger les plats, enlever les assiettes et remplacer les bouteilles vides, et Orchel apportait les plats de la cuisine.

Il est beau, n’est-ce pas? (Page 30.)


La grande salle s’animait de plus en plus; tous les convives, ignorant la mission sublime de l’illustre philosophe, causaient entre eux de choses indifférentes, de la foire, de la récolte, des prochaines vendanges. On mangeait, on riait, on buvait, on appelait les servantes, qui montaient et descendaient à la hâte dans l’escalier tournant, avec des plats de choucroute, des cervelas, des saucisses fumantes, des gigots rôtis, des canards nageant dans leur jus, et des petits cochons de lait tout croustillants et d’un beau jaune doré.

Au milieu de cette animation joyeuse, maître Frantz croyait entendre ces paroles prophétiques: «Honneur! gloire! honneur au grand Mathéus! Gloire éternelle à l’inventeur de la pérégrination des âmes! Gloire! gloire! honneur! gloire! honneur au grand Mathéus! Gloire éternelle à l’inventeur de la pérégrination des âmes!» Et, dans une muette extase, il se penchait au dos de sa chaise, laissait tomber sa fourchette et prêtait l’oreille à ces voix lointaines; mais, pour dire la vérité, ce n’était que l’effet du vin de Wolxheim et le bourdonnement de la salle.

Il était environ deux heures et l’instant du dessert était arrivé, cet instant où tout le monde parle à la fois sans écouter personne, où chacun se trouve de l’esprit, et où tantôt l’un, tantôt l’autre se met à rire sans savoir pourquoi.

En ce moment l’illustre docteur, se levant au bout de la table, se mit à expliquer d’un air grave la transformation des corps et la pérégrination des âmes.

Et il parlait avec calme, disant:

«La Justice est la loi de l’univers; l’être, dès l’origine des temps, fut soumis à la loi de Justice... Et toutes les choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. Elle était la vie, et la vie était la volonté, et la volonté anima la matière, d’où vinrent les plantes, d’où vinrent les animaux, d’où vinrent les hommes. Il y eut un homme envoyé par Dieu, qui s’appelait Pythagoras... Il vint dans le monde, et le monde ne l’a pas compris... et ses doctrines n’ont pas été comprises! »

Ainsi parlait l’illustre philosophe, et tous les assistants l’écoutaient émerveillés de sa sagesse.

Mais il y avait dans le nombre un vieil anabaptiste nommé Pelsly, homme craignant Dieu.

Cet homme vénérable était indigné de la doctrine de l’illustre docteur.

C’est pourquoi, levant un de ses doigts d’un air inspiré, il s’écria:

«Or, l’Esprit dit expressément que dans les temps à venir quelques-uns abandonneront la foi, en suivant des esprits d’erreur et des doctrines diaboliques, enseignées par des imposteurs pleins d’hypocrisie, dont la conscience est noircie de crimes.»

Et ayant prononcé ces paroles, il se tut.

Et l’on voyait bien qu’il voulait désigner Frantz Mathéus.

L’illustre philosophe devint tout pâle, car il entendait autour de lui un murmure.—Et Coucou Peter lui-même était comme sur des charbons ardents.

Mais bientôt maître Frantz, recueillant toutes ses forces, répondit:

«O imposteurs et gens de mauvaise foi... osez-vous bien nier que la Justice soit la loi du monde?... Tous les êtres n’étaient-ils pas égaux avant d’avoir mérité ? Et s’ils n’avaient pas existé avant que de naître, pourquoi toutes ces différences entre eux? Pourquoi l’un naît-il à l’état de plante, l’autre à l’état d’homme ou d’animal? Pourquoi l’un naît-il riche, l’autre pauvre, stupide ou intelligent? Où serait la Justice de Dieu, si toutes ces différences ne venaient pas du mérite ou du démérite dans les existences antérieures?»

L’anabaptiste, bien loin de se laisser abattre par cet argument invincible, leva de nouveau son grand doigt maigre et dit:

«Fuyez les fables impertinentes et puériles et exercez-vous à la piété, car la piété est utile à tous, et c’est à elle que les biens de la vie présente et ceux de la vie future ont été promis. Ce que je vous dis est une vérité certaine, et digne d’être reçue avec une entière soumission, car ce qui nous porte à souffrir les maux et les outrages, c’est que nous espérons au Dieu vivant, qui est le sauveur de tous les hommes et principalement des fidèles.:

A ces mots l’assemblée parut, tout agitée, et Mathéus vit de nouveau les regards se tourner vers lui d’un air menaçant.

L’illustre philosophe, dans cette situation critique, leva les yeux au ciel en s’écriant:

«Être des êtres! ô grand Démiourgos! toi dont la volonté puissante et l’immuable justice gouvernent toutes les âmes, daigne... daigne éclairer cet esprit obscurci par le voile de l’erreur et des préjugés!...»

Mais l’anabaptiste Pelsly, furieux d’entendre ces paroles, s’écria:

«N’est-ce pas toi, esprit de l’abîme, qui cherches à obscurcir notre intelligence? Et n’est-il pas écrit: «Si quelqu’un enseigne une

«doctrine différente de celle-ci et n’embrasse

«pas la doctrine selon la piété, il est enflé

«d’orgueil et il ne sait rien... mais il est pos-

«sédé d’une maladie d’esprit, qui l’emporte

«en des questions et des combats de paroles,

«d’où naissent l’envie, la contestation, la

«médisance, les mauvais soupçons.»

L’illustre docteur ne savait plus que répondre, quand Coucou Peter se mêla de la dispute, car il avait vendu jadis des bibles et des almanachs, et connaissait les livres saints aussi bien que l’anabaptiste.

«Mais, s’écria-t-il en frappant du poing sur la table, et regardant l’anabaptiste de ses gros yeux irrités, mais il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni rien de secret qui ne doive être reconnu; car ce que vous avez dit dans l’obscurité se publiera dans la lumière, et ce que vous avez dit à l’oreille dans les chambres sera prêché sur les toits. Je vous dis donc, à vous Pelsly, hypocrite que vous êtes: vous savez si bien reconnaître ce que présagent les différentes apparences du ciel et de la terre, comment donc ne connaissez-vous point ce temps-ci? Comment n’avez-vous point de discernement pour reconnaître, par ce qui se passe en vous, ce qui est juste?»

Coucou Peter finissait à peine ces mots, qu’il se fit un grand tumulte dans la maison, et tous les convives, se regardant l’un l’autre, se demandaient:

«Qu’est-ce que cela? d’où vient ce bruit?»

Or, c’était la vieille Margrédel, la paralytique, femme de Nikel Schouler le tisserand, laquelle ayant entendu parler des miracles de l’illustre philosophe, venait se faire guérir.

La pauvre femme, portée dans son large fauteuil, qu’elle n’avait pas quitté depuis deux ans, arrivait sur les épaules de quatre pèlerins.

La foule se pressait autour d’elle et lui criait:

«Courage, Margrédel, courage!»

Et Margrédel souriait d’un air triste, car elle avait foi dans le prophète et sentait déjà la vie tressaillir en elle.

Étant donc arrivée en face de l’auberge des Trois-Roses, la mère Jacob, qui la voyait venir de loin, ouvrit la porte de l’allée à deux battants, puis celle de la grande salle.

Et l’on vit alors cette pauvre Margrédel telle que l’avait faite la maladie, pâle, décharnée, levant ses longues mains suppliantes et s’écriant:

«Sauvez-moi, monsieur le prophète, daignez jeter un regard sur votre humble servante! »

Et toute la foule, pressée dans le vestibule, aux fenêtres et jusque dans la salle, répétait les mêmes mots, et la confusion était extrême.

Coucou Peter, voyant cela, aurait voulu se sauver, car il n’avait nulle confiance dans les miracles de la doctrine, et craignait d’être lapidé si son illustre maître ne guérissait pas cette femme.

Cependant l’illustre philosophe, bien loin d’éprouver le moindre doute, avait une telle confiance dans sa mission, qu’il se dit aussitôt que l’Être des êtres envoyait cette malheureuse, afin qu’il pût donner à l’univers une preuve éclatante des vérités anthropo-zoologiques. Pénétré de cette confiance, il se leva et s’avança vers Margrédel, qui le regardait les yeux tout grands ouverts. La foule s’écartait devant lui, et maître Frantz étant arrivé devant la paralytique, la contempla avec une grande douceur et lui dit au milieu du plus profond silence:

«Femme, avez-vous confiance dans l’Être des êtres... dans sa bonté infinie?»

Et Margrédel, levant les yeux au ciel, répondit d’une voix faible:

«O mon Dieu! mon Dieu! vous qui lisez dans les cœurs, vous savez si j’ai la foi!

—Eh bien, s’écria Mathéus d’un accent ferme, la foi vous a sauvée!—Levez-vous, vous êtes guérie!»

A ces paroles, qui partaient de l’âme, tous les assistants tressaillirent jusqu’à la moelle des os.

Margrédel sentit une force extraordinaire passer dans tous ses membres; elle fit un effort et se leva, puis, tombant aux genoux de Mathéus, elle fondit en larmes.

«Je suis sauvée! dit-elle, sauvée!...»

Ce fut un spectacle touchant que cette pauvre femme aux genoux du bonhomme, qui lui souriait avec bonté et qui, l’ayant relevée, l’embrassa sur ses joues amaigries et lui dit:

«C’est bien... c’est bien... retournez à votre demeure.»

Ce qu’elle fit aussitôt en criant:

«Mes pauvres enfants... mes pauvres enfants... je ne serai plus à votre charge!»

Alors maître Frantz se tournant vers l’assemblée, dit avec calme:

«C’est Dieu qui l’a voulu!... Qui oserait nier la puissance de Dieu?»

Et ces paroles frappèrent d’admiration tous les assistants.

Coucou Peter lui-même était tellement saisi des choses qu’il venait de voir et d’entendre, que, dans sa stupeur, il ne pouvait bouger de sa chaise et s’écriait d’une voix tremblante:

«Maître, je ne suis pas digne de dénouer les cordons de vos souliers! Maître, vous êtes un grand prophète, un vrai prophète! Ayez pitié de votre pauvre disciple Coucou Peter... être sensuel et plein de défauts qui a douté de vous!...»

Seul l’anabaptiste ne fut point convaincu; il déchira sa tunique et sortit de la grande salle en s’écriant:

«En ce jour il s’élèvera de faux prophètes, qui feront de grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu’à séduire, s’il était possible, les élus eux-mêmes!»

Mais la foule ne l’écoutait point, et ne cessait de louer maître Frantz des prodiges qu’il venait d’accomplir.

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