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IX

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Table des matières

Or l’illustre philosophe dormait profondément depuis deux heures lorsque Coucou Peter s’écria:

«Maître Frantz, levez-vous! Voici les pèlerins de Haslach qui descendent la montagne; ils sont plus nombreux que les grains de sable au bord de la mer. Levez-vous, maître... et regardez!»

Mathéus, s’étant levé, aperçut d’abord son disciple perché sur un cerisier sauvage; il faisait la cueillette à la manière des grives et s’en donnait à cœur joie; puis les regards du bonhomme se dirigèrent vers la montagne voisine.

A travers les hauts sapins s’avançaient à perte de vue une immense file de pèlerins, les uns nu-pieds, leurs bottes au bout de leur bâton de voyage, les autres chargés de provisions, de paquets, de gourdes et de toutes les choses nécessaires à la vie.

Une vieille femme allait à leur tête et récitait seule la prière au milieu du silence universel, puis tous les autres répondaient: «Priez pour nous! priez pour nous!»—Et ce cri, se répétant de proche en proche, à la cime des rochers, sur la pente des ravins, dans le creux des vallons, ressemblait au chant mélancolique des bandes de grues qui traversent les nuages.

L’illustre docteur était tellement saisi de ce spectacle qu’il ne pouvait proférer une parole; mais Coucou Peter, du haut de son arbre, étendait la main et désignait chaque village, à mesure qu’il tournait la cime de la montagne:

«Voici ceux de Walsch, s’écriait-il, je les reconnais à leurs chapeaux de paille, à leurs petites vestes et à leurs grands pantalons qui montent jusque sous les bras; ce sont de joyeux compères, ils vont en pèlerinage pour boire du vin d’Alsace.—Ces autres qui suivent en culottes courtes et en grands habits, avec de larges boutons qui reluisent au soleil, sont de Dagsbourg, le plus dévot et le plus pauvre pays de la montagne; ils vont à la foire pour baiser les os de saint Florent.—Voici ceux de Saint-Quirin, en petites blouses et la casquette sur l’oreille. Gare les coups de poing à la procession! Tous ces gens de verreries et de fabriques aiment à riboter et à batailler contre les Allemands. Ce n’est pas avec eux, maître Frantz, qu’il faudra disputer de la pérégrination des âmes.—Regardez ces autres qui tournent à l’embranchement de la Roche-Plate, on les appelle les Gros-Jacques de la montagne. Ceux-là vont en pèlerinage pour montrer leurs beaux habits; voyez comme ils ont couvert leurs chapeaux avec leurs mouchoirs, comme ils ont fourré leurs pantalons dans les tiges de leurs bottes: ce sont les glorieux d’Aberschwiller, ils marchent gravement le nez en l’air!—Mais qui diable peuvent être ceux qui suivent en trébuchant? Ah! je les reconnais... je les reconnais, ce sont les gens de la plaine, les Lorrains avec leurs petits sacs remplis de noix et de lard; Dieu de Dieu, qu’ils ont l’air fatigué ! Pauvres petites femmes! je les plains de tout mon cœur. Toutes ces petites de la plaine sont fraîches comme des roses, au lieu que celles du haut pays, de la Houpe, par exemple, sont brunes comme des groseilles noires.»

Le bon apôtre trouvait son mot à dire sur chaque village, et Mathéus se perdait dans un abîme de contemplation profonde.

Enfin, au bout d’une heure, la queue de la procession parut s’éclaircir, elle montait lentement la côte; bientôt elle tourna la Roche-Plate; quelques groupes suivaient encore à de grandes distances; c’étaient des malades, des infirmes en charrettes. Ils disparurent à leur tour et tout rentra dans le silence de la solitude.

Alors l’illustre philosophe regarda son disciple d’un air grave et lui dit:

«Partons pour Haslach, c’est là que l’Etre des êtres nous appelle. Oh! Coucou Peter, ton cœur ne te dit-il pas que le grand Démiourgos, avant de nous porter sur le théâtre de nos triomphes, a voulu nous offrir, dans ce désert, le tableau de l’immense variété des races humaines? Comprends-tu, mon ami, la majesté de notre mission?

—Oui, maître Frantz, je comprends très-bien, il faut partir; mangez d’abord ces cerises que j’ai cueillies pour vous, et puis en route!»

Quoique Mathéus ne trouvât point dans ces paroles tout le recueillement désirable, il s’assit, le chapeau de son disciple entre les genoux, et mangea les cerises de fort bon appétit; puis Coucou Peter ayant ramené Bruno, qui broutait les jeunes pousses à quelque distance, maître Frantz se remit en selle, son disciple prit la bride, et ils montèrent le sentier sablonneux qui mène à la Roche-Plate.

Le soleil descendait derrière le Losser, et de longues nappes d’or traversaient les flèches des hauts sapins. Plusieurs fois Mathéus se retourna pour contempler ce spectacle imposant; mais lorsqu’ils eurent pénétré dans le bois, tout devint obscur, et les pas de Bruno retentirent sous le dôme des grands chênes comme dans un temple.

Environ une heure après, la lune commençait à poindre sous le feuillage, lorsqu’ils aperçurent, à cinquante pas au-dessous d’eux, un groupe de pèlerins qui se rendaient tranquillement à la foire. Coucou Peter reconnut au premier coup d’œil le grand Hans Aden, maire de Dabo, son âne Schimel, et sa petite femme Thérèse, assise dans l’un des bâts de l’âne; mais il fut tout surpris de voir un gros poupon joufflu, soigneusement emmailloté et sanglé dans l’autre bât de Schimel, car Hans Aden n’avait pas d’enfant à sa connaissance. Ils allaient ainsi comme de vénérables patriarches; la petite Thérèse, son mouchoir noué autour de sa jolie figure, regardait le petit enfant avec une tendresse inexprimable; l’âne suivait d’un pas ferme le bord du talus; ses longues oreilles se relevaient au moindre bruit, puis retombaient d’un air mélancolique; le grand Hans Aden, revêtu de sa longue capote qui lui battait les mollets, son tricorne sur la nuque et les deux poings dans ses poches de derrière, marchait gravement et criait de temps en temps:

«Hue, Schimel, hue!»

A cette vue Coucou Peter, sans attendre Mathéus, se mit à dégringoler le sentier en criant:

«Salut, maître Hans Aden, salut! Où diable allez-vous si tard?»

Hans Aden se retourna lentement, et sa petite femme leva les yeux pour voir qui pouvait crier de la sorte.

«C’est toi, Coucou Peter, dit Hans Aden en lui tendant la main; bonsoir, mon garçon. Nous allons en pèlerinage.

—En pèlerinage! comme ça se rencontre, s’écria Coucou Peter tout joyeux, nous y allons aussi. Ma foi, c’est une bonne occasion de renouveler connaissance. Mais pourquoi donc allez-vous en pèlerinage, maître Hans Aden? Auriez-vous quelqu’un de malade dans la famille?

—Non, Coucou Peter, non! répondit le maire de Dabo; Dieu merci, tout le monde se porte bien chez nous. Nous allons remercier saint Florent de nous avoir accordé un enfant. Tu sais que ma femme et moi nous étions mariés depuis cinq ans sans avoir eu ce bonheur. A la fin ma femme me dit: «Écoute,

«Hans Aden, il faut aller en pèlerinage;

«toutes les femmes qui vont en pèlerinage

«ont des enfants!» Moi, je pensais que ça ne

servirait à rien... «Bah! que je lui dis, ça ne

«sert à rien, Thérèse, et puis moi, je ne peux

«pas quitter la maison; voici justement le

«temps de la récolte, je ne peux pas tout

«abandonner.—Eh bien, j’irai toute seule,

«qu’elle me dit; tu es un incrédule, Hans

«Aden, tu finiras mal!—Eh bien, vas-y,

«Thérèse; nous verrons bien qui a raison de

«nous deux.» Bon, elle y va, et figure-toi, Coucou Peter, que, juste neuf mois après, arrive un enfant gros et gras, le plus beau garçon de la montagne! Depuis ce temps-là, toutes les femmes de Dabo veulent aller en pèlerinage.»

Coucou Peter avait écouté ce récit avec une attention singulière; tout à coup il releva la te en disant:

«Et combien y a-t-il que dame Thérèse est allée en pèlerinage?

—Il y a aujourd’hui deux ans, répondit Hans Aden.

—Deux ans! s’écria Coucou Peter en devenant tout pâle et en s’appuyant contre un arbre, deux ans! Dieu de Dieu!

—Qu’est-ce que tu as donc? fit Hans Aden.

—Rien, monsieur le maire.... rien... C’est une faiblesse qui me prend dans les jambes, chaque fois que je reste trop longtemps assis.»

En même temps il regarda la petite Thérèse, qui baissait les yeux et devenait rouge comme une cerise. Elle paraissait toute timide et prenait l’enfant pour lui donner le sein; mais avant qu’elle eût défait les sangles, Coucou Peter s’avança en s’écriant:

«Ah! maître Hans Aden, que vous êtes heureux! Tout vous réussit: vous êtes le plus gros herr de la montagne, vous avez des champs, des prés, et voilà que saint Florent vous envoie le plus bel enfant du monde! Mais il faut que je le voie, ce pauvre petit, dit-il en tirant son chapeau à dame Thérèse, j’aime tous les petits enfants!

—Hé ! ne te gêne pas, Coucou Peter, dit le maire tout glorieux, on peut le regarder... il n’y a pas d’affront.

—Tenez, monsieur Coucou Peter, fit dame Thérèse à voix basse, embrassez-le. Il est beau, n’est-ce pas?

—S’il est beau, s’écria Coucou Peter, tandis que deux grosses larmes coulaient lentement sur ses joues rouges, s’il est beau! Dieu de Dieu, quels poings! quelle poitrine! quelle bonne figure réjouie!»

Il soulevait l’enfant et le contemplait les yeux tout grands ouverts; on aurait dit qu’il ne pouvait plus le rendre; la mère souriait et détournait la tête pour essuyer une larme.

Enfin le joyeux ménétrier coucha lui-même le petit dans le bât, il releva l’oreiller avec soin:

«Voyez-vous, dame Thérèse, murmurait-il, les enfants veulent avoir la tête haute, il faut y prendre garde!»

Puis il boucla les sangles et se mit à sourire à la jolie petite mère, pendant que le grand Hans Aden s’arrêtait à quelques pas et coupait une branche de bouleau pour se faire un sifflet.

Mathéus, retardé par la pente rapide du chemin, rejoignit alors son disciple.

«Salut, braves gens, s’écria l’illustre docteur en soulevant son large feutre; que la bénédiction du Seigneur soit avec vous!

—Amen!» répondit Hans Aden en revenant avec sa branche de bouleau.

Dame Thérèse inclina doucement la tête et parut s’abandonner aux plus charmantes rêveries

Ils firent alors un quart d’heure de chemin sans parler; Coucou Peter marchait toujours à côté de l’âne et regardait l’enfant avec un véritable plaisir, et maître Frantz, songeant aux événements qui se préparaient, se recueillait en lui-même.

«Dites donc, monsieur Coucou Peter, reprit enfin la jeune paysanne d’une voix timide, est-ce que vous courez toujours le pays comme autrefois? Est-ce que vous ne restez pas quelque part?

—Toujours, dame Thérèse, toujours en route, toujours content! Je suis comme le pinson qui n’a que sa branche pour passer la nuit, et qui vole le lendemain où se trouvent les moissons!

—Vous avez tort, monsieur Coucou Peter, dit-elle, vous devriez ménager quelque chose pour vos vieux jours; un si brave, un si honnête homme... penser qu’il peut tomber dans la misère!

—Que voulez-vous, dame Thérèse! il faut bien gagner sa vie de chaque jour; je n’ai que mon violon, moi, pour vivre! Et puis, tel que vous me voyez, je suis bien autre chose que ce qu’on pense... je suis prophète! l’illustre docteur Mathéus peut vous le dire; nous avons découvert la pérégrination des âmes, et nous allons prêcher la vérité dans l’univers.»

Ces paroles tirèrent maître Frantz de ses réflexions.

«Coucou Peter n’a pas tort, dit-il, l’heure est proche, les destins vont s’accomplir! Alors ceux qui auront travaillé à la vigne et semé le bon grain seront glorifiés! Alors de grands changements se feront sur la terre; les paroles de vérité passeront de bouche en bouche, et le nom de Coucou Peter retentira comme celui des plus grands prophètes! L’attendrissement que ce cher disciple vient de faire paraître à la vue de l’enfance, âge de faiblesse, de douceur et de pureté naïve, est la preuve d’une belle âme, et je n’hésite pas à lui prédire de hautes destinées!»

Dame Thérèse regardait Coucou Peter, qui baissait les yeux d’un air modeste, et l’on voyait qu’elle était heureuse d’apprendre de si belles choses sur le compte du brave ménétrier.

En ce moment ils sortaient du bois, et le bourg de Haslach, avec ses grands toits pointus, ses rues tortueuses et son antique église du temps d’Erwin, s’offrit à leurs regards. Toutes les maisons étaient éclairées comme pour une fête.

Ils descendirent la montagne en silence.

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