Читать книгу Contes et romans populaires - Erckmann-Chatrian - Страница 6
III
ОглавлениеLes pâles rayons du crépuscule éclairaient à peine le petit hameau du Graufthal, lorsque Frantz Mathéus ouvrit les yeux à la lumière. Le coq rouge de Christina Bauer, sa voisine venait de l’éveiller par son cri matinal, au moment où Socrate et Pythagore lui posaient sur la tête des couronnes immortelles.
Cet heureux présage le mit aussitôt de bonne humeur; il tira sa culotte et ouvrit sa fenêtre pour respirer le grand air. Mais jugez de sa surprise, quand il découvrit à quelques pas du seuil Jean-Claude Wachtmann, le maître d’école, qui se promenait de long en large un papier à la main, et qui faisait des gestes vraiment extraordinaires!
Ce qui redoubla l’étonnement du docteur, ce fut de voir que Jean-Claude avait revêtu son grand habit des dimanches, et qu’il portait son immense tricorne et ses souliers à boucles d’argent.
«Maître Claude, lui dit-il, que faites-vous donc là de si grand matin?
—Je lis, répondit gravement le maître d’école sans s’émouvoir, je lis un morceau d’éloquence composé par moi-même, quelque chose qui attendrirait un cœur de rocher!»
Le geste, l’attitude et le regard imposant de Jean-Claude portèrent le trouble dans l’âme de Frantz Mathéus; il se prit à concevoir de vagues inquiétudes.
«Monsieur Claude, dit-il d’une voix émue, je n’ignore pas vos talents et vos belles connaissances, auriez-vous la bonté de me faire voir ce discours?
—Vous l’entendrez, monsieur le docteur, vous l’entendrez quand tous les autres seront réunis, répondit Claude Wachtmann en mettant son papier dans la grande poche de son habit noir; c’est devant tout le monde que je veux lire cette œuvre remarquable, fruit de mes études et de ma profonde douleur.»
Le maître d’école avait un regard auguste en prononçant ces paroles, et Frantz Mathéus se sentit pâlir:
«Martha! Martha! murmura-t-il, qu’as-tu fait? Non contente d’ébranler mon courage par tes larmes, tu profites encore de mon repos pour soulever le village contre moi!»
Hélas! l’illustre docteur Mathéus ne se trompait pas; sa perfide servante avait donné l’éveil, et le bruit de son départ s’était répandu dans tout le pays.
Georges Brenner le bûcheron ne tarda point à paraître; il lança un coup d’œil farouche vers la maison du docteur, et vint s’asseoir sur le banc de pierre près de la porte; puis arriva Christian le batteur en grange, dont tous les traits exprimaient la désolation; puis Katel Schmitt la sœur du meunier; puis tout le hameau, femmes, enfants, vieillards, comme pour un enterrement.
Mathéus, caché derrière ses vitres, frissonnait en voyant grossir l’orage; d’abord il eut l’idée de confondre cette foule ignorante, entièrement dépourvue des plus simples notions sur les trois règnes de la nature, de la faire rougir elle-même de son égoïsme, en lui démontrant d’une manière évidente que Frantz Mathéus se devait à l’univers, que ce génie sublime ne pouvait s’ensevelir au Graufthal sans commettre un crime épouvantable envers le genre humain; mais ensuite sa prudence naturelle lui fit concevoir un projet moins grandiose, quoique légitime et rempli de finesse: il résolut d’entrer tout doucement dans la cuisine, de la cuisine dans la grange, de seller Bruno et de se sauver par la porte de derrière.
Ce dessein ingénieux fit sourire le bonhomme, il se représenta la stupéfaction de maître Claude croyant surprendre le lièvre au gîte, tandis qu’il serait déjà bien loin à chevaucher sur la montagne.
Aussitôt il mit ses bas de laine tout neufs, sa grande capote brune, ses grosses bottes de fatigue, garnies d’éperons comme des roues d’horloge; il se coiffa de son feutre à larges bords, qui lui donnait un air respectable, et ouvrit sa porte avec une prudence merveilleuse... Mais en traversant la cuisine il se rappela fort heureusement l’Anthropo - zoologie, et revint à la hâte en mettre le répertoire dans sa poche.
L’illustre docteur regrettait de ne pouvoir emporter les seize volumes in-quarto, mais il en possédait tous les développements dans sa tête, ainsi que les notes, les corollaires, les renvois et une foule d’observations inédites et curieuses, résultant de ses nouvelles études.
Enfin, après un dernier regard d’adieu à sa chère bibliothèque, il se glissa tout tremblant dans l’écurie, comme un malheureux captif qui s’échappe de la main des infidèles.
Le grand jour y pénétrait déjà par les vitres ternes d’une lucarne, et la vue de Bruno ranima son courage.
Bruno était un vigoureux roussin à l’encolure massive, large du poitrail, court, épais, trapu, solide des jarrets, en un mot le digne et robuste soutien du médecin campagnard.
Chacun devait se dire, en voyant passer Mathéus sur Bruno: «Voilà bien la meilleure bête et le plus grand philosophe du pays.»
Frantz Mathéus reconnut à sa panse luisante et bien arrondie qu’il avait mangé ses deux picotins d’avoine; c’est pourquoi, sans dissertation aucune, il lui passa la bride, lui mit sa grande selle de cuir, enfonça dans l’une des fontes l’exemplaire de son répertoire; puis, avec une précipitation qui prouvait son grand désir d’échapper à l’éloquence de Claude Wachtmann, il conduisit le cheval dans la grange, leva la barre et ouvrit la porte à deux battants.
Mais on ne saurait s’imaginer la colère et l’exaspération du docteur, lorsqu’il vit autour de la porte tout le village réuni, Jean-Claude Wachtmann en tête, Hubert le forgeron à sa droite, et Christina Bauer à sa gauche. Une rougeur subite empourpra sa figure vénérable, et ses yeux, d’habitude calmes et méditatifs, lancèrent les éclairs d’une noble indignation
Il se mit brusquement en selle et s’écria:
«Faites place!»
Mais la foule ne bougea point, et maître Frantz crut même apercevoir un sourire moqueur sur toutes les lèvres, comme pour le défier de sortir.
«Allons, mes amis, faites-moi donc place, reprit-il d’un ton moins décidé ; je vais voir mes malades dans la montagne.»
Ce mensonge, contraire à son système, lui coûta beaucoup; et pourtant les paysans, qui connaissaient toute sa bonté, n’en tinrent aucun compte.
«Nous savons tout, s’écria la grosse Catherine en feignant de verser des larmes dans son tablier, nous savons tout! Martha nous a tout dit: vous voulez quitter le village.»
Mathéus allait répondre, quand Jean-Claude Wachtmann, d’un seul geste, imposa silence à tout le monde; puis il vint s’établir en face du docteur pour l’accabler de ses regards, tira majestueusement ses lunettes de leur étui, les enfourcha sur son grand nez, déploya son papier d’un air grave, promena de nouveau ses regards sur la foule, pour lui commander l’attention, et se mit enfin à lire le chef-d’ œuvre suivant, d’un accent solennel, en s’arrêtant aux points et aux virgules et en gesticulant comme un véritable prédicateur:
«Quand le grand Antiochus, empereur de Ninive et de Babylone, forma le dessein ambitieux de sortir de son royaume, pour aller faire la conquête des cinq parties du monde, dans le but coupable de se couvrir de lauriers, son ami Cinéas lui dit: «Grand Antiochus,
«illustre rejeton de tant de rois, empereur de
«Babylone, de Ninive et de la Mésopotamie,
«terre située entre le Tigre et l’Euphrate;
«guerrier magnanime et invincible, daignez
«prêter l’oreille aux paroles touchantes de
«votre ami Cinéas, homme sensé qui se pros-
«terne à vos genoux et qui ne peut vous don-
«ner que les meilleurs conseils... Qu’est-ce
«que la gloire grand Antiochus, qu’est-ce
«que la gloire? Une vaine fumée, semblable
«à une ombre épaisse qui n’a pas le moindre
«corps pour la soutenir... La gloire! le fléau
«de l’humanité, qui renferme la peste, la
«guerre et la famine, l’opprobre et la désola-
«tion! Quoi! illustre Antiochus, vous voulez
«abandonner votre femme, une auguste reine
«toute remplie de vertus, et vos pauvres en-
«fants qui se tordent les bras et se couvrent
«de cendres? Quoi! vous auriez l’âme assez
«dure et perverse pour précipiter dans l’a-
«bîme de la désolation ce peuple qui vous
«adore, ces femmes nubiles, ces hommes
«mûrs, ces enfants à la mamelle et ces vieil-
«lards aux cheveux blancs comme la neige
«du mont Ida, dont vous êtes en quelque
«sorte le père?... Vous entendez leurs cris,
«leurs larmes... leurs...»
Il ne put continuer, car la foule se prit d’un seul coup à fondre en larmes; les femmes sanglotaient, les hommes soupiraient, les enfants piaillaient et toute la maison était remplie de gémissements.
En ce moment Claude Wachtmann se dressa sur la pointe des pieds et promena son grand nez de droite à gauche, pour s’assurer que chacun faisait son devoir. Il aperçut le petit Jacques Purrus, enfant incorrigible, qui venait de grimper sur l’échelle de la grange, et retenait par la queue le chat gris de la vieille Martha, ce qui faisait pousser des miaulements lugubres à la pauvre bête. Il lui fit un signe menaçant du doigt, et le petit drôle, se rappelant ses ordres, jeta des cris perçants comme la trompette du jugement dernier.
Alors Claude Wachtmann jouit de son triomphe, car on n’avait jamais rien entendu de pareil.
La figure de Frantz Mathéus exprimait la consternation; cependant lorsqu’il entendit Cinéas parler au grand Antiochus, un sourire imperceptible effleura ses lèvres; il fit encore un pas, de sorte que la tête de Bruno se trouvait en dehors du cercle.
Jean-Claude leva la main, et tout le monde se tut comme par enchantement.
«Illustre docteur Mathéus, reprit-il, semblables aux habitants de Babylone...»
Mais au même instant Frantz Mathéus, sans écouter la fin, piqua des deux et Bruno partit comme un ouragan à travers haies, jardins, moissons, broussailles, écrasant les choux de l’un, les navets de l’autre, le blé de celui-ci, l’avoine de celui-là, enfin comme un véritable possédé.
Les cris de la foule le poursuivaient, mais il ne tournait pas seulement la tête et traversait déjà la grande prairie communale.
Jean-Claude avait la figure longue et jaune comme un cierge, il levait ses grands bras et criait:
«Je n’ai pas fini, je n’ai pas encore lu le passage de Nabuchodonosor changé en bœuf par orgueil, avec des plumes d’aigle! Écoutez donc!... Jacques!... Hubert!... Christian!»
Quand le grand Antiochus... (Page 7.
Mais personne ne voulait l’entendre, tout le village était aux trousses de Mathéus; on hurlait, on sifflait, les chiens aboyaient; on aurait dit la fin du monde.
Bientôt on revit l’illustre docteur gravir au galop le Falberg; il avait traversé la Zinsel à la nage; il se tenait au cou de Bruno et les basques de sa grande capote flottaient en l’air, tant il allait vite.
Enfin il disparut dans les bois, et les paysans se regardèrent l’un l’autre tout ébahis.
Jean-Claude voulut alors reprendre la continuation de son beau discours, mais chacun lui tournait le dos en disant:
«A quoi sert ton discours, puisque nous avons perdu notre bon docteur? Ah! si nous avions su! on l’aurait retenu par la bride!»
Et voilà comment l’illustre docteur Frantz Mathéus, grâce à sa résolution héroïque, à sa présence d’esprit et aux vigoureux jarrets de Bruno, parvint à reconquérir son indépendance.