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XVI

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A mesure que Frantz Mathéus s’approchait des bohémiens, il était frappé de leur physionomie joyeuse et vraiment philosophique. On voyait bien qu’ils se souciaient peu de l’opinion du monde, et qu’ils tiraient toute leur satisfaction d’eux-mêmes. Les uns avaient des habits trop grands, les autres beaucoup trop courts; il y avait aussi plus de trous que de pièces à leurs culottes, mais cela ne les empêchait pas d’étendre leurs jambes avec une certaine noblesse, et de vous regarder en face, comme s’ils eussent été couverts de broderies magnifiques. Les femmes avaient presque toutes un enfant sur le dos, dans une espèce de sac qu’elles portaient en écharpe. Elles vaquaient tranquillement, à leurs affaires; les unes mettaient du bois au feu, les autres allumaient leur pipe avec une braise; d’autres vidaient dans la marmite leurs grandes poches remplies de croûtes de pain, de navets et de carottes. C’était quelque chose d’admirable que cette halte au milieu des bois; la fumée se déroulait en masses bleuâtres sur le vallon, et dans le lointain les grenouilles commençaient leur concert mélancolique.

«Mangez et buvez, braves gens, s’écria Mathéus en les saluant de son large feutre, tous les fruits de la terre sont faits pour l’homme. Oh! que j’aime à voir les créatures du ciel prospérer et se répandre à la face du grand Démiourgos! que j’aime à les voir croître en force, en sagesse, en beauté !»

Les zigeiners regardaient l’illustre philosophe avec défiance; mais à peine eurent-ils jeté les yeux sur Coucou Peter, que plusieurs se levèrent en criant:

«Coucou Peter! Eh! Coucou Peter qui vient manger notre soupe!

—Justement, c’est pour ça que j’arrive, dit le joyeux ménétrier en leur distribuant des poignées de main; bonsoir, Wolf, bonsoir, Pfifer-Karl. Tiens! c’est toi, Daniel! comment ça va-t-il? Et toi, ma petite Nachtigall, depuis quand as-tu ce mioche? Dieu de Dieu! comme tout cela fructifie! Voyons s’il est de la bonne espèce: yeux noirs, cheveux crépus... Allons, allons, tout est en ordre, il n’y a pas de reproches à te faire, Nachtigall. Mais tous ces bohémiens avec des yeux bleus m’ont l’air louche en diable; c’est comme des lapins de garenne qui sentent la feuille de chou!

—Ah! ah! ah! farceur de Coucou Peter, s’écrièrent les bohémiens en se pressant autour de lui, il a toujours le mot pour rire.»

Pendant cette petite scène, Mathéus attachait Bruno à l’un des arbres du voisinage; lorsqu’il se retourna, Coucou Peter se penchait sur la marmite:

«Il n’y a pas gras aujourd’hui, disait-il en hochant la tête.

—Non, répondit Nachtigall, nous faisons maigre en l’honneur de saint Florent.

—Oh! dit Coucou Peter, un peu de patience, un peu de patience, toute la troupe n’est pas encore réunie.»

Puis se tournant vers Mathéus:

«Maître Frantz, s’écria-t-il, ici pas de gêne, asseyez-vous près du feu, faites comme chez vous! Et vous autres, ne promenez pas vos mains dans les poches de l’illustre philosophe.

—Est-ce que tu nous prends pour des voleurs? dit un jeune bohémien, revêtu d’une longue capote qui lui traînait jusque sur les talons.

—Au contraire, Melchior, je vous regarde comme les plus honnêtes gens de l’univers; seulement vous avez les doigts crochus, et malgré vous-mêmes il y reste toujours quelque chose.»

Mathéus s’approcha lentement, et promenant ses regards sur les zigeiners:

«Semblable au vertueux Aristide, dit-il d’un ton grave; en butte à la haine des partis et victime de l’ingratitude de mes concitoyens, je viens m’asseoir au foyer d’une nation étrangère, et réclamer de vous les droits sacrés de l’hospitalité... Heureux celui qui vit dans la solitude, en face de ce ciel immense, de ces forêts sans bornes. Il n’y voit point le vice triomphant et la vertu humiliée; son cœur n’est pas corrompu par l’égoïsme, ni desséché par l’envie! Bienheureux surtout celui qui croit à la justice éternelle, il ne sera point trompé : il recevra le prix de ses travaux, de son courage, de sa vertu!»

Ainsi parla le bonhomme, puis il s’assit auprès du feu et parut se perdre dans un abîme de méditations.

Les zigeiners émerveillés se regardaient l’un l’autre, et se demandaient entre eux quel était cet homme et ce qu’il voulait dire.

Coucou Peter se mit alors à leur raconter les pérégrinations lointaines de l’illustre philosophe, et les vicissitudes de son voyage; mais ils ne pouvaient rien y comprendre.

Pfifer-Karl, le trombone, disait:

«Que veut-il? Pourquoi court-il le monde? Puisqu’il a sa maison, ses terres et tout ce qu’il lui faut, pourquoi ne reste-t-il pas chez lui? Ou, s’il aime les voyages, pourquoi ne vend-il pas une de ses terres pour payer les aubergistes?»

Ces braves gens ne comprenaient pas non plus ce que c’était qu’un prophète; ils riaient des explications de Coucou Peter, et comme l’illustre docteur ne bougeait pas de sa place et ne pouvait les entendre, Coucou Peter finit par en rire lui-même.

«Ah! ah! ah! gueux de Pfifer-Karl, dit-il en frappant sur l’épaule du trombone, tu n’es pas bête; ce n’est pas toi qui t’en irais travailler pour les générations futures! Ah! ah! ah! c’est une drôle d’idée tout de même.»

Les bohémiens l’engageaient beaucoup à reprendre son violon, pour venir avec eux à la foire; ils avaient fait plus d’un tour avec Coucou Peter en Alsace, et savaient qu’il était bien reçu partout. Mais il ne voulut pas abandonner la doctrine.

«Non, dit-il, je suis prophète et je reste prophète; il y a bien assez longtemps que je fais de la musique. Et puis, si j’apprenais plus tard qu’un autre a pris ma place de grand rabbin, je m’arracherais les cheveux de désespoir. Non, non, il faut qu’on parle de moi; je veux que le nom de Coucou Peter soit comme celui de Pythagoras!

—Quand il y a un fou quelque part, dit Pfifer-Karl, on en parle plus que de tous les gens sensés du pays.

—Oui, répondit Coucou Peter en riant. Mais les fous d’une nouvelle espèce sont rares. C’est comme les moutons à six pattes: on les nourrit bien, on les montre pour de l’argent et on mène tondre les autres. Je voudrais avoir une jambe au milieu du dos; ma fortune serait faite, on viendrait me voir du bout du monde.»

Cependant la marmite fumait toujours et commençait à répandre une odeur assez agréable. On se rapprocha du feu, et Nachtigall ayant lavé son écuelle à la source voisine, l’offrit à Coucou Peter. Il la refusa, disant qu’il avait trop bien dîné pour boire du bouillon aux carottes. Mathéus se retira du cercle et dit qu’il avait sommeil: ces vieilles croûtes de pain qui nageaient dans l’eau claire ne tentaient pas son appétit.

La nuit était profonde. Coucou Peter alluma sa pipe et regarda les zigeiners manger leur pitance: l’écuelle passait de main en main, chacun y buvait à son tour.

Quant à maître Frantz, il alla s’étendre sur les bruyères. Longtemps le bonhomme promena ses regards dans la vallée ténébreuse; il prêtait l’oreille au grondement lointain d’une chute d’eau, qui parfois semblait se taire, puis se ranimait lentement comme le bruit d’un orage. La vallée tout entière répondait à cette voix solennelle; les feuilles s’agitaient, les oiseaux gazouillaient, les sapins balançaient leurs cimes noires.

Tout à coup un jeune zigeiner se mit à chanter un chant de la montagne, un chant qui disait:

«En route, bohémiens, en route... voici...

«voici... le soleil qui monte derrière les bois!

«Prends ton sac et suis la grande allée d’ar-

«bres qui mène au village... Elle est longue,

«l’allée du village; il faut partir de bonne

«heure pour arriver matin.»

Cette voix d’enfant fuyait dans l’immense vallée, les échos y répondaient bien loin, bien loin, d’un accent plus tendre. Quelques femmes se réunirent à l’enfant; elles s’assirent près du feu, les mains jointes autour des genoux, et se mirent à chanter en chœur; puis les hommes se mêlèrent au chant, qui se ranimait toujours ainsi: «En route, bohémiens, en route!»

Insensiblement la tête de Mathéus s’inclina; il s’étendit sur la mousse et s’endormit profondément.

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