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XIV

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Table des matières

C’est ainsi que l’illustre docteur Mathéus, connaissant la puissance de la volonté, fit paraître la grandeur de l’Être des êtres.

Margrédel s’en retournait donc chez elle, et la foule marchait à sa suite, proclamant le miracle dans tout Haslach.

Ses voisins et ceux qui l’avaient vue auparavant assise à sa porte disaient:

«N’est-ce pas là Margrédel, la paralytique, qui était assise sur le seuil de sa maison, pour se réchauffer au soleil?»

Les uns répondaient: «C’est elle!» D’autres disaient: «Non, c’en est une autre qui lui ressemble.» Mais elle s’écriait: «C’est moi-même! Le prophète des Trois-Roses m’a guérie!...»

Et l’on accourait de toutes parts vers l’auberge des Trois-Roses, en abandonnant l’église pour aller voir le prophète et l’entendre.

Frantz Mathéus, debout à l’une des fenêtres de la grande salle, regardait ce spectacle et jouissait d’un bonheur indicible.

«O grand Démiourgos, s’écriait-il, merci! merci de m’avoir laissé vivre jusqu’à ce jour. Maintenant Frantz Mathéus peut mourir, il a vu le triomphe de l’anthropo-zoologie!»

Cependant l’anabaptiste Pelsly se rendait chez M. le maire de Haslach, pour dénoncer l’illustre philosophe.

M. le maire, Georges Brenner, était justement à table, environné de ses amis, quand l’anabaptiste entra; il célébrait le dimanche de la foire par la joie et les festins.

L’anabaptiste Pelsly raconta avec calme et vérité les choses prodigieuses qui venaient de s’accomplir.

«Ces hommes, dit-il, ayant connu Dieu, ne l’ont point glorifié comme Dieu et ne lui ont point rendu grâces; mais ils se sont égarés dans leurs vains raisonnements, et leur cœur insensé a été rempli de ténèbres. Ils sont devenus fous en s’attribuant le nom de sages, et ils ont transféré l’honneur qui n’est dû qu’au Dieu incorruptible, à l’image d’un homme corruptible et à des figures d’animaux, de bêtes à quatre pattes et de reptiles. C’est pourquoi Dieu les a livrés aux désirs de leurs cœurs, aux vices de l’impureté, en sorte qu’en s’y plongeant, ils ont déshonoré eux-mêmes leur propre corps, eux qui avaient mis le mensonge a la place de la vérité de Dieu, et rendu à la créature l’adoration et le culte souverain, au lieu de les rendre au Créateur qui est béni de tous les siècles!»

Ainsi parla Pelsly l’anabaptiste, et M. le maire, frappant sur la table, s’écria:

«Que me racontez-vous là ?... Ces choses sont-elles possibles?

—Venez, et voyez par vous-même,» dit l’anabaptiste.

Et M. le maire se leva, quittant sa femme, ses enfants et ses amis dans une grande colère; car depuis son retour de la procession, il ne pouvait jouir d’un instant de repos, et déjà plusieurs personnes lui avaient parlé de miracles... non pas du miracle de Margrédel, mais de celui de la cuisine de la mère Jacob.

Étant arrivés à la rue du Tonnelet-Rouge, c’est à peine s’ils purent avancer, à cause de la foule qui criait:

«Gloire... honneur au prophète!»

Et l’on voyait de loin l’illustre docteur à la fenêtre, environné de Coucou Peter, du grand Hans Aden et de tous les convives, haranguant la foule avec éloquence.

M. le maire réussit pourtant à se frayer un passage, et Coucou Peter le vit tout à coup monter l’escalier de l’auberge.

Ce fut un coup terrible pour le brave ménétrier, car il comprit aussitôt que la doctrine allait- courir un grand danger.

Maître Frantz parlait encore, que le maire entrait déjà dans la grande salle et que l’anabaptiste, désignant du doigt l’illustre philosophe, l’accusait en ces termes:

«Comme c’est par vous, monsieur le maire, que nous jouissons d’une paix profonde, et que plusieurs ordres très-salutaires ont été établis par votre sage prévoyance, nous accusons cet homme d’être le chef d’une secte séditieuse, de mettre la division et le trouble dans cette cité, d’enseigner de fausses doctrines et de faire des miracles.»

Frantz Mathéus, saisi de cette accusation prononcée à voix haute et solennelle, se retourna, et voyant M. le maire revêtu de son écharpe, il fut épouvanté.

«Qui vous a permis de faire des miracles et de prêcher en public?» s’écria M. le maire.

L’illustre philosophe ne sut d’abord que répondre; mais au bout de quelques instants il reprit courage et dit avec une indignation profonde:

«Depuis quand faut-il des permissions pour enseigner la vérité ? O profanation horrible, digne des plus rigoureux châtiments et de l’exécration des siècles! Pythagore, Socrate, Platon et tant d’autres avaient-ils besoin de permissions pour enseigner leurs doctrines? N’étaient-ils pas suivis de leurs disciples, environnés du respect, de l’admiration et de l’enthousiasme des peuples?»

M. le maire, stupéfait de cette tirade, regarda quelques secondes le bonhomme, puis il lui dit:

«Vous êtes heureux que nous n’ayons pas de prison communale, car je vous y ferais conduire tout de suite, pour vous apprendre à parler avec respect à un magistrat revêtu de son écharpe. Je vous accorde vingt minutes pour évacuer cette ville, et si vous y restez une seconde de plus, je vous ferai conduire à Saverne entre deux gendarmes.»

Tous les convives étaient frappés de stupeur. Coucou Peter, se retournant vers l’anabaptiste, qui triomphait à son tour, lui dit d’un accent de mépris plein d’éloquence:

«Il est dit: «On vous livrera aux magis-

«trats pour être tourmentés, et vous serez

«bannis à cause de la justice!»

Et les assistants, non moins indignés que le disciple de Mathéus, seraient tombés sur Pelsly, sans la présence de M. le maire.

Cependant l’illustre philosophe avait eu le temps de se remettre, et comme son cœur se gonflait de douleur, en songeant qu’il allait perdre le fruit de tant d’efforts et de sacrifices, il résolut de se défendre.

«Monsieur le maire, dit-il en s’efforçant d’être calme, monsieur le maire, j’entreprendrai avec d’autant plus de confiance de me justifier devant vous, que je sais que depuis plusieurs années vous gouvernez cette province. Il vous est facile de savoir qu’il n’y a pas plus d’un jour que je suis à Haslach, et cet anabaptiste ne m’a point trouvé disputant avec personne ni amassant le peuple, soit dans les églises, soit dans les temples, soit sur les places publiques... Et il ne saurait prouver aucun des chefs dont il m’accuse. Il est vrai, et je le reconnais devant vous, que selon cette philosophie, qu’il appelle séditieuse, je sers le Dieu de Pythagore, espérant en lui, comme cet anabaptiste espère lui-même, et le connaissant comme il le connaît. C’est pourquoi je travaille incessamment à conserver ma conscience exempte de reproches, et, comme elle m’ordonne de répandre la lumière par tous les moyens possibles, je me suis mis en route dans ce but honorable, quittant le toit de mes pères, mes amis et tout ce qui m’est le plus cher au monde, pour remplir mes devoirs. Permettez-moi donc de rester en ce lieu seulement un jour encore; il ne m’en faudra pas davantage pour convertir toute la ville aux vérités anthropo-zoologiques.

—Raison de plus pour que vous partiez tout de suite, interrompit le maire; au lieu de vingt minutes, je ne vous en donne plus que dix.»

Et se tournant vers l’anabaptiste:

«Pelsly, dit-il, allez chercher les gendarmes! »

A ces mots Frantz Mathéus sentit sa nature de lièvre reprendre le dessus.

«O monsieur le maire... monsieur le maire... s’écria-t-il les yeux pleins de larmes, la postérité vous jugera sévèrement.»

Puis il sortit en silence.

Pendant quelques secondes tous les assistants furent émus de cette scène.

Coucou Peter promenait des regards désolés sur la table, il ne savait à quoi se résoudre. Tout à coup il se leva en s’écriant avec force:

«La postérité vous jugera sévèrement, monsieur le maire... Tant pis pour vous!...»

Ce disant, il enfonça son chapeau sur l’oreille, croisa ses mains derrière le dos, et sortit majestueusement par la même porte que maître Frantz.

Après le départ de Coucou Peter, il se fit un grand tumulte. Jacob Fischer, homme sensuel et naturellement avide d’argent, se souvint que Coucou Peter et Mathéus avaient loué le hangar, qu’ils avaient donné deux picotins d’avoine à Bruno, et qu’ils avaient mangé non-seulement à quarante sous par tête, mais que le dîner de Hans Aden et de dame Thérèse était aussi sur leur compte.

Il courut donc après Coucou Peter en criant:

«Halte! halte! on ne part pas comme cela! on paye avant de partir!»

Et tous les assistants suivaient l’aubergiste, avec une curiosité singulière des événements qui allaient se passer.

En arrivant sur l’escalier de la cour, ils virent maître Frantz qui sortait du hangar, tenant Bruno par la bride, et Coucou Peter qui marchait derrière lui avec la selle, la valise et le reste, se dépêchant de charger le tout pour s’en aller, car il appréhendait qu’on ne voulût les retenir.

Jacob Fischer poussa un cri d’indignation et descendit quatre à quatre.

«Vous ne partirez pas! vous ne partirez pas! criait-il, ce cheval me répond de vous!»

Et plein de fureur, il voulut arrêter Bruno; mais Coucou Peter, le repoussant avec force, saisit un bâton derrière la porte de l’écurie et s’écria:

«Arrière! il n’y a rien de commun entre vous et moi!»

Jacob Fischer s’acharnait à la bride, et Mathéus disait avec douceur:

«Remets ton bâton derrière la porte, cher disciple, remets ce bâton en son lieu!»

Coucou Peter n’avait pas l’air de vouloir obéir; mais quand il vit le monde entrer par la porte cochère et descendre l’escalier, il se rappela les leçons psychologiques d’Oberbronn et se résigna.

Presque au même instant une foule nombreuse environna le cheval, l’illustre philosophe et son disciple.

Chacun racontait l’événement à sa mamère, et Mathéus n’était pas sans une émotion profonde, en entendant tous ces cris, toutes ces paroles, toutes ces explications; car si les uns l’approuvaient, d’autres le blâmaient hautement de vouloir partir sans payer.

Là se trouvaient Jacob Fischer et sa femme, la grosse Orchel et la petite Katel, Hans Aden et dame Thérèse, Kasper Siébel, fils de Ludwig, Siébelle forgeron, Passauf le garde-champêtre, avec son grand chapeau de gendarme, l’anabaptiste Pelsly et M. le maire en écharpe tricolore: c’était un grand tumulte.

Enfin, sur l’ordre de M. le maire, on fit silence et Jacob Fischer exposa l’affaire.

«Ces gens-ci, dit-il, me doivent le loyer du hangar; ils me doivent quatre dîners à quarante sous et deux picotins d’avoine: cela fait douze francs. S’ils partent... d’où sont-ils? je n’en sais rien... Coucou Peter n’a jamais le sou. Je demande que le cheval reste en gage.»

Mathéus répondit:

«De tout temps les prophètes sont en possession de manger et de boire chez leurs hôtes, qui s’estiment heureux de leur faire bon accueil, et quand on leur ferme la porte, ils secouent la poussière de leurs souliers et s’en vont ailleurs. Et je dis que ces hommes durs sont bien à plaindre: il vaudrait mieux pour eux n’être jamais venus au monde, ils n’affligeraient point nos regards par le spectacle de leurs iniquités.»

Malgré ces paroles éloquentes, M. le maire et Jacob Fischer ne paraissaient pas convaincus; au contraire, l’aubergiste énumérait sa note:

«Tant pour le cheval, tant pour l’illustre philosophe et son disciple, tant pour les invités, en tout douze francs!»

M. le maire, voyant que le tumulte augmentait toujours, dit:

«Jacob, prends le cheval, qu’on le retienne en gage; ils n’ont qu’à partir à pied!»

Aussitôt l’aubergiste arracha la bride des mains de Mathéus, et le bonhomme, qui ne s’attendait pas à cette secousse, faillit tomber par terre, mais il se retint au cou de Bruno et, l’enveloppant de ses bras, il se mit à sangloter comme un enfant.

«Bruno! mon pauvre Bruno! s’écriait-il, on veut te séparer de moi... toi, le compagnon de mes travaux... toi, mon meilleur, mon unique ami! Oh! ne soyez pas si cruels! Bruno! mon pauvre Bruno... que vas-tu devenir loin de ton maître? ils te maltraiteront, ils n’auront aucun égard pour tes longs services! »

Et les larmes de ce vieillard aux cheveux blancs, ses paroles touchantes émouvaient tous les assistants.

«C’est pourtant bien cruel, se disaient-ils entre eux, d’ôter son cheval à ce pauvre vieillard. Il n’est pas méchant, il est bon, voyez comme il pleure; il n’y a que les bons cœurs pour aimer ainsi les animaux!»

Et plusieurs femmes, venues comme les autres, avec leur enfant sur le bras, s’en allaient bien vite, car elles ne pouvaient voir cela.

Coucou Peter, derrière Bruno, penchait la tête d’un air bien triste; il s’accusait lui-même d’être cause de tout, et deux grosses larmes coulaient sur ses joues rouges.

Dame Thérèse pleurait aussi; et comme tout le monde restait à la même place, afin que l’aubergiste ne pût emmener le cheval, cette bonne petite mère se glissa derrière Coucou Peter, et lui plaça trente francs dans la main en cachette.

«Tenez, monsieur Coucou Peter, dit-elle, acceptez ceci pour l’amour de moi!»

Alors Coucou Peter mit les trente francs dans la poche de son gilet en sanglotant plus fort; puis, au bout de quelques instants, relevant la tête, il s’écria:

«Maître Jacob, je n’aurais pas cru cela de vous! J’aurais cru que vous feriez crédit à un honnête homme! Mais puisqu’il en est ainsi... tenez... voici votre argent, et lâchez bien vite le cheval, ou je vous casse la tête!»

Il venait de reprendre son bâton derrière la porte, et tout le monde aurait voulu qu’il éreintât ce misérable aubergiste.

Coucou Peter paya de même Hans Aden, en regardant dame Thérèse d’un regard si doux, qu’elle se sentit troublée jusqu’au fond de l’âme; il embrassa aussi l’enfant qu’elle tenait dans ses bras. Puis d’une voix forte, retentissante, il s’écria:

«En route, maître Frantz, en route! Les hommes sont des gueux.»

Mathéus venait de se mettre à cheval, Coucou Peter se fit ouvrir la porte qui donne sur les champs, et M. le maire ne fut tranquille qu’après les avoir vus disparaître derrière les vergers.

Une grande rumeur s’élevait alors dans le bourg; on réclamait le prophète et la foule demandait des miracles!

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