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VI

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Il était nuit lorsque dame Catherina, fraîche, accorte et souriante, reparut dans la grande salle, avec le magnifique chandelier de cuivre étincelant comme de l’or.

L’illustre docteur Mathéus, en attendant l’arrivée des paysans, vidait la bouteille de wolxheim et méditait un superbe discours, établi sur les principes judicieux du sage Aristote; mais l’arrivée de la mère Windling changea tout à coup la direction de ses pensées entraînantes et lumineuses.

Elle avait mis sa belle jupe à grands ramages, son petit fichu de soie rouge, et sa cornette des dimanches, à grands rubans de moire déployés comme les ailes d’un papillon.

L’illustre philosophe fut ébloui; il contemplait en silence les bras dodus, la gorge bien arrondie, les yeux vifs et la prestesse vraiment agaçante de la veuve.

Dame Catherina découvrit aussitôt cette expression admirative dans les yeux humides du bonhomme, et ses grosses lèvres vermeilles s’arquèrent par un doux sourire.

«Je vous ai fait attendre bien longtemps, monsieur le docteur, lui dit-elle en déployant une nappe blanche au bout de la table; oui, bien longtemps!» reprit-elle avec un regard moelleux, qui pénétra jusqu’au fond de l’âme pudibonde de Mathéus.

a Prends garde, Frantz, prends garde! se dit-il; souviens-toi de ta haute mission, et ne te laisse pas charmer par cette créature séduisante! »

Mais il sentait une espèce de frisson indéfinissable lui descendre le long de l’échiné, et baissait les paupières malgré lui-même.

Dame Catherina était radieuse.

«Comme il est timide! se disait-elle, comme il rougit! Ah! si je pouvais lui donner un peu de courage! C’est égal, il est encore vert, cet homme-là, il est bien bâti! Allons! allons! tout va bien.»

En ce moment Coucou Peter entra en poussant un long éclat de rire; il apportait les boudins fumants dans un grand plat de faïence, et jamais on n’avait vu une figure plus joyeuse.

«Ah! docteur Frantz, s’écria-t-il, ah! docteur Frantz, quelle odeur! quel goût! C’est tout sang, tout lard et tout crème! Figurez-vous, papa Mathéus, que j’en ai déjà goûte une demi-aune... eh bien, ça n’a fait que m’ouvrir l’appétit!»

Ce disant, il déposa son grand plat sur la table avec un air d’adoration; il s’étendit tout au large contre le mur, défit sa cravate, ouvrit sa camisole, lâcha trois boutons de sa culotte pour être bien à l’aise, et exhala un profond soupir.

La grosse Soffayel le suivait avec les assiettes, les couverts et un grand pain de méteil fraîchement sorti du four; elle disposa le tout dans un ordre convenable, et Coucou Peter, s’armant d’un grand couteau à manche de corne, s’écria:

«Allons, la mère Windling, asseyez-vous près du docteur! Ah!... ah!... ah!... la bonne rencontre!»

Puis il retroussa ses manches, taillada le boudin, et levant un tronçon au bout de sa longue fourchette, il le plaça sur l’assiette de Mathéus:

«Maître Frantz, dit-il, introduisez-moi ça dans votre organisme, et puis vous m’en donnerez des nouvelles!»

Au même instant il s’aperçut que la bouteille était vide, et fit une exclamation de surprise:

«Soffayel, ne sais-tu pas que le boudin aime à nager?»

La servante, toute honteuse de son oubli, s’empressa de courir à la cave; mais dans la cuisine elle rencontra le meunier Tapihans et lui dit d’un ton moqueur:

«Ah! ah! pauvre Tapihans, pauvre Tapihans! le coucou chante à la maison; tu ferais mieux d’aller chercher un autre nid!...»

Presque aussitôt Tapihans, pâle et jaune comme un jocrisse, le nez pointu, les oreilles longues, le bonnet de coton au sommet de la tête, le pompon au milieu du dos et les mains dans les poches de sa petite veste grise, parut sur le seuil.

«Eh! c’est toi, Tapihans! s’écria Coucou Peter. Tiens! tiens! tu arrives bien pour nous voir manger.»

Le petit homme s’avança jusqu’au milieu de la salle, il regarda quelques secondes les convives, et surtout l’illustre docteur ainsi que la veuve, qui ne daignait même pas tourner la tête; son nez semblait grandir à vue d’œil; puis, desserrant les lèvres, il dit:

«Bonsoir, dame Catherina!

—Bonsoir!» répondit la grosse mère en avalant un morceau de boudin.

Le meunier ne bougea point de place et fixa de nouveau le docteur, qui le regardait aussi en songeant: «Cet homme ne peut appartenir qu’à l’espèce des renards, race pillarde et naturellement peu délicate; de plus, il est attaqué d’un ver rongeur; son teint pâle, ses pommettes saillantes, ses yeux vifs sont de mauvais signes.»

Après ces observations, il but un verre de wolxheim qui lui parut délicieux.

«Hé ! tu n’es pas encore marié, Tapihans?» s’écria Coucou Peter entre deux bouchées.

Le petit homme ne répondit pas, seulement ses lèvres se pincèrent davantage.

«Encore un morceau de boudin, monsieur le docteur, dit la veuve avec un tendre regard, encore un morceau.

—Vous êtes bien bonne, ma chère dame,» répondit l’illustre philosophe, visiblement ému des attentions délicates et des prévenances de cette excellente créature.

En effet, dame Catherina remplissait son verre, elle le flattait du regard, et de temps en temps, lui posant la main sur le genou, s’inclinait vers lui pour lui dire à voix basse:

«Ah! docteur Frantz... que je suis donc heureuse de vous connaître!»

A quoi le bonhomme répondait:

«Et moi donc, ma chère dame! croyez que je suis bien sensible à votre hospitalité cordiale; vraiment vous êtes bonne, et si je puis contribuer à votre perfectionnement, ce sera de grand cœur.»

Ces petites conversations à part faisaient blêmir Tapihans; à la fin il quitta sa place et fut s’asseoir dans un coin de la salle près du fourneau; il frappa sur la table en criant d’une voix grêle:

«Une chopine!

—Soffayel, va chercher une chopine de vin à cet homme, dit la veuve avec indifférence.

—A cet homme! répéta le meunier; est-ce de moi qu’on parle, mère Windling? A cet homme! Hier vous m’appeliez Tapihans; est-ce que vous ne me connaissez plus, par hasard?

—Je t’appellerai Tapihans tant que tu voudras, répondit brusquement dame Catherina, mais laisse-moi tranquille.»

Tapihans ne dit plus rien; il but coup sur coup trois chopines; en frappant sur la table il criait:

«Encore une, encore une, et vite!

—Dis donc, vieux, reprit Coucou Peter en élevant la voix, décidément tu n’es pas encore marié ?

—Que veux-tu, Coucou Peter, répondit le meunier avec un sourire amer, nous ne pouvons pas courir le pays, comme des va-nu-pieds qui n’ont rien à manger chez eux; il faut soigner notre bien, surveiller notre avoir, labourer nos terres, rentrer nos récoltes; il faut trouver une femme chez nous; mais les femmes aiment beaucoup mieux se jeter à la tête du premier vagabond qui passe, des gens qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam, ou que l’on connaît trop bien; des individus qui se remplissent la panse aux dépens du pauvre monde, et qui soufflent dans une clarinette pour payer leur écot. Tu comprends ça, mon ami Coucou Peter. Nous sommes bien à plaindre, mais nous avons la consolation de pouvoir dire: «Voici mon pré ! voilà mon moulin! voilà ma vigne!»

Coucou Peter, d’abord interloqué, reprit bientôt son aplomb ordinaire et répondit:

«Des prés, des moulins, des vignes! c’est bon, Tapihans, c’est très-bon; mais ce n’est pas tout, il faut encore une figure présentable; on épouse des figures, on les aime grasses, fraîches, vermeilles; quelque chose dans mon genre, fit-il en se caressant les joues et en roulant de gros yeux moqueurs. Que diable, on n’a pas toujours des moulins devant le nez!

—Ah! ah! ah! gros farceur, dit la mère Windling en lui frappant sur l’épaule, tu me fais rire!»

En ce moment Mathéus, qui venait de terminer son repas, but encore un verre de wolxheim à petites gorgées, puis il s’essuya la bouche et se tourna vers Tapihans.

«Mon ami, lui dit-il, faites bien attention à ce que je vous dis: ce ne sont pas les prés, les jardins, les maisons qu’il faut considérer lorsqu’on se marie, ce sont les races, c’est-à-dire les familles carnivores, frugivores, herbivores, granivores, insectivores, omnivores ou autres, qu’il serait trop long de mentionner ici, mais dont il faut cependant tenir compte dans l’usage de la vie. Voyez: les pigeons ne s’accouplent pas avec les buses, les renards avec les chats, les chèvres avec les oiseaux; eh bien! il doit en être de même pour les hommes, car si vous considérez la chose au point de vue psychologico-anthropo-zoologique, le seul vrai parce qu’il est le seul universel, vous reconnaîtrez qu’il y a autant d’espèces d’hommes que d’espèces animales; c’est tout simple: nous venons tous d’un animal, ainsi que je le démontre au chapitre vingt-troisième du huitième volume de ma Palingénésie; lisez cet ouvrage et vous en serez convaincu. Or donc, il faut allier les races avec une judicieuse attention; c’est même la mission spéciale de l’humanité, laquelle est le rendez-vous général, la fusion de tous les types, soumis à une force nouvelle que je nomme volonté. Procédons toujours par analogie: la race des chevrettes et celle des lièvres, par exemple, peuvent former un heureux mélange, tandis que la race des loups et celle des moutons ne peuvent produire qu’une espèce de monstres à la fois stupides et féroces, lâches et cruels! Hélas! combien ne voyons-nous pas de ces tristes alliances dans le monde! on ne consulte que la fortune aujourd’hui, et l’on a bien tort! Maintenant, pour ce qui vous concerne en particulier, mon ami, je ne vous conseille pas le mariage. Votre santé...»

Mais Tapihans, pâle de colère, ne le laissa pas achever.

«Quoi, chien, tu dis que je ressemble à un loup! hurla-t-il, tu dis...»

Et, plein de fureur, il lança sa chope contre Mathéus de toutes ses forces.

Heureusement l’illustre philosophe, avec sa prudence habituelle, fit un brusque mouvement, de sorte que la chope tomba d’aplomb sur l’estomac de Coucou Peter, qui poussa un gémissement lugubre.

Avant que Mathéus fût revenu de sa stupeur, Tapihans avait ouvert la porte et s’était enfui.

Dame Catherina venait de saisir un manche à balai, et on l’entendait crier dans la rue:

«Ah! gredin!... ah! mauvais gueux!... Reviens donc si tu l’oses... Ah! misérable! affronter d’honnêtes gens dans mon auberge! A-t-on jamais vu un pendard de cette espèce!»

Puis elle rentra, courut à Mathéus, lui fit prendre un verre de vin, lui mit de l’eau fraîche sur les tempes et le consola de toutes les manières.

Coucou Peter soupirait et criait d’un accent plaintif

«Mon organisme est bien malade... bien malade! Soffayel, ma chère Soffayel, cours remplir la bouteille ou je tombe en faiblesse!»

Au bout d’un quart d’heure, Mathéus revint à lui et balbutia.

«Cet homme appartient évidemment à la race carnassière; il est capable de rentrer avec une hache, une faulx ou tout autre instrument de ce genre!

—Ah! qu’il revienne, s’écria la grosse veuve en fermant le poing d’un air menaçant, qu’il revienne!»

Mais elle avait beau dire, Frantz Mathéus tournait sans cesse les yeux vers la porte, et la peur naturelle à son espèce timide l’empêchait de voir les agaceries de dame Catherina.

Coucou Peter, n’ayant plus aucun prétexte pour faire remplir de nouveau la bouteille, et se sentant mal au ventre, proposa d’aller se coucher. Tout le monde fut de son avis, car il se faisait tard, les vitres de la grande salle étaient toutes noires, et l’on n’entendait plus le moindre bruit au dehors.

C’est pourquoi la mère Windling prit le chandelier sur la table, dit à Soffayel de pousser les verrous, et pria Mathéus de vouloir bien la suivre.

Ils montèrent l’escalier tournant au fond de la cuisine, et partout Mathéus dut reconnaître l’ordre et la sage économie de grandes armoires encombraient les corridors, et dans ces armoires, que dame Catherina avait eu soin d’ouvrir, on voyait de hautes piles de linge soigneusement plié, des nappes à filet rouge, des serviettes, du chanvre et du lin. Plus loin, le grain étendu dans de grandes salles prenait l’air; ici le trèfle, le colza, la luzerne; ailleurs le blé, l’orge, l’avoine; c’était un véritable grenier d’abondance.

Enfin la mère Windling le conduisit dans une vaste chambre bien meublée; on y voyait deux commodes chargées de magnifiques faïences de Lunéville et de verreries de Walerysthâl.

Il y avait aussi un lit à baldaquin haut comme la tour de Babel, et deux petites glaces de Saint-Quirin.

Alors, lançant un dernier regard à Mathéus et lui pressant la main d’un air timide:

«Dormez bien, monsieur le docteur, dit dame Catherina en baissant les yeux, et ne faites pas de mauvais rêves.»

Elle sourit et contempla le bonhomme encore quelques secondes, puis elle referma la porte et redescendit l’escalier.

Coucou Peter, selon son habitude, était allé se coucher dans la grange.

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